Une adaptation de ma nouvelle L’OGRESSE, parue aux éditions Guntën dans le recueil du même nom.
Séquence 18 :
Sur le toit-terrasse.
Heidi bouquine.
Marjolaine l’appelle d’en bas, apprêtée pour la ville (et un rendez-vous avec Sharif) : féminine, jolie jupe et sandales mauresques élégantes.
Marjolaine :
Je vais en ville, tu as besoin de quelque chose ?
Heidi :
Non.
Marjolaine :
Ne m’attend pas, je déjeune avec Sharif.
Heidi :
Okay…
Heidi observe Marjolaine monter dans sa voiture, démarrer et s’éloigner.
Elle reprend sa lecture. Raïssa la rejoint et se plante devant elle, en colère.
Raïssa :
Ma petite fille, faut que j’ti parle !
Heidi :
Qu’est-ce qui se passe ?
Raïssa :
Y s’passe que ci plus le temps des colonies. Ji suis pas une esclave. Si ta mère elle continue à me traiter comme même le chien on le traite pas comme ça, ça va plus. Non, ça va plus di tout di tout di tout !
Heidi pose son livre.
Heidi :
Tu sais, elle ne va pas bien fort, ces derniers temps. Je crois qu’elle a des problèmes…
Raïssa :
Son problème, ci qu’elle m’cherche la misère tout le temps di matin au soir ! Tout ci de ma faute. Tout ce qui si passe, c’est Raïssa la coupable… J’ti jure, ma fille, j’aime bien ta maman, ji t’aime bien toi, j’aime bien travailler chez vous, mais si ta mère continue ça va plus aller di tout di tout di tout…
Heidi :
Raïssa…
Raïssa :
Si elle fait comme ça pour trouver c’est des prétextes pour me renvoyer, ti peux lui dire : ci pas la peine. Moi ji m’en vais et puis ci tout. Ci pas moi qui va lui chercher des histoires et tout et tout.
Heidi :
Allez, sois sympa, on peut être patientes, non ?
Raïssa :
Oui ben ça commence à bien faire comme ça, la patience !
Raïssa s’éloigne.
Heidi :
Eh, Raïssa… Je vois bien que tu es fatiguée. Maman ne rentre pas pour midi. Tu n’as qu’à prendre ta journée.
Raïssa accepte de la tête disparaît dans l’escalier. Heidi pousse un gros soupir et reprend sa lecture.
Séquence 19 :
Crépuscule.
Heidi revient de courir. Elle regarde l’emplacement vide de la voiture, marquée par une tâche grasse.
Heidi :
Pas encore rentrée. Elle s’emmerde pas, quand même …
Nuit noire. Heidi lit dans le salon. Bibine la dérange en geignant. Heidi la caresse et joue avec elle.
Heidi :
Elle arrive. Elle se fait sauter, ta maman chéri. E’s’fait sauter… E’s’fait sauter, la maman…
Séquence 20 :
Cuisine. Heidi finit de manger. Elle regarde la pendule. 20 H 00.
Séquence 21 :
Salon. Heidi fait une réussite. Elle regarde l’heure : 21 H 30.
Séquence 22 :
Plan sur la pendule : 22 H 20.
Bibine se dresse sur ses pattes et jappe. On entend le bruit du portail qu’on ouvre.
Marjolaine entre. Elle est épuisée, sale, en sueur, mais bizarrement naturelle et souriante.
Plan sur ses pieds qui sont gravement écorchés par les lanières des sandales. Plaies ouvertes. Présence de sang.
Elle se laisse tomber sur une chaise.
Marjolaine :
Excuse-moi, ma chérie, je suis en retard…
Heidi (effarée) :
Ben… Où t’étais ?
Marjolaine :
En ville.
Heidi :
Mais… Comment tu es rentrée ?
Marjolaine :
A pieds.
Heidi :
Maman ! Ça fait plus de dix kilomètres !
Marjolaine (insouciante) :
Je sais… J’avais envie de marcher.
Heidi :
Et la voiture ?
Cette fois, Marjolaine accuse la surprise. Elle réfléchit un instant, sourcils froncés, puis murmure :
Marjolaine :
J’avais pris la voiture ?
Heidi :
Oui, maman.
Les deux femmes se regardent, effrayées.
Séquence 23 :
En ville.
Heidi et Marjolaine sortent d’un hôtel et montent dans un taxi.
Le taxi les dépose devant un hôpital.
Séquence 24 :
Heidi et Marjolaine assises parmi d’autres patients dans une salle d’attente.
Marjolaine est nerveuse.
Il y a de la folie autour d’elles : un patient se cure le nez de façon exagérée. Les chaussures d’un autre portent des lacets de couleurs différentes.
Alors qu’un patient appelé disparaît dans le cabinet de consultation, Marjolaine se lève d’un bond avec l’intention de s’enfuir, mais Heidi l’en empêche.
Séquence 25 :
Suite de scènes rapides :
Marjolaine subit une prise de sang de la part d’une très vieille infirmière aux mains tremblotantes.
Marjolaine en chemise d’hôpital allongé sur la couchette d’un IRM. Dans la cabine, la doctoresse qui surveille l’opération mange un énorme sandwich. La garniture dégouline sur son menton.
Marjolaine passe des tests de mémoire, avec des cartons de papier sur lesquels des mots sont inscrits. Le docteur qui la supervise est étrangement accoutré, cheveux longs, chemise de couleur voyante et nœud papillon trop gros.
Séquence 26 :
Chambre d’hôtel. Marjolaine dort. Il y a des somnifères sur la table de nuit.
Assise dans un fauteuil, Heidi, inquiète, veille sur le sommeil de sa mère.
Séquence 27 :
Un cabinet de docteur.
Marjolaine :
Alzheimer ? La maladie d’Alzheimer ? Vous êtes sûre ?
Docteur :
Disons qu’à 95%, c’est le diagnostic.
Marjolaine :
Mais c’est une maladie de vieux !
Docteur :
Malheureusement, il y a des cas d’Alzheimer précoces…
Marjolaine se tourne vers Heidi, assise à côté d’elle. Elles se prennent la main.
Séquence 28 :
Dans une bibliothèque.
Marjolaine lit à voix basse dans un livre un article sur la maladie d’Alzheimer. Heidi écoute.
Marjolaine :
Bon alors, c’est incurable, ça, on le savait… Troubles de la mémoire qui vont en s’aggravant… Apparition de troubles du langage et de l’élocution… bla, bla, bla… Logorrhées délirantes, répétitives, hystériques et paranoïaques…
Elle regarde Heidi et plaisante :
Marjolaine :
Ça ne nous changera pas beaucoup, ça, pas vrai ?
Heidi au bord des larmes pouffe de rire.
Marjolaine (reprenant sa lecture) :
Ensuite, perte de la notion du temps, puis perte de celle d’espace… Bla, bla, bla… Oui, en gros, je vais en arriver à me perdre dans ma propre maison…
Elle referme le livre.
Marjolaine :
Décidément j’aurais toujours été en avance, dans ma vie. J’ai été orpheline trop jeune. J’ai baisé trop jeune. Je me suis mariée trop jeune. J’ai été veuve trop jeune. Et maintenant je vais devenir sénile trop jeune…
Heidi éclate en sanglots. Marjolaine la cajole.
Marjolaine :
Allons, ma chérie. N’en fais pas une tragédie. Je ne vais pas me transformer en légume dés demain. On a encore du temps devant nous. Et puis on va se battre, hein ? On va se battre !
Heidi l’approuve à travers ses larmes.
Séquence 29 :
Heidi nage. Une nage d’effort, pour se vider, pas une nage de plaisir. Elle sort de l’eau essoufflée et titubante. Se laisse tomber sur le sable et se recroqueville.
La caméra s’approche d’elle. On se rend compte qu’elle sanglote.
Séquence 30 :
Nuit.
Le patio est éclairé. Certaines pièces aussi. Atmosphère de fête. On aperçoit Raïssa qui s’affaire à la cuisine.
Marjolaine se maquille devant son miroir. Derrière elle, Heidi, qui a fait elle aussi un effort de toilette, se moque gentiment d’elle.
Heidi :
Mais oui, t’es belle !….
On entend le moteur de la moto de Sharif qui s’arrête devant la maison.
Marjolaine :
Putain, le voila !
Heidi :
Tranquille, tout ce passera bien.
Séquence 31 :
Elles accueillent Sharif au portail. Il est sur son trente et un, viril, plein d’assurance. En découvrant ces dames, il exagère son admiration.
Sharif :
Mesdames… Je veux dire : Vos Majestés Royales !
Il s’incline devant Marjolaine. Bises. Marjolaine s’éloigne vers la salle à manger. Sharif retient Heidi.
Sharif :
Il faut que je te parle…
Il la prend par les épaules. Lui parle yeux dans les yeux.
Sharif :
Je veux que tu saches que je suis avec toi, Heidi. On est ensembles. Toi et moi, on doit être soudés. Un équipage. Comme sur un bateau. Un bloc… (Il lâche les épaules d’Heidi et brandit ses deux poings serrés devant son visage) Un bloc, Heidi, toi et moi, pour ta maman !
Heidi est touchée. Elle se laisse aller en avant contre lui. Il referme ses bras sur elle, qui pose sa tête sur son épaule, soulagée.
Heidi :
Merci.
Séquence 32 :
Le repas en cours. Atmosphère joyeuse.
Raïssa apporte un tajine de poulet.
Marjolaine se saisit de la louche et s’adresse à Sharif.
Marjolaine :
Sharif te je se… Je te se… Te se je…
Gros plan sur elle, son regard éperdu, larmes au bord des yeux. Elle prend une grande inspiration.
Marjolaine :
Je te sers !
Satisfaite d’avoir pu éjecter le mot, elle reprend une inspiration et se lance.
Marjolaine :
Du pou…. Pou-ou-ou… Pou-ou-ou…
Heidi se mord les lèvres. Sharif serre les poings sur sa serviette. Une expression de dégoût passe sur son visage.
Marjolaine (criant) :
POU-OU-OU-OU… TEUSS… TEUSS… SERS DU POU-OU-OU…
Elle ferme la bouche. Gros plan sur son visage. Les larmes coulent.
Après quelques secondes, elle baisse la tête, vaincue.
Séquence 33 :
Devant la maison. Sharif sur sa moto. Heidi devant lui. Il démarre.
Heidi :
Reste, s’il te plait…
Sharif :
Je te dis que j’ai des rendez-vous tôt demain !
Heidi :
Putain, Sharif, ne fais pas ça !
Sharif :
Puisque je te dis que je ne peux pas !
Il embraye. Heidi a juste le temps de s’écarter. Le feu arrière de la moto s’éloigne et disparaît.
Séquence 34 :
Cuisine. Table dressée pour le petit déjeuner.
Raïssa fait la vaisselle de la veille.
Marjolaine est assise, pensive.
Présence de Bibine.
Heidi entre, fait la bise à Raïssa, puis s’approche de Marjolaine.
Heidi :
Ça va ?
Marjolaine :
C’est la première fois que je me fais plaquer.
Heidi :
Tu ne vas pas t’en faire pour ce type, non ? C’est juste un enculé ordinaire !
Raïssa (sursautant) :
Ouh là là !…
Marjolaine :
Peut-être, mais il baisait bien.
Raïssa (levant les yeux au ciel) :
Oooooooh !…
Heidi :
Et puis ?… Un de perdu, dix dans le cul !
Elles pouffent de rire. Derrière, Raïssa prend l’air outré, puis rigole à son tour.
Raïssa :
Qu’est-ce qu’y faut pas entendre comme ça avec vous toutes li deux, alors !
Heidi et Marjolaine éclatent franchement de rire.
Raïssa :
La vérité, ci les deux que vous êtes aussi folle l’ine que l’autre elle est folle !
Séquence 35 :
Succession de plans muets :
Heidi monte sur le toit-terrasse. Elle découvre Marjolaine qui lui tourne le dos, le regard perdu sur le paysage, le visage triste.
Sur la plage. Marjolaine marche, triste. Heidi l’observe de loin.
En passant devant la chambre de Marjolaine, Heidi entend des gémissements. Elle glisse la tête à la porte et découvre Marjolaine en train de pleurer.
Séquence 36 :
Heidi sort de la maison en poussant un vieux vélo qu’elle enfourche.
Heidi roule au milieu du bled.
Heidi entre en ville.
Séquence 37 :
Heidi arrive dans une entreprise : chantier naval ou conserverie, ou garage.
Elle traverse la zone de travail et entre dans le bureau.
Séquence 38 :
Sharif, un dossier ouvert à la main, grimace en voyant Heidi débouler.
Sharif :
Heidi ! Qu’est-ce que tu fous-là ? Je travaille, moi…
Heidi se laisse tomber sur la chaise des visiteurs. Elle allume une cigarette et souffle la fumée au visage de Sharif.
Il grimace, excédé, mais la ferme devant la détermination visible d’Heidi.
Sharif :
Bon… Finalement, c’est bien que tu sois venue… Enfin, je veux dire, puisque tu es là… Euh… Comment va ta mère ?
Heidi souffle la fumée, agressive.
Heidi :
A ton avis ?
Sharif soupire, cherche des mots mais ne trouve rien.
Heidi :
Tu lui manques, t’es au courant ?
Sharif la dévisage un moment. Il n’essaie plus de tergiverser. On sent qu’il a réfléchi au problème. C’est le moment de vérité. Il se laisse aller en arrière sur son fauteuil.
Sharif :
D’accord. Ecoute, Heidi, c’est simple : je n’ai pas la force d’affronter ça. J’ai cru que je pouvais, mais non, je ne peux pas. Je n’ai pas ce genre de courage.
Heidi :
Comme tu dis : c’est simple. Tu ne trouves pas ça trop simple, des fois ?
Sharif balbutie, incapable de trouver des arguments. Finalement, il répète :
Sharif :
Il faut que tu comprennes : je n’ai pas le courage…
Heidi :
Tu es un lâche !
Sharif :
Peut-être.
Heidi :
Un trouillard et un salaud !
Sharif :
Okay. D’accord…
Heidi se lève d’un bond.
Heidi :
T’as pas de couilles !
Cette fois, Sharif est touché. Il fronce les sourcils, vexé.
Sharif :
Bon, ça suffit, maintenant c’est pas la peine de m’insulter…
Heidi lui envoie sa cigarette sur la poitrine et lui crache au visage.
Heidi :
Bouffon !
Elle tourne les talons et sort de la pièce.
Sharif chasse la clope de sa chemise, s’essuie le visage. Il reste pensif un moment, puis secoue la tête, évacuant le problème et reprend son dossier.
Séquence 39 :
Devant le fourneau de la cuisine, Marjolaine regarde une photo de Sharif.
Elle la jette dans le feu.
Plan sur la photo qui se consume dans les flammes.
Séquence 40 :
Heidi et Marjolaine marchent le long de l’océan.
Heidi :
Maman, pourquoi on ne rentre pas en France ?
Marjolaine :
En France ? Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, là bas ?
Heidi :
Il y a des docteurs…
Marjolaine :
Ils ne peuvent rien pour moi. Des toubibs, il y en a ici.
Heidi :
Oui, mais…
Marjolaine :
Il me reste à peine assez de fric pour nous permettre de survivre ici. Sans la pension de ton père, on ne pourrait même pas louer la maison. Il y a des années que je n’ai rien écrit. Personne ne veut plus me publier et ce n’est pas maintenant que je vais pondre le prix Goncourt. En France, c’est simple : on sera mortes toutes les deux en un rien de temps. Qu’est-ce que tu vas faire, Bosser ?
Heidi :
Pourquoi pas ?
Marjolaine :
Tu n’as pas de diplôme, tu ne sais rien faire. Ou tu crois que tu vas te retrouver ? Dans un supermarché ? A l’usine ? Tu vas faire des ménages ?
Heidi :
Pourquoi pas ? Y’en a bien qui le font.
Marjolaine :
Tu ne sais pas ce que tu dis….
Elles marchent en silence. Après un moment, Marjolaine s’immobilise pour contempler l’océan.
Marjolaine :
On n’a personne en France. Pas de famille. Enfin, le peu que j’ai, je suis fâché avec. C’est moi qui ai voulu vivre comme on vit. C’est moi qui ai cru qu’on pouvait être libre. Et on est libres, d’une certaine manière. Je n’ai plus le choix, Heidi. Je dois aller jusqu’au bout. Maintenant, si toi, tu veux partir, je ne me sens pas le droit de te retenir. On partage l’argent qui me reste et tu retournes en France. Moi, je reste là.
Heidi réfléchit un moment, puis fait « non » de la tête.
(A suivre)