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Cinq jours et des moiteurs – 04

Publié par le 20 mars 2019

 

Cinq jours et des moiteurs – 04
Un récit du Pacifique sud par Laurent Gourlez

 

Olive est remonté à bloc, il fait deux fois cul sec au whisky.
Les larrons me demandent ce que j’ai fait en France ces derniers mois. Je reste évasif, rien à raconter. Ils pigent, n’insistent pas.

Ange et Olivier sont deux gars épatants dont la seule présence gomme toutes les rugosités de la vie. Ils sont d’une élégance d’esprit rare. Toujours un bon mot, une anecdote ou l’aventure du jour qui ferait se tordre de rire le Pape qui les recevrait en audience privée, verre de champagne à la main.
Jamais en colère, toujours courtois, pareils.
Identiques, mais contraires. L’eau et le feu. D’un côté l’exubérance marseillaise, de l’autre la placidité tourangelle. Un pêcheur de sardines râblé à côté d’un échalas de bonne famille.
De très bonne famille.

Le bruit du restaurant s’évanouit à mesure que mon esprit s’évade du lieu. Un souvenir en profite et se radine.
Il y a des années, la dèche ici même, dans la nouvelle Cythère. Je dévisse. Zeus me sauve : je me retrouve hébergé in extremis par deux femmes aux amours saphiques exclusives.
Je me souviens.
J’accepte machinalement un nouveau verre et je me souviens.
Gîte et couvert offerts, les semaines tombent les unes après les autres. Homme d’honneur, je m’exhorte : je me dois de sortir de cette ornière trop confortable ne pas devenir un poids pour ces dames…
Et aussi pour éviter la folie : la faible épaisseur de la cloison qui sépare ma chambre du lit des deux belles me fait profiter bien malgré moi de leurs soupirs, cris et chuchotements intimes.
Je me souviens…
Hélène, la quarantaine, est un ex mannequin, que, parfois, je croise nue dans le séjour à l’heure du petit déjeuner. Sa classe naturelle fait de sa nudité un habit de haut couture et amène tout homme bien né à de la retenue – puis de la contemplation discrète.
Sa santé éclatante, son laconisme de femme à l’éducation poussée, never explain never complain, tranche d’avec celle de son amante, Nathalie, plus jeune, beaucoup plus jeune, extravertie, très méditerranéenne, débordante de gentillesse chaleureuse, qui m’a dit un jour à l’oreille :
– Comme toi je n’aime que le beau sexe !
Comme toi je n’aime… Voilà qui avait coupé court à mes discrètes avances au bar d’un casino chinois, je me souviens, un casino noyé dans le bruit terrible du piaillement des joueurs qui veulent toujours se refaire et se font refaire bien entendu, on ne gagne jamais contre la banque ni le casino, sauf à faire soupape de sécurité.
Ite missa est. Dix de der. Tralala.
C’est Nathalie qui, bonne comme le pain, connaissant l’oiseau, m’invite à l’appartement lorsqu’elle apprend que je suis à la rue. Je ravale ma fierté avec une facilité déconcertante. J’accepte l’aumône avec beaucoup d’arrières pensées…
La bibliothèque est garnie. Le bar aussi. Verboten. Je me refuse à taper dans la gnôle et la chambre froide. Je n’assècherai pas la maisonnée dans laquelle tout est de bon goût. Pur chic français qui est un ravissement pour le barbare que je suis devenu au fil des ans.
Une brute.

Je me souviens.
Les jours passent, je ne bouge pas de ma carrée, recharge les batteries, régime sec.
Trouver une solution devient désormais une idée fixe. Un jour, je finis par me vêtir d’une chemise fraîche, veux m’aérer au plus vite, descendre en ville, voir du monde, élaborer une stratégie de sortie d’impasse. Pas envie de repartir tricard. L’éventualité est là, mon sac est prêt…
Alors que je contemple le port de Papeete au travers de la baie vitrée du salon de la villa, l’image en miroir de Nathalie m’apparaît et se fond dans les cargos et le porte-conteneurs à quai. Ses yeux m’offrent un joint. Je décline l’offre, veux garder l’esprit clair. Je l’embrasse sur la joue.
Une journée magnifique s’annonce. Il est 9h00. Je vais en ville, je suis de bonne humeur.
Le cinéma de la vie locale repasse la même bobine qu’hier et offrira sa copie demain.
La vie est un combat : d’accord, je me sens en veine.
Je me souviens, un verre plein offert par je ne sais qui à la main. Tout s’emmêle, se brouille, se superpose, comme jadis le beau visage de Nathalie par-dessus les barcasses de la rade.
Je pousse la porte d’un bistrot légèrement excentré qui est le point de passage presque obligé d’une grosse portion des hommes blancs du coin, de tout âge et toute condition sociale.
L’endroit est exigu, triste, et rien, absolu rien des murs au plafond ne pourrait faire croire qu’il est situé aux antipodes de la France et non au fond d’une sous-préfecture, dans la rue derrière le marché.
Fauché, j’engage une ardoise. Le montant est à hauteur du sérieux dont je suis crédité : 20.000 Francs pacifiques, soient environ mille balles françaises. Tout homme a un prix. Impécunieux, je trompe bien mon monde. De toutes façons, c’est peu donné de ma personne.
Mon atavisme paysan me commande de patienter. J’attends. La vie est une chasse pour la survie. On se cache, on observe, on tue.
Une bière. Une autre. Puis une autre encore. Je laisse venir. La patience paie, toujours et encore.
Désert à mon arrivée le bistrot commence à s’emplir. Connaissant les habitudes d’Ange j’ai quelque chance de le voir passer. Sa débrouillardise, son sens de la vie, son vécu font de lui un allié précieux.
– Je sais nager, m’a-t-il dit un jour en conclusion d’une embrouille dont il s’était sorti. Et « les fesses propres », si tu veux bien.
Jackpot ! L’Ange entre et rit en me voyant
Tout se brouille. Tout s’emmêle et se superpose comme jadis…
– Oh fatche de con je te croyais mort, lance-t-il !
Ange s’assoit, pousse ses lunettes de soleil sur le dessus du crâne. Yeux bleu turquoise de beau gosse. Ses cheveux noirs jais qu’il porte longs lui donnent un style qui oscille entre le rocker, bagues aux doigts obligent, et le fils de famille italien vivant déjà de ses rentes.
Il me rencarde sur un truc excitant. Il s’agit de foutre le bordel, de remuer la merde «de les engaster tous».
Le but : lancer le premier débat télévisé en direct à Tahiti pour une chaîne TV à péage tenue (bien évidemment) par un escroc.
On s’y mettra, je me souviens et, malgré tous nos appels à la raison, l’ego et la soif de célébrité au rabais du patron de la chaîne finiront par faire capoter l’émission.
Je ne sais plus combien de numéros l’Ange et moi avons lancés… Les Polynésiens aimaient. Cela nous suffisait grandement. Reste qu’après chaque direct, nous allions tasser du raide jusque à 3 heures du mat’ dans un troquet tenu par de jeunes dunkerquois qui n’osaient rien nous refuser. Nous y claquions notre pognon, ne comptions pas, jamais. Demain était une insulte.
Le soir d’après l’un de ces débats télévisés et quelques tournées, l’Ange refuse le dernier coup.
– Halte là matelot ! Faut que je sois en forme cette nuit; Je dois honorer la bombasse du dessus.
Le gars me montre du doigt le plafond :
– En plus, j’aurai pas loin à aller !
Il éclate de rire. Je ne dis rien. J’insiste auprès du barman pour qu’il en rajoute un au Rital. C’est son surnom. Parce qu’Ange est sicilien d’origine.
La porte du bistrot s’ouvre.
– Té tu me croyais pas, Kons. La voilà, la bombasse.
Je suis bouche bée. Chaude affaire ! La fille rayonne la sensualité. Type bavarois. L’Ange se casse avec la superbe prise. Il lâche un billet de 500 francs pacifique.
– Té je suis bon gars je t’offre un whisky. Salut et à demain ».
Il me donne une tape sur l’épaule. L’Ange tout craché.

Evidemment tous ont divorcé. Ceux qui ne sont pas morts, je veux dire.
Je me souviens d’Olivier m’annonçant qu’il avait des entrées gratis pour une soirée en boîte de nuit avec des hardeuses de film X assez connues, venues en relâche à Tahiti. Je ne crois pas que son épouse d’alors avait apprécié la chose.
Ange, Olivier avec toute une suite d’autres gars, et des filles aussi, amies, amantes ou épouses, moi, étions en fait des déclassés, des intenables, des vauriens incapables de tenir en place en France ou ailleurs dans toute société moderne occidentale.
Oxydantale.
Aucun cadre ne nous résistait. Nous trouvions toujours la faille pour le déformer, le faire péter, nous retrouver dans le broyeur social pour mieux plonger dedans une poignée de boulons et, partant, nous mettre tout le monde à dos.
Et repartir de plus belle.
Chevaux de course, nous étions promis à la boucherie pour avoir déjoué là-bas puis ici tous les pronostics de soumission et bonne conduite, avec la volonté farouche de vider des étriers le jockey, pitre à cravache appelé patron ou chef de service ou n’importe quoi, toute personne à responsabilité prétendant, l’insensé, exercer un pouvoir sur nous.
Le résultat était couru d’avance.
Ce qui ne manquait pas de sel, comme certaines expériences scientifiques et sociales.
Vrais rats nous avions barré du labyrinthe, mordu le doigt du laborantin, chatouillé sa femme, emporté sa maîtresse, soufflé dans sa face notre malédiction faite d’un bonheur brûlé et d’un avenir impur. Cassé toutes les éprouvettes.
Incendié le laboratoire.
La porte de l’avion de l’aventure était ouverte, la sirène nous hurlait de sauter pour éviter le gris. Combat d’une vie. Le sol était proche, la réception dure.
Nous ne sortirons jamais du piège du voyage rêvé.
Ni de l’addiction des rêves réalisés.

Le rire de Jackie m’extrait du songe. Elle parle à une amie demi-chinoise qui passait entre les tables, amante d’un sous-officier de l’infanterie de marine, adjudant célibataire, qui se repose ici en poste au RPIma après plusieurs campagnes difficiles.
J’émerge de ma parenthèse de soixante secondes, de cinq minutes, une heure, je ne sais.
D’un geste élégant Olivier demande des clopes à qui en dispose alentour. Ange ouvre les mains de façon très méditerranéenne à l’intention du serveur pour lui signifier que les verres sont vides…

(À suivre)

 

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