Le matin du 6 janvier, je me suis réveillé tard, comme souvent quand je m’emplis de pilules.
Luna dormait toujours, enfouie sous les couvertures dont émergeait seul son toupet de cheveux noirs mouchetés de rouge.
J’avais la tête lourde et l’âme un peu amère, inquiète, comme coupable. Cet état que je connais indiquait que, malgré la profondeur du sommeil dû aux cachets, j’avais été la proie de maints cauchemars, bien que je ne m’en souvienne plus.
En outre, j’avais à coup sûr trop picolé la veille et me sentais nauséeux, comme si j’avais mangé quelque chose qui ne « passait » pas bien.
Ayant gagné la cuisine, j’ai relancé le fourneau, me suis fait un café fort et j’ai versé une dose de Pontarlier dedans, l’anis étant, c’est connu, un remède efficace contre ce genre de désagrément.
Dehors, le ciel bas et noir répandait sur la rivière et la forêt nue une lumière lugubre de crépuscule. L’obscurité rendait terne, d’une teinte de drap négligé, les congères au bas de mes murs.
À cause de toute cette neige qui fondait avant qu’une nouvelle tombât, sans compter les masses terribles qui devaient s’abattre sur les monts du Haut-Doubs, en amont, près de ses sources, la Loue était à son plein, gonflée et brune, à la limite d’un départ en crue.
Au barrage, sous mes fenêtres, elle se fracassait en une de ses tempêtes d’écume jaune effervescente, une vague rectiligne bouillante tout au long dont surgissaient continuellement, éphémères et furieuses, des gerbes semblables à des vagues d’océan en courroux contre un pied de falaise. Une souche d’arbre s’y trouvait piégée, roulant et dansant dans le tumulte, semblant se débattre, jetant parfois vers le ciel une racine noire et tordue comme l’appel au secours du bras d’un noyé.
Je me suis habillé chaudement et je suis allé au poulailler.
Pour rien : par les grands froids, les poules ne pondent guère. Même ma berrichonne s’était abstenue.
Ça m’a déçu parce que j’aurais aimé servir un œuf à Luna au petit déjeuner, bien que depuis un moment elle se contentât de les manger en silence sans clamer qu’elle n’en avait jamais bouffé de si savoureux, putain, waoh, trop bon, comme elle le faisait les premiers temps, me rendant heureux.
M’en revenant, j’ai ramassé une brassée de bois à l’écurie et l’ai portée à la cuisine, dans l‘espace qui sert à ça, entre le mur et le fourneau.
À ce moment-là, j’ai réalisé que le lendemain serait le premier dimanche de janvier, donc l’Épiphanie. Je suis aussitôt ressorti et me suis mis en route vers Saint-Mesmin, dans l’idée d’acheter chez Collez une galette à la frangipane.
– On va bien rire, avec Luna, me disais-je.
On allait se tirer les rois et se sacrer souverains l’un l’autre, nous coiffant de ces idiotes de couronnes en carton doré. Et on viderait une bonne bouteille de Crémant, vin de fête s’il en est. Avec le vague mal à l’estomac qui m’occupait toujours, l’idée de grandes rasades d’une boisson pétillante me plaisait bien.
– Et puis, tiens, pensais-je, je pourrais m’arrêter chez Florette boire un demi bien frais…
J’étais à peine engagé sur le Bord-d’eau que le ciel prometteur de neige s’est décidé à tenir parole. Il a lâché d’abord une pluie de légère poussière blanche, puis de grains qui filaient dans l’air froid, enfin une vraie averse de gros flocons dodus qui tombaient drus et tout droit, emportés par leur poids.
C’est au travers de ce brouillard neigeux qu’à l’approche du village j’ai aperçu des gyrophares bleus et rouges, puis, me rapprochant, les silhouettes d’un afflux de véhicules et de gens sur la place de la Fontaine, autour de La Grenouille Gourmande.
Quand je suis arrivé sur les lieux, deux pompiers poussaient une femme sur un brancard roulant qu’ils s’apprêtaient à enfourner dans leur camionnette rouge. Je reconnus dans la silhouette évanouie Sandrine Ménard, une jeune femme du village chargée de quatre enfants qui survivait en faisant des ménages. Et notamment, tous les matins des jours ouvrables, celui de La Grenouille.
Il y avait d’autres pompiers, des voitures de gendarmerie, une bonne dizaine de pandores en uniforme, aux visages soucieux, et environ vingt villageois attroupés.
J’avisai Joseph, coiffé d’une casquette bombée de gentleman et emmitouflé dans une canadienne en mouton retourné.
– Quoi qui y’arrive, à la Sandrine ? ai-je demandé.
Il s’est tourné vers moi, le visage livide et les yeux effarés.
– C’est la Florette qu’est morte, là dedans.
– Vingt dieux !
– La petite l’a trouvée en arrivant ce matin pour le ménage. Dans la cuisine. Tu parles que ça l’a chamboulée !
Il a relevé le menton, arborant l’expression suffisante qu’il prenait pour étaler sa science, les moustaches plus en guidon de vélo que jamais :
– C’est ce qu’on appelle un choc traumatique…
Garance Losserain sortait de chez Florette à la suite de deux gendarmes. Elle toujours si pleine d’allant semblait désemparée. Les bras ballants, elle a tourné plusieurs fois sur elle-même avant de s’appuyer contre le mur du restaurant, la bouche ouverte comme une truite sortie de l’eau, regardant sans la voir vraiment la petite foule que nous formions.
Gradube nous a remarqués et s’est approché.
– C’t’horrible, s’est-il écrié. Paraît qu’y a eu des tortures pas croyables. Et puis y a aussi la p’tite Arabe qu’est morte, égorgée comme un mouton, qu’y paraît.
– Vingt dieux ! avons-nous répété en chœur, Joseph et moi.
La petite Jennifer Collez était écroulée en sanglots dans les bras de son mari, le boulanger. J’ai compris que c’était fichu pour ma galette des rois.
Joseph a levé un doigt professoral :
– Mes amis, l’heure est grave : le tueur en série de Saint-Mesmin a encore frappé !
De toute la scène se dégageait une impression d’étrangeté.
On eut dit qu’elle ne se déroulait pas vraiment.
Qu’il s’agissait d’une sorte de rêve.
Peut-être la raison en était-elle ce flot de neige qui brouillait tous les contours et étranglait de silence chaque son ?
Les gendarmes figés au maintien sévère, la pose éplorée de Garance, la tête de la boulangère enfouie dans l’épaule de son mari, la pâleur de cadavre de la petite femme de ménage sur son brancard, aux deux tiers recouverte d’une couverture dorée de survie...
Toute cette fresque, j’avais l’impression de la contempler au travers d’un poste de télévision mal réglé, à l’heure d’une tragédie d’informations régionales.
Mémère le commandant Berthelet est sortie à son tour du restaurant. Elle a posé une main réconfortante sur l’épaule de Garance, lui a glissé quelques mots, puis a tourné son visage maigre vers nous. Son regard s’est posé sur moi et s’y est fixé.
Dur.
Mortellement sérieux.
Inquisiteur.
Flicard.
On s’est affrontés ainsi pendant quelques instants, les yeux dans les yeux, à une vingtaine de mètres l’un de l’autre.
C’est moi qui ai rompu le contact : j’ai tourné le dos et je suis reparti.
(À suivre)