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Les Wallis de Kons 10

Publié par le 22 mai 2021

 

C’est comment qu’on freine ?

 

Dans un bled où il ne se passe rien, trouver du neuf à publier, c’est chercher du pétrole dans les Alpes. Un travail pas impossible à mener mais trèèèèèèèès ennuyeux. Une torture égale au bambou qui te pousse dans le cul alors que tu es ligoté sur une chaise. C’est lent, c’est long, et plus c’est lent moins c’est bon.

Le truc pour faire face, c’est de traîner ses guêtres 24/24 et 7/7.
Partout, toujours et encore, re-partout et encore jusqu’à épuisement.
Harceler.
Relancer mais pas trop, juste ce qu’il faut.
En profiter pour regarder dans les coins.
Fouiner, mais avec distance, tout étant question de doigté. Mettre juste ce qu’il faut de pression. Une fois semé, savoir attendre. Ne jamais aller emmerder chaque semaine les mêmes interlocuteurs. Faut pas épuiser la terre ni le gibier.
Le secret, au fond, c’est de travailler à l’ancienne : en pratiquant la jachère.
Espoir et obstination !
Une devise à graver à l’or fin sur les pierres tombales de tous les feuille-de-chouistes.

Ainsi, grâce à quelques coups de pioche donnés au petit bonheur la chance, assaisonnés de beaucoup de sueur, je suis tombé par hasard sur un début d’huile de roche le matin d’un jour banal au cours d’une semaine ordinaire toute baignée d’ennui tropical.
C’était pendant mes premières semaines au canard. J’étais donc, suivant les principes sus-cités, parti pour prospecter la zone dans l’espoir de faire jaillir de l’or noir. Je ne me faisais pas trop d’illusions, car, dans mon insigne sagesse konsienne, je savais qu’il fallait raison garder et j’avais commencé, selon la même sagesse personnelle, par m’accorder une pause technique, histoire de petit-déjeuner.
Soda et clopes feraient l’affaire.
S’agissait de se maintenir en forme.
À quelques secondes de casquer ces particulières viennoiseries à une jeune caissière aussi haute que large et au sourire immense, une force irrésistible me poussa soudain dans le bureau du comptable de la boutique.
L’instinct.
Le gars a une tête qui me fait penser à chaque fois que je l’ai dans mon champ de vision à Keith Richard, l’historique gratteux des Rolling Stones.
– Salut Kons.
– Salut.
Banalités. Politesses. Bâtons rompus. Le tout à verbe haut car la flotte s’était mise à s’abattre à cuves entières sur le toit de tôle ondulée.
– Le temps que la pluie passe, je t’offre le café, m’avait gentiment proposé ma pop star.
– Merci. Sinon, y a du neuf ?
Il ricana :
– Toujours pas. Le jour où y aura du neuf dans ce bled, c’est quand le roi sera mort. Et encore ! Ici, t’es mal tombé comme journaliste, mec…
Vlan. Prends ça dans tes ratiches, Kons. Ça augurait d’un bon début de journée. Je ne montrais rien de mon désappointement, m’allumai une sèche du paquet toujours pas payé et ouvrai la boîte de soda pas encore réglée.
– Ça te dérange pas si je fume, hein Keith ?
– Nan ! Vas-y. Et, tiens, donne m’en une pour la peine, ça va me calmer de mes emmerdes !
– Des emmerdes ? Quelles emmerdes ?
Le guitariste tira sur le clope, servit le caoua promis, soupira et me raconta qu’il faisait face à un impayé du genre énorme de la part du « Conseil de Circonscription » d’Uvéa, un machin assemblaire plus connu sous le nom de « Circo », composé des chefs coutumiers et du préfet administrateur du territoire, qui devait à Keith de grosses sommes.
– Et je ne suis pas le seul ! Crois-moi, c’est un vrai merdier…

Merdier ?
J’aime !
J’en ai la bave aux lèvres. Je me lèche les babines. Je fais des sauts en l’air. Je suis à deux doigts de me pisser dessus et d’aboyer.
J’imagine déjà le titre de couverture d’un numéro à venir. Un truc bien juteux, putassier à souhait. « La Circo à sec ». « Mauvais payeurs à la Circo ». « Où est l’pognon ? ».

Brièvement, Keith m’expliqua comment les chefs coutumiers achetaient des matériaux de construction et des victuailles qu’ils étaient incapables de payer. Après ça, ils laissaient pourrir la note en attendant que l’État français, comme d’habitude, allongeât la monnaie pour calmer le jeu. En attendant, les commerçants faisaient ceinture.

Sachant que mon rolling-stone des tropiques était en général du genre taiseux et qu’il m’en avait déjà beaucoup dit, je ne cherchai pas, pour le moment, à en savoir plus. Mais je pensai très fort : Celle-là, je me la mets derrière l’oreille pour la fumer plus tard…

De retour dans ma bagnole, je me rendis compte que j’avais négligé de payer mes achats, étant sorti par le bureau du comptable sans passer par la caisse et j’éclatai de rire. Une semaine après mon arrivée, un de mes premiers soins avait été d’ouvrir un compte dans cette boutique, sur les injonctions de Kiko qui m’avait recommandé d’y aller de sa part.
– Tu demandes le gérant. Tu verras, il ne te fera aucune difficulté…
Keith Richards m’avait alors demandé :
– Tu veux que je t’ouvre à combien ?
Et le gars de me proposer un montant égal, puis double de mon salaire. Le piège infernal ! J’avais divisé par deux la première offre. D’accord, ça faisait petit joueur mais je m’en cognais. Pas question de me laisser hameçonner par les mercantis du coin !

Bref, revenons à nos moutons et au fric envolé.
Enfin, me disais-je, dans un bled où tout le monde vit à croume, pourquoi un Conseil de Circonscription ne s’y mettrait pas ? Soyons fous, quoi !
De retour au journal, j’en avais touché un mot à Kiko, mais celui-ci était déjà sur le départ et ne voulait plus rien entendre de ce genre de pastis.

Plus tard, une fois Rodineau arrivé aux commandes, j’évoque l’info, le sujet étant venu sur le tapis au hasard d’une discussion.
– À propos, t’es au courant que la Circo a des croumes un peu partout ?
Gueule renfrognée de l’ex-flic.
– Qui t’a raconté ça ?
– Eh, calmos…
– Qui t’as vu ? C’est quoi, cette histoire ?
Finalement, le couperet tombe :
– Ne t’en occupe pas, c’est mon affaire. Je vais tout vérifier.
Oh, très bien… Si on le prend comme ça…
– D’accord. Pas de problème. D’abord je n’y pige rien et en plus ça ne m’intéresse pas…
Pour moi, c’est une démonstration de plus que Rodineau fourre son nez partout. Ce n’est pas pour aider, mais par paranoïa. Voire par peur.
Méfiance envers moi. Crainte d’avoir des embrouilles avec les coutumiers et autres. Et même manque de confiance en lui. Un type sur ses gardes, trop tendu pour être net. Une caricature de fouille-merde.

Pour faire diversion, car la moutarde me monte au nez, et violemment, je lâche :
– Dis donc, tu t’es acheté une nouvelle caisse par correspondance ?
Car, un bon Kons devant savoir ce genre de détail, je suis au courant qu’une bagnole est arrivée de Calédonie à son nom par conteneur dans le dernier bateau.
– Ah, ça… Euh… Ouais… Brrrmmmf… Ouais… J’allais t’en parler..
Un peu gêné, il m’explique que ça vient de Tavel, l’homme d’affaires de Nouméa dont il est l’homme-lige, et que ça fait partie du plan de développement du canard.
– Première nouvelle.
– Tavel nous donne une voiture, parce qu’on ne peut plus continuer avec un seul véhicule…
J’approuve.
– On va aussi recevoir une nouvelle machine pour imprimer la feuille…
Là encore, je trouve ça très bien. Jusqu’ici, l’impression de l’hebdo était digne d’un graffiti sur du papier-chiotte.
– Et on va prendre un local plus grand, ici, c’est un placard à balais.
Autre bonne nouvelle. Je cache ma joie. Il achève :
– Tavel a engagé un journaliste qu’il connaît, qui sera notre correspondant à Nouméa pour couvrir tout ce qui touche à la communauté wallisienne là-bas.
Je ne le montre toujours pas, mais je suis plutôt pour. C’est un peu de lest lâché, du travail en moins pour moi, qui commence à tourner bourrique. Mais j’ai déjà appris à connaître mon Rodineau et je lui fais comprendre que je ne marche dans l’affaire que si on ne touche pas à la pagination. Mon unique condition : ne pas augmenter le nombre de pages au prétexte que nous aurions un gars en plus.
Il accepte. Mais bien sûr voyons ça va de soi. Ouf intérieur de soulagement de ma part.
D’après lui, le correspondant en question est un type compétent qui connaît bien la région. Okay. Amen. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, d’autant plus que le type sera payé directement par Tavel.
Sous quelles conditions ?
Je m’en contrefiche. Mais au moins j’ai la quasi-assurance qu’il ne s’agit pas d’une histoire de dingues comme j’en ai tant vu à Tahiti, avec des gars embauchés et jamais payés et la boutique qui coule au bout pour couronner l’aventure.

On fait comme on a dit. En quelques semaines tout est lancé, avec en plus une édition du journal imprimée et distribuée en Nouvelle-Calédonie, « une » en couleurs, s’il vous plaît. L’impression ne connaît plus de défaillance technique, un must. Et le nouveau local est climatisé. Tout le monde est heureux.

La seule contrainte, c’est que les fichiers sont trop lourds pour être envoyés à Nouméa par internet. Il faut donc trouver chaque semaine une personne sûre en partance pour la Calédonie, qui prend les disquettes et les remet à Nouméa à notre correspondant, lequel l’attend à l’arrivée de 737.
Pratique.
Un gros bordel, potentiellement, et pas mal de loupés en perspective.
Rodineau trouve des passeurs. Je m’y cogne aussi. Ce n’est pas si facile car nous ne sommes pas forcément aimés par ceux qui prennent l’avion, parmi lequel des huiles locales que nous n’épargnons pas forcément.
Au début, je fais le pied de grue à l’aéroport. Quand le vol part l’après-midi, il y a du monde et l’affaire est plutôt simple. Si c’est le vol qui part tard en soirée, c’est une autre paire de manches. Heureusement, je trouve toujours une bonne volonté.
Puis, avec le temps, de la banale corvée, je passe à une méthode plus foutraque, par la grâce d’un alignement de planètes inespéré, source de rigolade à n’en plus finir.

Le Yéti a ouvert sa boîte de nuit. Il fait salle comble. Le gaillard a vu grand. Une salle de restaurant reste ouverte avec au fond un bar des plus généreux. On bouffe, on guinche, on boit. Enfin un peu de douceur pour gommer l’âpreté insulaire !
Si au début le choix de la zique et la sono laissaient un peu à désirer, un saut qualitatif est bientôt opéré par Schlomo, un Blanc bonhomme marié à une prof mutée ici pour quatre ans. Avec lui, répertoire de choix et ambiance de feu garantie.
Tout naturellement, c’est dans ce lieu de joie plutôt qu’errant dans la triste salle de l’aéroport que je cherche désormais la personne sérieuse à qui remettre la maquette. Des gens si possible à sang frais qui ne risquent pas d’oublier le colis sur un comptoir ou le siège passager. L’exercice n’est pas facile, car ça boit sec et la sono crache un max. Faut être sûr de se faire bien comprendre.

Arrive un samedi soir. Je fais partie des premiers clients, car il y a urgence : Rodineau a fait le maximum pour trouver un passeur, mais celui-ci nous a fait faux bond au dernier moment. Et si les disquettes ne partent pas ce soir, comptant le délai d’impression, le décalage d’avec l’actu sera tel que le numéro ne vaudra même pas la peine d’être passé sous presse.
L’ambiance dans la boîte n’est pas encore à son acmé mais cela ne saurait tarder. Le Yéti est heureux comme un gamin. Les employés filent doux car le gamin en question, sous son apparence joviale, cache un esclavagiste pur jus. Je tâte la clientèle pour savoir qui va sur Nouméa. Je serre des mains au bar, tape des épaules sur la piste de danse, fais le tour du restau, un vrai numéro de VRP ou de mastroquet.
Avec de la chance, l’affaire pourrait être vite torchée.
Seulement…
Au fil des whiskies, le doute finit par s’insinuer en moi. Je dois me rendre à l’évidence : tous ceux à qui je m’adresse se foutent de ma demande.
– Ah, les fumiers !…
Je ne suis pas encore inquiet mais pour le moins dubitatif.
Les heures passent. La viande commence à être sérieusement attendrie par l’alcool. Les corps sont baignés de sueur. Le Yéti ne connaît pas la clim, l’électricité coûte cher. Schlomo déchaîné pousse la sono. Il faut beugler pour se faire entendre, comme dans toute bonne discothèque qui se respecte. Appuyé le dos au bar, je commence à faire mon deuil d’un passeur et, par dépit sans doute, commande un nième scotch quand j’entends hurler à la porte, à m’en faire presque sursauter :
– SALUT LES FIOTTES !
Je connais l’oiseau de vue. Vingt-cinq ans à tout casser. Un V.A.T., Volontaire à l’Aide Technique que les Wallisiens, depuis son arrivée, considèrent comme un extra-terrestre. Un OBNI. Un Objet Blanc Non-Identifié. Ingénieur agronome de formation, il travaille pour le service de l’économie rurale.
Le gars est suivi de près par un autre, plus discret, qui, lui, est vétérinaire. Les deux sont colocataires et inséparables, font partie des inclassables du coin.
Le binôme me change des boutiquiers et des fonctionnaires endurcis que je côtoie pour les besoins du boulot. Joie et bonheur à tous les étages. J’arrose les deux oiseaux, on gobe le raide, ils remettent ça.
– Z’avez l’air heureux, les mecs !
– OUAIS, À DEUX CENT POUR CENT, hurle l’agronome.
– J’vais à Nouméa, gueule le véto.
Jackpot !
En plus, le mec n’est pas bourré. Je lui propose de prendre mon paquet. Il accepte.
– À  l’arrivée, le correspondant aura une affichette « Franck Dubois ». Tu ne peux pas le louper…
À tout hasard, je laisse au véto son numéro de téléphone.
– Je l’appelle pour le prévenir. Il t’emmènera à Nouméa si tu n’as personne pour t’attendre là-bas.
Il me remercie chaleureusement, m’offre un verre.
Son comparse frappe du plat de la main sur le comptoir.
– À BOIRE !
Puis, les enceintes gueulant un tube du moment :
– C’EST QUOI CETTE MUSIQUE DE MERDE ?
L’agronome va voir Schlomo avec deux verres en main. Un qu’il écluse en marchant, l’autre pour le D.J.
Changement immédiat de registre. La musique électrise la boîte.
– C’ÉTAIT POURTANT PAS COMPLIQUÉ BANDE DE BRÊLES !!!

Le lendemain matin, Franck accuse réception des disquettes par un coup de fil, alors que je trie de la doc dans le nouveau local. À la fraîche, donc.
C’est cordial. On fait le point de la situation.
– Te bile pas, je te fais à coup sûr une à deux pages par semaine sur les Wallisiens d’ici.
N’étant pas pigiste mais salarié par Tavel, il est o-bli-gé de pisser de la copie. J’en suis très heureux car le sybarite qui est en moi vise à quelque tranquillité d’esprit. Et ce d’autant plus que Rodineau, en homme désintéressé qu’il se dit être, m’a fait comprendre que j’étais coincé pour deux ans minimum. Avec peut-être l’espoir d’aller en Calédonie pour de brèves vacances si tout va bien.
– T’as raison mon pote, me suis-je dit sans rien laisser percer de ma pensée, beaucoup moins polie.
Au bout du fil, Franck précise :
– Je prendrai un pseudo. Wood. Holtz. Voire Bosco si pas Legno. Nouméa c’est petit et je n’y ai pas que des ennemis. J’y ai même pas mal d’amis mais je préfère rester incognito.
– Je m’en fous, Franck. Le seul truc qui compte, c’est que tu me sortes un truc chaque semaine parce qu’ici c’est plutôt duraille.
Il me dit avoir bien saisi le message, puis il ajoute, un peu tendu :
– Euh… J’sais pas si t’es au courant… Tavel dit qu’il est tombé d’accord avec Rodineau pour que tu viennes à l’avenir me remplacer, une semaine ou plus, pendant qu’en échange j’irais chez toi… Pour moi, c’est niet, de suite, définitif !
Je joue l’honnêteté :
– Tu m’apprends une chose que j’ignorais. Je comprends ton refus. Pour moi, ce n’est pas un problème.
Je suis d’autant plus clair et net que ça sent le plan foireux à plein blair. Promesse de bourgeois pour faire plaisir à tout le monde sans payer personne. Faire semblant de faire des cadeaux en nature, pass’que sinon c’est trop cher on n’a pas les moyens
Je ne connais que trop bien la musique. Qu’ils aillent se faire enculer. Je comprends Franck à cent pour cent.
Je le sens soulagé par ma position.
– Remarque, ajoute-t-il, je connais Tavel depuis longtemps et il a toujours été correct avec moi. Par contre, j »ai rencontré Rodineau dans son bureau et je ne le sens pas du tout, ce type.
– C’est réciproque. Mais en attendant on fait avec. Et on fait mine de rien.
– Okay, Kons, ça marche…
Je raccroche. Midi approchant, je pars becqueter chez moi, gardant notre conversation en mémoire et me disant que, décidément, je ne suis pas sorti de l’auberge.

Le vétérinaire-passeur est de retour à Wallis la semaine suivante. Il passe me saluer à la rédaction.
– Ton correspondant, c’est un sacré numéro, rigole-t-il.
Il me décrit sa rencontre avec Franck :
– Vachement sympa. Il m’a amené au pied de mon hôtel. Figure-toi qu’il conduit la nuit avec des lunettes de soleil !
J’éclate de rire.
Que dire ?
Rien.

 

(À suivre)

 

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