1985, premier retour d’Afrique.
Sans le sou, la tête farcie de phrases, les doigts languissant d’un clavier, je me mis en quête d’un lieu paisible où écrire.
Ma mère et son mari possédaient dans le Lubéron une villa qu’ils n’occupaient que deux mois par an. J’en sollicitai les clés, ils m’envoyèrent me faire foutre.
Je fus sauvé des bancs publics par mon parrain, le docteur Jean-François Duvinage, son épouse, ma bien-aimée Martine, leurs filles Emmanuelle et Anne-Lise, qui m’ouvrirent les portes de leurs cœurs et celles de leur maison.
Là, dans une chambre meublée de tissu bleu et de chêne verni, devant le doux rectangle d’une fenêtre ouverte sur l’automne provençal, j’écrivis ce que je considère être mon premier texte abouti.
L’Auberge de l’Espérance
(une ancienne légende des temps modernes)
Ainsi donc, la découverte sous le dallage de la buanderie de douze pièces du roi français Poléontrois par Tonton Basile permit à celui-ci de fonder l’Auberge de l’Espérance telle que nous la connaissons aujourd’hui, fameuse et prospère – et pour longtemps lui souhaitons-nous !
Aux quatre coins de la ville renaissante, les temples de l’ancienne religion reprenaient vie. Des communautés de moines venues des contrées voisines s’installaient dans leurs ruines noircies par les incendies et délavées par tant de saisons des pluies. A nouveau, les jeunes gens les plus fainéants revêtaient le pagne traditionnel et le collier d’amulettes sacrées, insignes de la prêtrise. Réunis en communautés, rigolant sous cape, ils s’engageaient dans une douce vie aux dépens des crédules, suivant cet étrange commerce qui consiste à échanger de la bonne bouffe et de l’argent trébuchant contre des jolis boniments.
Tonton Basile visita tous les temples, arrosa leurs chefs d’offrandes, mais, à ce qu’il raconta à qui voulait l’entendre, ne retrouva jamais le moine qui, par une nuit enchantée, lui avait révélé la cachette des poléons.
Par un don supplémentaire de la providence, l’Auberge de l’Espérance se trouva placée sur le chemin de rouliers qui, maintenant que la ville retrouvait son allant, déferlaient des forêts du nord pour se rendre dans le centre, au Marché-des-Bonnes-Affaires tout juste réouvert.
Quelle aubaine !
Filon précieux pour un aubergiste habile que ces hommes placides et forts, aux biceps grossis par la conduite sur les pistes de leurs camions Citroën, et dont les pagnes repliés sur leur ventre, comme de monstrueuses hernies, renfermaient les liasses apparemment inépuisables de leur négoce…
Bonheur de les entendre commander de leurs voix fortes d’innombrables bols de soupe de boyaux de buffle, d’incomptables brochettes de piafs grillés et d’inchiffrables pieds de porcs à la cardamome…
Joie d’ouïr ces infinies palabres et vantardises, échangées d’une tablée à l’autre, et plus grande joie encore de déboucher à tout instant les bouteilles qui en étaient le principal combustible…
Ah, frères, amis, voisins, on peut le dire : jamais plus la caissette de métal dont Zitanao était la farouche gardienne ne se fut vide ni même légère. Jamais plus chez Tonton Basile personne ne vaqua nu – Et ce pour longtemps leur souhaitons-nous !
A ce compte, malgré les promesses de Zitanao de s’enfuir dès le lendemain pour rejoindre sa famille dans les dunes du sud où on était peut-être pauvres mais où on ne jetait pas les sous par les fenêtres, etc… etc…, Tonton Basile prit l’habitude de dresser devant les marches du perron une table supplémentaire sur laquelle fumaient en permanence une bassine de riz et une autre de potage de liserons d’eau.
Chaque miséreux, chaque affamé, chaque errant y avait sa place de droit, et ceux qui – assez rares, disons-le –, proposaient par maladroite politesse de régler leur pitance d’un billet froissé, se faisaient proprement enguirlander.
Non : en guise de paiement, Tonton Basile n’exigeait qu’une simple histoire, si possible drôle, quelque nouvelle des provinces lointaines ou bien encore un conte des temps d’avant la guerre.
C’était Bililobo qui avait peint l’enseigne, telle que nous la connaissons encore aujourd’hui : un carré de ciel frappé d’un soleil rougeoyant qui caressait de ses feux les faces réjouies de sept convives disposés en cercle.
Ce tableau eut tant de succès, dès qu’il fut accroché au-dessus du porche, que chaque commerce, depuis la rue de l’Auberge jusqu’à la rive du fleuve, confia désormais à Bililobo la décoration de sa devanture. Aussi ne le vit-on plus jamais que dépenaillé, le front soucieux, la cervelle occupée à inventer des images, les fripes tâchées des écarlates de ses soleils et des outremers de ses cieux.
A cette époque, Tonton Basile avait tout à fait renoncé à faire travailler Churaçoa de ses mains. Celui-ci ne s’était-il pas, un après-midi, entamé le gros orteil avec la pointe d’un tournebroche à piafs, le même qui, le matin même, lui avait zébré la pommette droite, manquant de l’éborgner ?
Alors que Soliphar Lamalice, le patron du bazar voisin de l’auberge venait d’installer un rayon de vieux livres de philosophie française et de géométrie soviétique, et qu’un des rares professeurs survivants des camps de Trotskar le Communautaire avait ouvert un peu plus loin une salle d’études, Tonton Basile y inscrivit Churaçoa.
Le professeur accepta d’instruire le garçon pour une soupe de boyaux de buffle par jour. Soliphar Lamalice exigea, pour prix de deux livres, de l’argent sonnant, que Tonton Basile lui concéda – non sans l’injurier copieusement.
Churaçoa montra aussitôt tant de goût pour le travail intellectuel qu’il se procura une paire de lunettes dépourvues de verres mais d’allure très sérieuse et garnit la poche de revers de sa chemisette d’une rangée de stylos à billes.
Il prit tant l’habitude de donner son avis sur tout sujet qui lui parvenait aux oreilles, assortissant ses discours de citations qui paraissaient authentiques, qu’on le surnomma bientôt Churaçao-le-Sage et que, à l’agacement de Tonton Basile, chacun prit l’habitude de le venir consulter à tout moment.
De pareille façon, un vieux danseur qui avait accompli le prodige de servir à la cour de Féroce 1er, puis de devenir professeur de danse pour les fils de Trotskar avant de revenir auprès de Féroce 1er, et de sortir vivant de toutes ces aventures, s’appropria un terrain vague au bord du fleuve, y dressa un préau de bambou et de ferraille sur lequel il tendit une banderole qui proclamait : « Meilleure Ecole Supérieure Conservatoire De La Danse Traditionnelle Numéro Un Tarifs Modiques ».
Nombreuses furent les familles qui y envoyèrent leurs filles – dont, il faut bien l’avouer, à part les caser dans le lit d’un gandin quelconque, on ne savait pas très bien quoi faire…
Tonton Basile y inscrivit Sarasa et Samara, que leur grâce naturelle, leur double joliesse et leur apparente gémellité transformèrent vite en danseuses étoiles, joyaux de la Meilleure Ecole Supérieure Conservatoire etc… etc…
A l’Auberge, la cuisine, réduit cubique obscur et fumasseux, dégouttant de graisses toutes plus délectables les unes que les autres, était le royaume de Zitanao et de son ministre, une jeune fille que l’on appelait Silencieuse pour la bonne et simple raison qu’elle n’émettait jamais la moindre parole, ni le plus léger gémissement, ni la plus ténue plainte, ni même le plus inaudible des soupirs.
Zitanao l’avait trouvée un matin roulée en boule dans un coin de la cambuse, sorte d’assemblage d’os en brindilles recouvert d’une toile noire grevée de trous, informe poupée de douleur dont il fallait s’approcher jusqu’à la toucher de l’oreille pour saisir que s’en échappait un souffle.
Certes, la désormais patronne de l’Auberge de l’Espérance avait affirmé mille six cent trente sept fois que le temps des adoptions généreuses et dispendieuses était révolu pour toujours et que, si on en venait à lui imposer une nouvelle bouche à nourrir, elle saurait bien retrouver dans les dunes du sud de sa naissance des anciens parents qui l’accueilleraient à bras ouverts etc… etc…
Mais, comme Silencieuse bossait comme une bufflesse d’avant l’aube au mitan de la nuit, que son corps obstinément décharné recelait d’incroyables forces, qu’aucune corvée ne la rebutait jamais, qu’elle se contentait au dîner de trois épluchures de patate et, Ô louables qualités, se laissait houspiller, traiter de stupide chèvre et gifler à coups de torchon sans se plaindre, l’intraitable Zitanao l’avait gardée à ses côtés.
Beauté-Jolie s’activait dans la salle et il va sans dire que sa démarche de gazelle, ses fins pieds nus glissant comme s’ils dansaient sur le parquet jonché de mégots et de crachats, le balancement de ses hanches et celui de ses tétons, le regard en flammes noires de ses yeux ombrés de longs cils et plein d’autres détails encore n’étaient pas pour rien dans le pharamineux succès de l’Espérance.
Elle était secondée entre les tables encombrées de rigolades et de cris par Johnny-Kid, diablotin aux mains habiles et au rire facile, qui savait comme personne égayer les rouliers, leur en raconter une bien bonne et, profitant de leur hilarité, les pousser au plus manger et au plus boire.
Quand à Grand-Johnny, il ne passait plus à l’Auberge qu’une ou deux fois par semaine.
Vêtu d’un costard de toile blanche et d’une chemise à motifs de feuillages, bague rubis à l’auriculaire droit, liasses de billets gonflant ses poches, crosse d’un pistolet dépassant de sous son aisselle, pli amer à la bouche et regard terrifiant, il traversait la salle sans saluer personne et s’asseyait toujours à la même table.
Là, il buvait pendant des heures du ouisky de maïs, la boisson la plus chère qu’on pût commander à L’Espérance, et ne cessait de suivre de ses yeux couleur de crime les évolutions de Beauté-Jolie entre les tables.
Tout cela laissait notre bon Tonton Basile fort content.
Et comment !
Heureux bonhomme que celui-là qui – pour toujours lui aurions-nous souhaité ! – n’avait plus tripette à faire de ses journées.
Sinon laisser s’épanouir le joyeux arrondi de son ventre.
Sinon se livrer à force ripailles, tant avec ses clients les rouliers que ses copains les miséreux.
Sinon observer la croissance de sa tribu.
Sinon aimer une Zitanao que la prospérité rendait douce – dans la mesure où une fille native des dunes du sud pouvait se montrer douce, mais tout de même…
Sinon gaver, par un surcroît de générosité les hordes de chats et de rats que les parfums de nourriture rassemblaient chaque nuit autour de l’Auberge…
Il eut par la suite coutume de dire qu’il avait passées là les meilleures années de son existence.
Mais nous le savons bien, frères, amis, voisins : le destin des hommes est un sentier capricieux.
Les joies ne sont que les compensations des peines, et encore, le plus souvent, le compte n’est pas juste.
La malchance, cette triste putain, pour la première fois depuis l’arrivée de Tonton Basile dans la maison en ruines, allait sur le champ lui jouer un tour à sa façon…
(A suivre)