Message personnel à l’attention du Dajarra Roo’s killer, qui se reconnaîtra : j’avais oublié.
On arrivait à décembre.
Luna et moi continuions d’aller dîner à La Grenouille quasiment tous les soirs. Elle, c’était pour voir sa copine, moi…
Moi…
Oh moi, je savais que la commandante Berthelet avait touché juste.
Musaraigne ! Elle avait beau être désagréable, fureteuse, irritante comme une tique de printemps, il n’empêche qu’elle savait chercher les choses, les trouver et réfléchir à leur sens.
« Vot’ Luna c’t’un pôpillon », m’avait-elle dit.
Elle avait raison : une jolie vanesse-des-chardons aux ailes de velours sombre tigré de roux, une vanessa cardui à la douceur apparente, une belle–dame migratrice de haut vol qui était venue se poser dans mon existence par hasard, s’y était trouvée bien par caprice et allait en repartir au premier vent favorable.
Je suis sans doute un grand blessé de l’âme, comme on dit dans les romans édifiants, un tortionnaire authentique, un assassin patenté d’une patente renouvelée des dizaines de fois, une brute de guerre, mais je ne suis pas un idiot. J’en étais conscient : les jours, peut-être même les heures avec Luna étaient comptés.
Un papillon, l’homme a beau s’émerveiller de ses chamarrures quand elles lui apparaissent dans la lumière du printemps revenu, il peut pleurer de joie et d’émotion devant la grâce dansante de son vol d’une fleur nouvelle à une autre, eh bien le papillon, lui, il s’en fout.
Alors…
Préférant malgré tout du temps partagé à pas de temps du tout, j’accompagnais Luna quand elle allait voir sa grosse maîtresse.
Je restais seul à ma table tandis que Luna rejoignait Florette à la cuisine. Je les écoutais plaisanter et rire et se chauffer les sens avec des sous-entendus gaillards de dessous la ceinture.
Mangeais sans trop d’appétit le jambon de Luxeuil, la boîte chaude de Mont-Dore ou la saucisse de Montbéliard aux lentilles vertes, les spécialités de la maison.
Buvais sans soif de grands pichets de Chardonnay du Jura que m’apportait Sabrina, pour l’heure éconduite, humiliée, dégradée du rang de compagne à celui de simple serveuse. Elle penchait sur ma table son beau visage d’acajou impassible. Ses grands yeux noirs berbères cherchaient les miens, s’y plongeaient, s’y fixaient, si bien qu’on se regardait de longues secondes en silence, complices d’une même étrange, amère et douloureuse jouissance.
Je repartais souvent sans Luna, congédié d’un distant :
– M’attends pas, va !
Refermais sur moi la porte du restaurant, ignorant les coups d’œil compatissants des habitués du comptoir, le Joseph, Gradube, Lionel Queuillard et les autres, sourds à leurs commentaires à mi-voix, à chuchotis, à fourbe voix.
Les « Ce pauv’Braco ! ».
Les « L’a bien cherché, remarque… ».
Les « Qu’est-ce que tu veux, une jeunesse pareille! »…
M’en retournais au Moulin-Buisson par le chemin du Bord-d’eau, à travers la pluie de ce froid novembre, dans la nuit noire, sous le ciel de nuages sans lune ni étoiles, me répétant à chaque pas que ce n’était pas si grave, que ça n’aurait qu’un temps et qu’il y avait sur terre des légions d’hommes plus malheureux que moi.
À l’approche de Noël, la destinée a bien voulu mettre fin à ce purgatoire pour m’offrir ce qu’il faut bien nommer, compte tenu de ma mort prochaine, mes derniers jours de bonheur.
Ce ne fut pas grand chose.
Juste une aumône à un maudit.
Quelques piécettes sans poids abandonnées par un bourgeois sortant d‘une messe hivernale dans la paume d’un miséreux sur les marches glacées du parvis.
Mais tout de même…
D’abord, il y a eu un redoux porté par une brise d’ouest tendre comme du duvet qui a chassé les gelées des aubes. Elle a remplacé la pluie glaçante qui s’acharnait sur nous depuis des semaines en de rares ondées fines, légères et presque joyeuses, semblables à des embruns d’océan. Le vent doux a lavé le ciel de ses noirceurs pour les troquer contre des nuages pâles, un peu cotonneux, qui poussaient la gentillesse jusqu’à s’effilocher de temps en temps pour nous laisser voir un soleil rond et net comme médaille, d’une blancheur de crème de lait.
Tant et si bien que le fouillis de branches noires des arbres nus s’est mis à danser gaiement sous la caresse de ce souffle venu des mers lointaines.
Que les mésanges encagnardées dans leurs trous de murs, leurs rebords de toits et toutes les cabanes à oiseaux que les gens placent à leur disposition, se sont mises à chanter, croyant au regain.
Que même nous autres, les humains, avons pu nous remettre à sourire un brin.
Et puis ensuite et surtout, il y a eu, comme attirée dans la contrée par la soudaine clémence des éléments, la jolie et joliment prénommée Marie-Agathe…
Celle-là, elle a débarqué de Paris pour passer les vacances de Noël dans sa famille, un couple de citadins qui a racheté il y a deux ou trois ans une maison du village, dans la rue des Forges, la venelle tortueuse au-dessus de la place de la Fontaine. Une belle bâtisse à la comtoise, assez petite, serrée qu’elle est entre deux autres, mais trapue, avec un large toit bien pentu, laissée vacante par le décès, à plus de quatre-vingt dix ans d‘une certaine Léonce Collez, une lointaine cousine des boulangers.
Cette Marie-Agathe était une jeune trentenaire mignonne comme tout, avec des cheveux noirs coupés très courts, rasés sur les tempes et la nuque. Elle était très mince, à la limite de paraître maigre, toujours moulée dans des pantalons fuseaux et des pulls shetland trop petits qui ne révélaient, en guise de poitrine, que deux boutons quasiment imperceptibles. Elle arborait en outre des grands yeux bleus de cinéma et un sourire de dents éclatantes qui aurait attendri un ogre. Quant à ses manières de marcher, de parler et de se comporter, empreintes de la sûreté de soi que donne l’éducation bourgeoise, elles trahissaient une naissance dans le confort.
Une de ces filles de ce temps, campée sur des bottines de chevreau, dont toute l’attitude proclame haut et fort que les hommes, les mâles, les mecs, ça va bien merci, et qu’on saura bien se débrouiller entre filles pour le plaisir au lit et l’organisation générale de l’existence.
Autant dire qu’aux yeux de Florette, l’apparition à son comptoir de cette élégante émanation de la grande ville a soudain renvoyé Luna au statut de poupée usée, délaissée, devenue grasse et laide, rejetée dans un fond de placard par une gamine trop gâtée !
Dès le premier soir, Marie-Agathe a été admise à la cuisine dont, du coup, Luna s’est trouvée congédiée. Forcée de venir manger avec moi, elle a dû supporter d’entendre tout au long du repas les grands rires séducteurs de Florette :
– Alors comme ça tu viens de Paris… Eh bé té, dis donc c’est chouette, ça, c’est sympa, hé… Il y a pleins de jolis coins aux alentours, je te montrerai, pitchoune…
Avec en prime les regards de Sabrina quand elle venait à notre table, portant ci ou ça, qui clamaient à l’évidence, bien que son visage restât neutre : « Bien fait pour toi ! »
On est quand même revenus le surlendemain.
Luna est allée rejoindre Florette dans son petit bureau derrière la cuisine, qui sert à tout ce qui est paperasse, d’où sont bientôt montés les éclats de voix d’une dispute. Pendant ce temps cette pimprenelle de Marie-Agathe se délectait, accoudée au comptoir devant un Pontarlier, et, tout en pianotant sur son smartphone, faisait la gentille au bénéfice du grand Joseph qui s’en tortillait de plaisir.
Luna est revenue dans la salle et m’a craché :
– On y va !
– Tu veux pas manger ?
– On y va, j’te dis !
On est rentrés par le Bord-d’eau, le long de la rivière grondante, encore grosse de toutes les pluies de novembre. Une demi–lune suspendue au milieu du ciel la saupoudrait d’éclats blancs, semblant des esquilles d’os qui auraient dansé la sarabande par-dessus les tumultes.
Je marchais derrière elle qui faisait le dos rond, les mains enfoncées dans les poches du caban qu’elle m’avait piqué, la tête planquée dans le col relevé, figure de l’enfant vexé qu’elle était.
J’aurais voulu lui dire qu’elle aurait dû s’y attendre, que Florette n’avait jamais fait mystère de son goût pour le plaisir.
Qu’elle avait eu des histoires de lit avec toutes les femmes de la région ayant la même inclinaison qu’elle, et en avait séduites et initiées nombre d’autres.
Qu’elle aimait la conquête autant qu’un homme et ne se privait pas de raconter ses victoires à qui voulait les entendre, de s’en réjouir à voix haute, de s’en vanter en long, en large et en travers avec les accents d’un soudard.
Que cette damnée garce adorait le bon manger, le bon boire, le bien rire et le bien baiser. Qu’elle considérait que sa vie n’avait du sens que si elle pouvait exulter tout son soûl. Qu’une gamine des routes, une punkette surgie de nulle part, jeune, fraîche et naïve, n’avait jamais pu être à ses yeux qu’un agréable joujou dont elle se débarrasserait après en avoir épuisé les possibilités d’amusement.
Que ce n’était ni dur, ni cruel ni injuste, hélas !
Que c’était comme ça qu’agissent toutes les Florette du monde, tous les jouisseurs, toutes les jouisseuses et que, s’il n’y avait pas dans leur cœur assez de tendresse pour s’attacher, ils et elles avaient au moins l’honnêteté, l’élégance, de ne rien promettre.
J’aurais voulu lui dire tout ça, mais je n’ai pas osé.
À la maison, elle a rechargé elle-même le fourneau, tourné un moment en rond dans la cuisine, le pas mécontent, puis elle a haussé les épaules et soupiré :
– De toutes façons, je m’en fous, de cette grosse vache…
J’ai dit de la façon la plus douce que je pouvais :
– Faudra pas la tuer, hein ?
Elle a secoué sa crinière d’un sursaut exaspéré et m’a toisé avec cet air d’insolence agressive de princesse outragée qu’elle prenait parfois.
– Décidément, t’es complètement barjo, toi !
Et elle est partie se coucher.
(À suivre)