Après la trahison de Florette, il n’a plus été question d’aller fêter les réveillons chez elle, comme on l’avait prévu. On est allés Chez Grandmain, où Jean-Michel Porquet, le patron, a bien voulu nous recevoir, bien que son carnet de réservations fût plein depuis longtemps, tant pour Noël que pour le nouvel an. Il avait l’habileté diplomatique de réserver des passe-droits aux habitants du village et, bien qu’il ne m’appréciât que modérément et plissât volontiers le nez devant les tenues provocantes et les impolitesses de Luna, il se débrouilla pour nous placer le 24 comme le 31 – à une table un peu à l’écart, dans une de ses petites salles, mais c’était toujours ça !
Et on s’en est trouvés aussi bien qu’à La Grenouille Gourmande, vu la qualité de la table, qu’il n’est pas exagéré de qualifier de gastronomique.
Vaste et longue bâtisse de pierres aux murs épais et aux plafonds voûtés, abritant huit chambres d’hôtel à l’étage et trois salles de restaurant au rez-de-chaussée, l’une immense et deux autres plus modestes, l’auberge existe depuis le premier empire, fondée par un sieur Grandmain, éleveur de chevaux comtois qui avait fait fortune comme fournisseur de la Grande Armée. L’endroit avait connu une grande période de prospérité pendant les années cinquante et soixante, à l’époque où la pêche à la mouche était une distraction prisée des millionnaires et la Loue un « spot » réputé parmi les amateurs.
Quand les pesticides agricoles et les déjections des usines ont fini par raréfier la population de truites jusqu’à un point de catastrophe, la pêche a été suspendue et l’établissement a connu des jours difficiles.
Il a fallu que Jean-Michel Porquet et sa femme Suzon, tous deux quadragénaires, anciens élèves d’écoles hôtelières, travailleurs et cordiaux comme savent l’être les restaurateurs, reprennent les rênes pour que « Chez Grandmain » retrouve son lustre d’antan. Deux ans après leur arrivée, l’établissement est redevenu une table réputée dans la région, fréquentée par la bourgeoisie bisontine et une palanquée de notables des bourgs du coin : entrepreneurs, notaires, toubibs et autres.
Pendant ces fêtes de fin d’année, le seul moment un peu négatif fut qu’au soir de Noël nous avons croisé Garance, la maire, avec son mari le chirurgien, venus réveillonner avec deux de leurs enfants.
Quand je me suis arrêté à leur table pour la saluer avec les vœux d’usage, elle a paru mal à l’aise en me faisant la bise, elle qui se montrait d’habitude franche et simple avec moi.
J’en ai déduit que la commandante Berthelet lui avait tout dit à propos de ma carrière d’officier, mes études à Saint-Cyr et tout le tralala et que, du coup, Garance ne savait plus comment me traiter. Jusqu’alors, j’avais réussi à lui faire penser que je n’étais un vague soldat, une sorte de sous-off de carrière un peu benêt, un marginal tout juste bon à vivre aux confins de la société et à réparer de ses mains de brute une vieille ruine de moulin.
Et ça m’a un peu agacé, ça.
Satanée vindieu de fouilleuse de vindieu de gendarme au vindieu de long nez qui venait déranger le cours de mon existence !
Enfin… Mis à part ce court moment de malaise, on a rigolé tout au long, tant à Noël qu’à la Saint-Sylvestre. Comme se furent mes dernières rigolades, préludes d’ultimes moments de bonheur d’une vie qui, au final, n’en a pas compté beaucoup, ils méritent leur place dans ce récit.
Avec Luna, on s’est d’autant plus régalés que je nous avais donné pour consigne de nous empiffrer sans compter, sans même jeter un œil aux prix indiqués en lettres tarabiscotées, façon plume d’oie, le long du bord de la grande carte en carton glacé. Je pensais, à raison, qu’un peu de somptuosité serait une manière de cataplasme sur la défiance des propriétaires à notre endroit.
Alors allons-y les mousselines de brochet sur leur velouté d’écrevisses !
Envoyez les croûtes de champignons au vin jaune ! Vous dites, Suzon ?… Bien sûr, avec supplément morilles !
Et puis, tiens, dites voir : une bonne paire de pavés de sandre du Doubs au Pupillin !
Et tant qu’on y est, tous les deux attablés devant une nappe impeccablement blanche couverte de belle vaisselle et de couverts d’argent, à rigoler bouche ouverte de tant de bonheur, arrosez nous tout ça de Savagnin de Montigny-Lès-Arsures, teinté d’or, à la délicate saveur de noix !
Pardon ? Si, si, une deuxième bouteille !
On fit tant et si bien, nous emplissant jusqu’au ras du gosier, allongeant l’addition à l’envi, que Suzon Porquet, qui au départ fronçait vers nous des sourcils encore plus circonspects que ceux de son mari, finit par s’égayer et, en fin de banquet, nous abreuver avec les autres clients de petits godets de gentiane.
– C’est sur le compte de la maison, ça me fait plaisir, allez !…
L’ivresse qu’offre l’eau-de-vie de gentiane est particulièrement aphrodisiaque.
Le soir du 31, au fur et à mesure que la Porquet passait entre les tables, bouteille au poing, les rires qui montaient de la grande salle se faisaient plus sonores et plus gras. Aux vastes esclaffements mâles répondaient des rafales de gloussements de femmes de plus en plus haut perchés, au ton de plus en plus consentant.
À moi, il ne fallut qu’un regard appuyé de Luna, paupières lourdes sur pupilles brillantes pour qu’au passage suivant de la patronne, je lui réclame la note.
– Déjà ? C’est dommage, c’est bientôt minuit ! Ça va être les vœux !
– J’sais ben. Mais le Moulin, hein, c’est quand même pas tout près. Pis j’ai le fourneau, que si j’le laisse éteindre, on est bons pour geler cette nuit. Le bois, y s’en fout du réveillon.
Mon ton bourru a eu l’effet escompté. Elle s’est rembrunie des yeux, si ses dents sont restées blanches et à leur place dans son sourire de patronne.
– C’est comme vous voulez, hein…
– C’est pas d’la gaieté du cœur, mais quand faut t’allez…
On est rentrés par le Bord-d’Eau, sous un panorama de velours semé de scintillements d’étoiles, accompagnés par le grondement de la Loue encore houleuse, emmitouflés l’un dans l’autre comme de jeunes amoureux de bancs publics.
Sa main fourrée dans une de mes poches arrière me pelotait le derrière avec une impatience qui excluait toute douceur. J’avais glissé les miennes à l’intérieur de son caban, une paume au creux de ses reins comme pour la pousser en avant, l’autre d’abord sur un sein ample et libre sous la laine du pull, puis sur le second, tout aussi large, plein et dansant, avant de revenir au premier. Et tout ça tempe contre tempe, nez froids comme des truffes de chiens se caressant les joues, coins des lèvres se cherchant, en pouffant à chaque pas de beaux rires ivres et heureux qui projetaient des bourrasques de buée devant nos visages.
Au Moulin, le fourneau se mourait bel et bien. N’y survivait plus qu’un amas de braises déjà grises que mes vigoureux coups de tisonnier peinèrent à raviver.
Pendant que je me hâtais de casser du petit bois de cagette et de branchages et de les enfourner par poignées sur le timide brasier, Luna, qui s’était débarrassée du caban et de son pull, se colla à mon dos. Le menton fiché au creux de mon cou, elle entreprit de mordiller mon oreille, quêtant le pardon de chacune de ses morsures trop vives par un coup de langue.
– Attends, rigolai-je bêtement, je fais repartir le feu avant.
– Hmm, avant quoi, minaudait-elle, resserrant sa prise.
– Attends, quoi !
Le petit bois se mit à crépiter. Mon cœur cognait dans ma poitrine comme jamais. Dans mon esprit dansait la pensée folle que mon amour était semblable à ce fond de foyer. Agonisant, soupirant ses derniers lumignons, il ne lui fallait qu’un seul geste, rien qu’un instant et le tisonnier adéquat d’un baiser pour repartir à ronronner, docile, et à cracher ses traits de chaleur aux alentours.
– C’est m… mer… merveilleux qu…quand même ! bégayai-je, la langue encombrée d’effets de gentiane.
– Ouais, c’est merveilleux.
Elle m’avait débraguetté et, alors que j’empoignais deux bûches au sommet du tas où je les empile à sécher, au flanc du fourneau, elle avait extirpé mon pénis de mon slip. Le maintenant à la base de son index et de son pouce réunis en cercle, elle en caressait la raideur tout au long, tout au long, tout au long avec les bouts des doigts de son autre main.
– Oh tu bandes, murmurait-elle.
Elle laissait traîner le « an » pour exprimer tant sa surprise que son ravissement.
Luna.
– Tu ban–an–an–an–andes…
– Vive la gentiane, rigolai-je.
– Oh oui, vive la gentiane !
J’enfonçai et calai les bûches dans le fourneau, bien placées le long des nouvelles braises, fis glisser de la pointe du tisonnier le rond de fonte qui se cala dans l’ouverture avec un son de carillon.
Je me retournai et, pris d’une impulsion, la soulevai de mes deux bras, l’un au creux de ses genoux, l’autre en travers de son dos, à hauteur de ses omoplates, la tenant couchée contre mon torse comme une jeune mariée à qui son époux tout neuf fait passer le seuil de leur nouveau domicile.
– Waoh, costaud ! s’exclama-t-elle, ravie.
J’avalai son cri en collant ma bouche contre la sienne. Nos mâchoires s’ouvrirent à l’infini. Nos deux langues brûlantes et grasses d’alcool se rencontrèrent et s’enroulèrent comme deux serpents en lutte.
On s’embrassait encore, mufle à mufle, quand je l’emportai hors de la cuisine et remontai le couloir en direction de la chambre.
(À suivre)