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Les Wallis de Kons 05

Publié par le 17 avril 2021

 

« Si je vous ai dans le nez vous l’aurez dans le cul » (Saint Kons, épitre aux endoffés, VI,9)

Tout roule.
Presque : j’ai encore en travers de la glotte la mahousse cachoterie de Kiko. Ceci dit, j’ai fermé ma gueule. Pas dévoilé mes batteries. Pas viré branque avec pour amorce « fumier tu m’embrouilles ! » et projection de meubles pour suivre.
Nan !
Garde le cap, Kons. Ne te mine pas. Fais bonne figure. Tu t’en sortiras toujours les fesses propres.
(Théorie pure qui ne demande que l’épreuve des faits…)

Ce matin, Tribunal de Première Instance, histoire de gratter de la poussière d’info. À ma bonne humeur – toute passagère, sans doute – s’ajoute le délice d’un début de journée magnifique. Ciel dégagé. L’alizé soulage ma peau de la moiteur persistante. En plus, l’endroit n’est pas des plus moches. Les quelques bâtiments qui regroupent les services d’administration de l’État, Assemblée Territoriale et tribunaux, se fondent dans un ensemble arrangé avec soin et entretenu avec sérieux, d’un strict bon goût.
En avance, la chemise collée au dos par cette sensuelle moiteur tropicale, je tire sur le tabac et en profite pour me noyer dans le bleu du ciel. Cela devient une magie, un refuge, un réflexe permanent. Que je sois chargé ou à sang frais, je plante sans arrêt mes yeux au ciel, le soir allongé à même les carreaux frais de la terrasse, à zyeuter les étoiles, le jour dos au soleil, le regard dans le bleu du haut, à voguer sur les vagues de nuages.

Je frappe à la porte d’un des burlingues pour signaler ma présence en ces lieux officiels et rappeler mon rendez-vous avec le juge, un ci-devant nommé François Sanary, une pointure.
La greffière m’accueille en tirant la gueule. Sur son front de boeuf est marqué en lettres de feu la devise des relous pas dessalés : « Feusé pas chier ». À l’accent et au comportement, c’est une Wallisienne de Nouvelle-Calédonie.
Je laisse couler.
Quoi faire d’autre ?

Une porte s’ouvre. Celui que je devine être le juge Sanary himself échange un propos bref avec la virago et « blam ! », la lourde retourne à son encadrement.
Tension.
Anormale.
Y a un hic quelque-part, me dis-je.
Bon. Passons. Je sors griller une sèche.
Quelques minutes plus tard, la greffière m’appelle. Le juge va me recevoir.
Il.
Bureau climatisé à fond, vaste.
Accueil vinaigre, gueule vrillée, l’homme est d’une impolitesse rare, suant une morgue non contenue. Un truc doit clocher chez ce type. Je ne saisis pas les raisons de son agressivité.
Deux, trois mots sont échangés, au max, et au-revoir. Viré, le Kons !
Sur le seuil, je lance l’overdrive de la machine à piger. Je suis venu rasé de près, propre comme un sou neuf, net de la veille, en vrai gentilhomme, souriant, courtois tout en restant à la bonne distance…  et je suis éconduit comme un domestique inopportun !

Celle-là, je me la coince derrière l’oreille pour la fumer plus tard !

De retour à la rédaction, Kiko me voit tendu.
– T’as du neuf à gratter ?
– Nan.
Il lève les bras au ciel.
– Puté, qu’est-ce que t’as fait ?
Oh !… Je croise les mains sur mes couilles, comme à la messe, et j’explique mon point de vue, à savoir que le juge Sanary est une enflure, une salope d’impolitesse et que je le verrais bien surnager, voire couler, dans une fosse à purin.
Le ton monte. Ça se met à gueuler.
– Je suce pas !
– T’es journaliste !
Face contre face, chacun de son côté du bureau, penché, les deux mains à plat sur le plateau.
– Faut d’l’info !
– Va te faire enculer !
– T’es jamais sur le terrain !
– Va te faire enculer !
– … ?
– Va te faire en-cu-ler !

11 H 00. Je me casse, prends la bagnole, vais me perdre dans un coin reculé en bord de mer au sud de l’île.
Casser la rage.
Je crame des clopes face à l’océan.
Sobre, je garde en tête la règle de fer :
– Fais pas le con !
Rester froid :
– Casse pas tout !
Casse pas tout, casse pas tout… J’en ai de bonnes : le processus de démolition est déjà bien engagé, mon envie d’exploser patente.
Je me reprends, calcule le tout.
J’ai les reins couverts pour un temps, des articles en réserve. Projet, je prends la journée, voire une journée et demie, boire, fumer, baiser, boîte de nuit.
En attendant l’heure des excès réparateurs, pour recharger les batteries mentales et recouvrer ma bonne humeur du petit matin, je suis différents petits chemins de terre pour me rendre nulle part, découvrir ce qui peut l’être en douceur, en évitant de tout épuiser d’un coup.
Je me dis : Chi va piano va sano et lontano.
Et vaf enculo, aussi !
Ma promenade me ramène peu à peu à la réalité, qui est que ma marge de manoeuvre est réduite.
Nulle, en vérité !

Décidément, bistrots, restaurants et discothèques poussent comme des champignons sur l’île.
Le Yéti va ouvrir sa boîte de nuit. Un ancien adjudant aussi. Une Wallisienne de Calédonie lance son restau. Si je compte les deux hôtels-restaurants déjà existants, le chiffre commence à être intéressant, rapporté à la superficie. Sans compter une baraque qui se monte près du palais Royal, tout à côté d’un autre établissement…
Peut-être va-t-on se mettre à faire la java en permanence ?
Ne manquera plus qu’un claque et le tableau sera complet.

Pour remplir un canard, tous les journalistes bledards vous le diront, le truc est de traîner ses guêtres 24/24 et 7/7.
Avoir un bon foie, condition requise.
Rester à bonne distance. Mettre un peu de pression mais pas trop. Juste ce qu’il faut. Semer pour voir plus tard. Travailler en jachère. Et ne jamais aller emmerder chaque semaine les même interlocuteurs. Règle paysanne : faut pas épuiser la terre ni le gibier.

Magie de l’alliance bistrot-information, exemple.
Je fais escale chez le Yéti pour un coup de l’étrier. Sortant de la bagnole, je tombe sur un jeune fonctionnaire territorial. Futunien, immense, racé, cordial, le gars est ingénieur et travaille dans un service technique. Il s’appelle Soanne.
On échange quelques politesses. Je ne lui propose pas de monter les marches pour un godet chez le Gros : on se doit de se tenir à l’écart du « Gros » si on veut bonne réputation garder et les emmerdes éviter – surtout le soir. C’est un peu comme être surpris à aller boire au boxon après la fermeture des restaurants dans une sous-préfecture, ça finit toujours par se savoir.
Je suis donc étonné que l’ingénieur me propose une bière.
On trinque.
– Tu sais que c’est le bordel à l’hôpital de Sia ?
Le gars est intelligent et franc du collier, je ne joue pas au plus malin.
– Non. Absolument non. Je ne sais rien de ce qui s’y passe. Raconte-moi.
– Ces abrutis sont en panne d’oxygène médical.
– Non ?
– Mon oncle est sous tente, en attente d’une évacuation sanitaire à Nouméa. S’il n’a pas ses bouteilles d’oxygène demain soir, il est mort.
– C’est fort de café de leur part…
– Cet hôpital est un vrai foutoir.
– Je ne me mets pas en doute tes propos.
– Tu as l’info, fais ton boulot, remue la merde…
Soanne fait tourner sa bière, à laquelle il n’a quasiment pas touché. Il ajoute :
– Un Casa devrait arriver demain avec de l’oxygène.
– Je vois. Pas trop tôt, remarque…
J’imagine la chiasse qui a saisi les autorités hospitalières. Il y a fort à parier que la peur de se faire taper sur les doigts par Paris a eu plus d’influence sur le système digestif des ronds-de-cuir que le souci de voir crever un gars ou deux. Faut dire aussi que le public en face n’est pas des plus faciles et que la peur du bâton velu et musclé est propre à mettre les idées en place. En bref, la trouille de la violence physique est un aiguillon d’excellence pour motiver les volontés molles.
– Merci, dis-je à Soanne, je m’en occupe.

À 09 H 00 pétantes, je suis à l’aéroport in-ter-na-tio-nal de Hihifo.
Pas de bol : tout est fermé. Ce n’est pas Nouméa et encore moins Fidji. C’est très petit.
J’oblique vers la tour de contrôle et poursuis la marche à la recherche d’une porte qui me donnera accès à la piste.
Bingo ! J’entre. Un hangar d’une propreté clinique abrite le Twin-otter assurant la navette entre Wallis et Futuna. Une porte marquée « Bureau ». Je frappe.
– Ouais, entrez et essuyez-vous les pieds !
Le type a la soixantaine solide. Avant même que je ne me présente, il m’invite à m’asseoir.
– Tu prends un thé ?
Je mets du temps à répondre. Couvert de sueur au moment où j’ouvrais la porte, je suis saisi par le froid de l’air conditionné.
– Oui, merci, et sans glace.
Le type sourit de ce que je crois être un bon mot et me tend une tasse.
– Alors, quel bon vent t’amène ?
– Je bosse pour le canard.
– Hmm…
– J’ai appris qu’un Casa doit venir de Nouméa pour apporter en urgence des bouteilles d’oxygène médical. Suis là pour prendre des photos. Savais pas où me jeter.
– Tu as frappé à la bonne porte.
– À quelle heure est prévu le Casa ? Je me vois mal abuser de ton hospitalité…
Un geste apaisant de la main. De l’autre, le type empoigne le téléphone.
– Salut, c’est Pierrot. Tu sais à quelle heure il arrive, le Casa ?… Ouais… Ouais… C’est que j’ai un tas de bricoles à finir et tu comprends, je ne voudrais pas rester coincé… Ouais… Quand ?… Okay, merci.
Il repose le combiné.
– Ton zinc est prévu à 13 H 30. Je serai là et, de toutes façons, la porte du hangar sera ouverte…
Efficace, le gars ! Je le remercie et on termine les présentations. Pierrot est chargé de la maintenance du « Ville-de-Paris », le bimoteur assurant la liaison entre les deux îles, et en plus de l’escale technique du 737 hebdomadaire de Nouméa.

Je laisse Pierrot à son ouvrage et retourne à la rédaction où l’ambiance est à couper au couteau. Les secrétaires de rédaction ont le sourire forcé et Kiko est au bord de l’explosion.
– Putain qu’est-ce que tu branles ? Tu crois qu’on va le sortir comment, ce putain de journal ? Tu pars tout l’après-midi d’hier et ce matin tu te pointes à dix heures et demi ! C’est quoi, ce bordel ? T’es ici pour bosser, merde !
Je pose l’appareil-photo et le bloc-notes sous son nez.
– Où est le problème ?
C’en est trop pour lui.
– Tu veux jouer au plus fin ? D’accord ! Dans ce cas tu te démerdes pour sortir le canard tout seul comme un grand !
Et il quitte la boîte, furax.

Je fais rapidement le point. Tout baigne. J’ai assez d’articles au marbre, sans compter celui à venir sur le bordel de l’oxygène médical. L’hebdo paraîtra en temps et en heure.
Je pare au plus pressé, qui est de rassurer les filles. Tout sourire, je leur explique qu’il ne s’agit que d’une brouille passagère.
D’ailleurs, je subodore qu’elles sont déjà au courant du coup du repreneur. Dans le cas contraire et après la scène qui vient de se passer, elles seraient beaucoup plus inquiètes.
Grace à Kiko, il faut bien l’avouer, elles ont la bonne place, ici. Salaire fixe et C.D.I. s’il vous plaît !
D’accord, certes, elles ne sont pas fonctionnaires au salaire hors de proportion par rapport au travail fourni, mais elles jouissent d’un confort certain. Pas ou peu de stress au boulot et surtout, le plus important, elles échappent à un univers familial souvent oppressant. Dans ce pays à l’économie de subsistance, les fafine ne sont pas toujours à la fête. Le travail ici ne représente donc pas le Pérou, mais c’est loin d’être l’enfer.

Retour à Hihifo.
Cette fois, Pierrot m’offre son thé dans une pièce différente mais où règne le même froid climatisé qu’au bureau. Y sont entreposées des pièces de rechange qu’il inventorie. On bavarde jusqu’à l’heure dite.
– Ça va être bon, on y va.

C’est la fête à Neuneu.
Une bonne douzaine de gaillards attendent les fameuses bouteilles. Les gendarmes sont là. Le directeur de l’hôpital aussi, flanqué de son directeur technique. Plus les chefs coutumiers : chef de village, chef de district, chef de circonscription… Et encore l’antenne de R.G. Par dessus, les gabelous, bien sûr, et j’en oublie d’autres.
Si Pierrot dans son coin se fend bien la poire, tous les autres me font une gueule d’enterrement. Visiblement, ma présence les horripile au plus haut point. Si je n’étais pas conscient de tenir un truc pour leur mettre à tous le nez dans la merde, la tronche qu’ils me tirent suffirait à me renseigner.

Le Casa se pose, roule sur le taxi way, rejoins le hangar.
La tranche arrière s’ouvre. Les bouteilles peuvent être débarquées. Les manutentionnaires de choc envoient l’affaire vite et bien.
Je me pointe, prends des photos.
Grand froid !

Les aviateurs pensent déjà au décollage, impassibles dans leurs combis de vol moutarde. Je lis de leur comportement détaché qu’ils pensent très fort :
– Une mission parmi d’autres, pour le reste, vos merdes, on s’en cogne.
Il faut dire que le territoire a la réputation solidement établie d’être un foutoir sans nom, un exemple de gabegie tout azimut, pour tout dire un cas d’école.
Alentour, ça s’agite, fébrile.
Alors que je ne pose aucune question, des fonctionnaires se succèdent à me faire du rentre-dedans et essayer, la bouche en fleur, de me convaincre que tout va bien dans le meilleur des territoires possibles. Comme c’est précisément le contraire, tout en serrant les mains offertes, je pense très fort :
– Bande d’enculés !
Tous complices d’une règle du non-dit, de la poussière sous la natte à tout sujet et à tous les niveaux.
Une pénurie d’oxygène à l’hôpital public ? Pensez donc !
C’est la faute des Wallisiens qui volent les bouteilles pour souder à l’autogène.
Hum… Ça se pourrait… Mouais… Suis bon garçon, me dis que tout est possible…
Encore faudrait-il le pendant à l’acétylène, indispensable à cet exercice. Et là, c’est une autre musique.
Un importateur de gaz m’affirme que les Wallous soudent beaucoup. Je reste dubitatif. Le type ne m’inspira pas confiance (et l’avenir me donnera raison).
Beaucoup ? Énormément, oui ! pour qu’il y ait pareille consommation, il faut imaginer qu’il se trouve quelque part sur l’île un chantier secret dans lequel une mafia de Mozart du chalumeau brasent et soudent à mort vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans pause-pipi ni déjeuner !
Et ce n’est pas fini. On m’affirme que nombre de bouteilles sont volées pour servir de cloches destinées, dans les élevages, à appeler les cochons à la bouffe. Il est vrai que des bouteilles vides de butane servent, dans certaines écoles primaires, à annoncer le début et la fin des cours et les récréations.
– Ils les coupent en deux pour s’en faire des barbecues, m’expliquera-t-on par ici.
La plongée sous-marine fut évoquée à demi-mot par là.
Bizarrement, on ne va pas jusqu’à citer le saut en parachute à haute altitude par des paras français de passage à l’entraînement et soudainement en manque d’air, au point de secouer pour partie les réserves hospitalières.
On n’ose pas.
Dommage.
Gros regret !
De mon côté, je m’abstiens de poser des questions sur la lecture des manomètres de pression par la main d’oeuvre et de leur relevé, des déperditions dues au défaut d’entretien, et donc de tout ce qui pourrait s’apparenter à des responsabilités de la hiérarchie hospitalière…

Les photos prises, je tourne les talons, heureux comme un gamin qui va faire une bonne farce, ayant retenu de ce cirque la double leçon du jour : ici le mensonge est d’or, et à peu près tout le monde a subi une couillectomie.

Au final, je ferai rire mes lecteurs. Et seulement eux, car les intéressés, les supposés responsables de ce bazar, n’en ont pas mené large.

Enfin, tout étant bien qui finit bien, il y a eu zéro macchabée par défaut d’oxygène.

 

(À suivre)

 

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