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Les Wallis de Kons 06

Publié par le 24 avril 2021

 

Le paradis est pavé de mauvaises intentions (Proverbes, 32,1 – 69).

 

Déjà plusieurs mois ont passé. Kiko m’a informé – enfin – de la venue prochaine dans les murs, pour présentation, du fameux Rodineau, ex R.G. et bientôt patron du journal. Au moins les choses seront-elles claires : je saurai à quelle sauce je vais être baisé.

Une main sur le clavier, l’autre sur une boîte de bière, je trie ce qui peut l’être de brèves, d’articles de réserve et de futurs feuillets à écrire, quand la sonnerie du téléphone m’explose les tympans.
19 H 00. Un peu tard pour m’appeler au boulot, selon la bienséance tropicale. Je n’ai rien d’autre à faire que de m’oublier dans le travail et il faut qu’on vienne me déranger maintenant. De mauvaise humeur, je décroche, finis d’avaler une gorgée de bière.
– Ouais, j’écoute…
– T’es toujours aussi cool ou aussi con, Kons ? Ça t’arracherait la gueule de dire bonjour aux potes ?
Je reste interdit.
Nom de Dieu, le Kelu !

Luc. Kelu.
L’incontrôlable aux amours tumultueuses, du Zaïre aux Tuamotu. Kelu, le Larousse de l’esclandre semé à tout vent. Kelu, qui m’a déposé à l’aéroport d’Orly pour mon départ vers Wallis et, avant ça, hébergé dans sa banlieue alors que j’étais dans la dèche et cherchais à repartir outre-mer ou ailleurs. Kelu le grand fou sympathique et violent. 
– Ça me fait chaud au coeur, Kelu. Ça baigne ?
Je le croisais de temps à autre à Tahiti, jusqu’à ce qu’on finisse par travailler ensemble pour le même canard. Avec le Olivier. Et l’Ange. La belle équipe.
Propos rapides, vu le prix de l’impulsion d’une communication plus que lointaine :
– Me fais chier. Suis en carafe en France. T’as un plan pour choper le R.M.I. pour moi et ma copine en attendant de trouver du taf chez toi ?
Je me retrouve très con. Impuissant.
– Pas de R.M.I. Pas d’assurance chômage. Du boulot, nada. J’suis pas aux manettes. Ici, t’es dans un piège si t’arrives sans pouvoir repartir par tes propres moyens. Je peux t’héberger avec ta bourgeoise aussi longtemps que tu le souhaites. Pour le reste, j’assure rien. Question business, y a que dalle.
J’ai les glandes. Luc a toujours été droit comme une barre et je ne peux pas lui renvoyer la pareille, ni l’aider pour un billet d’avion, encore moins deux ticksons, je suis fauché, ni non plus lui débrouiller un boulot.
Impasse totale.

J’appuie sur la touche RWD de ma vidéo cérébrale.
Tahiti.
J’ai rejoint une équipe rédactionnelle dont personne ne veut ailleurs. Vauriens. Tricards de partout, dont l’un est même marqué à l’encre rouge par un puissant groupe de presse. Une sacrée bande. Kelu s’y trouve.
Avant de rejoindre la poignée de fléaux à laquelle il appartenait, j’ai sympathisé avec lui à l’occasion d’un article de merde sur un sujet de merde (car il y a des sujets de merde, ouais, qui ne méritent pas d’être imaginés ou donnés à écrire, la presse, c’est comme le reste du consommable donné à bouffer au troupeau, c’est comme le pinard, l’herbe ou le sexe : la surconsommation pollue, faut un minimum de qualité pour prendre son pied).
Le sujet de merde évacué de la discussion, nous embrayons autour d’un verre sur diverses choses et on se rend compte que nous avons eu les mêmes colocataires dans un gros village en ceinture de Papeete.
Que nous avons foutu le même bordel dans le couple avec lequel nous partagions la baraque.
Mêmes arrivées tardives.
Mêmes ouverture du frigo à 5 H 00 du mat’.
Mêmes demi-journées de repos passées raides affalés sur le lit ou le canapé, complètement largués, à boire et à fumer…
Aucune forfanterie ni gloriole. Des accointances naturelles. Pour un premier contact, ça promet.
Discussion sans but. On tire sur le clope et on chasse le vague aperçu de normalité triste de France de laquelle lui, moi et d’autres se sont extraits.
Kelu me cause Asie. Je cause Asie. Notre boussole se fixe sur le nord-ouest. Retour mental chez les Jaunes. L’Asie brune. L’Asie des cuillères. L’Asie des baguettes… On échange nos souvenirs sur le sujet.

Et on est devenus potes. Bien sûr pas pour jouer au bridge ni jacter littérature ni faire dans le caritatif. Lui et moi comme les autres compères c’étaient plutôt les alcools forts, les gros seins et les histoires foutraques qui étaient notre liant, bien des exemples tendent à le prouver.

Papeete. Bar d’un hôtel de luxe à la nuit tombée. Kelu et ouame avons déjà le sang chargé à souhait depuis notre passage le midi dans un bistrot du quartier chinois.
Il a dégoté une place à la table de presse d’un pince-fesses de haut vol, d’où notre présence.
Faut être clair : on n’a pas les moyens d’être des piliers de ce bar. On y est ce soir pour boire gratos – facile – et lever de la chatte – plus difficile.
Kelu doit faire des photos.
Il doit faire un papier bien comme il faut.
– Tu verras, ça va être sympa. Boire. Bouffer. Bonne musique…
C’est ce quen lui a soufflé le rédacteur-en-chef un peu plus tôt, faisant semblant de le prendre sous son aile alors qu’en réalité, il cherchait un pigeon pour cirer les pompes de la bourgeoisie locale. Il s’agissait donc pour lui, surtout, de calmer le branquignol, d’endormir le Kelu qu’il voyait, avec raison, comme un mélange instable.
Kelu est resté impassible. « Va te faire enculer… Va te faire enculer… Va te… » résonnait si fort dans son crâne que nous l’entendions tous dans la salle de rédaction. Tous, sauf cet imbécile de rédac-chef qui nous adressait un sourire béat, auquel nous répondions en souriant de même, tandis qu’il retournait à sa cage de verre pour faire la poiscaille pensante et pesante.
L’imbécile est heureux. La terre tourne.
Kelu a hurlé :
– Oh la racaille, c’est vendredaille allons à la whiskaille ! avant d’ajouter : Kons, je t’emmène chez les bourgeois, viens, on va sssss’aaaamuser, ouhaaaaa !
– Go !
Le temps de nous changer et nous voilà en route vitement dans son tas de boue vers l’hôtel fastueux.

Une fois à l’intérieur, on ignore la table de presse encore déserte pour nous verrouiller au bar et, de là, observer froidement cette micro-société qui s’autocongrat-s’encule en couronne et se remet des prix.
Le prix du meilleur entrepreneur. Le prix du meilleur JEUNE entrepreneur. Le prix du meilleur banquier. Le prix de je ne sais plus trop quoi…

20 H 00. Nous frisons déjà la gueule de bois.
Pour nous remettre d’aplomb, on enquille Heineken, Hei-lager, Bud, Hinano. dans l’ordre et le désordre. Aller et retour. Puis on passe la vitesse supérieure :
– Ouiski, s’il vous plaît.
Le barman tahitien nous sert en rigolant. Bon professionnel, il subodore le résultat des courses.
Jeannot-le-Marcheur. Jacques Danièle. Double. Re-double. Triple. La murge s’annonce belle et fière.
Une heure plus tard, nous sommes blindaresques, comme Kelu a coutume de dire, mais dignes.
– Luc, t’as pas des photos à faire ? lui dis-je.
Le compère me reluque et répond, glacial :
– J’veux en faire qu’une. Celle du récipiendaire. Du premier qui passe en dernier. En vedette américaine. Tu piges, mec ?
Bon. Énervé, le Kelu. Je n’insiste pas. Je connais l’oiseau.

And the winner iiiiiiiis
Le prince de la perle noire est gratifié d’une médaille en chocolat. Les projos sont braqués sur la gueule de l’élu du soir. Caméras télé. Nuée de photographes. Kelu lui aussi est sur les planches pour shooter le portrait du prince de la perlouze.
Im-pos-si-ble.
Sa majesté joue l’esquive. Kelu virevolte autour de la star, hyper mobile en dépit de toute la boisson ingurgitée. Une santé de fer, le mec.
Y cherche quoi, le prince ?
Y fait sa chérie, le prince ?
Le prince se fait-il désirer ?
Le prince fait grave chier Kelu, je le sens d’ici.
– SIRANI, ENCULÉ !
Deux mots qui déchirent l’ambiance. Les poules en robes du soir et leurs mâles en smokings sursautent. Moi-même, j’en reste bouche ouverte, le verre collé aux lèvres.
Sur scène, la vedette est tétanisée. Kelu en profite pour shooter un max. Puis il hurle :
– MERCI, ENCULÉ !
Pantalon de toile, baskets, chemise à fleurs, Kelu fend la foule des pingouins et me rejoint au bar pour un rafraichissement.
– J’ai eu du mal pour son portrait ! Merde, quelle perte de temps…
Je bois avec délectation ma gnôle tout en reluquant d’un oeil amusé les pontes offusqués. Kelu finit par éclater de rire. Tous est sous contrôle.

Il en a fait d’autres.
Élection de Miss Tuamotu.
Les Paumotu (habitants des Tuamotu, n.d.a.), dont l’archipel s’étend à 8/900 bornes à l’est, sont des gens affables et sympathiques. Leur problème est qu’à Tahiti ce sont des déracinés, sujets à diverses prédations et aussi aux tentations qu’offre la petite Babylone des mers du sud. Dont cette connerie de première bourre de concours de Miss, d’autant plus que la plastique des filles paumotu ne répond pas exactement aux critères généralement admis de par le vaste monde.
Kelu y est envoyé par le même abruti qu’au pince-fesses précédent.
Comptoir. Whisky. Rebelote.
– Qui c’est qui nous a FOUTU des THONS pareils ? C’est se FOUTRE de la GUEULE du MONDE !
Scandale.

Bien sûr, tout arrive aux oreilles du rédac-chef.
Furibard, obligé de contenir sa rage, il finit par prendre toute la tribu en grippe.
– Qui c’est qui m’a foutu cette équipe ? Bande  de dingues !
Et à chaque fois, les dingues se marrent encore plus et en redemandent et remettent les couverts de plus belle, au point qu’un matin, lassés par les critiques du boss, « qu’est-ce que vous foutez à boire du café à cette heure, bordel de merde ! », les dix et quelques plumitifs présents claquent la porte. Bourrés à l’apéro, démontés à 18 H 00, ils boucleront à minuit le canard du lendemain.
Le rédac-chef commence à perdre les pédales et, un jour, s’en prend à Kelu, lui assénant un sermon sur le sérieux professionnel et l’alcoolisme qui, selon son point de vue, ne font pas bon ménage.
– Wouarfffff !…
– Je te donne la journée pour aller cuver !
– Facile, t’as vu l’heure qu’il est, enculé ?
Kelu se barre. Un peu plus tard, le téléphone sonne. Je décroche.
– La rédaction j’écoute…
C’est lui.
– Kons, passe-moi l’autre fumier.
– Kelu…
– Passe le moi et fais pas chier !
Et il explique au patron, depuis une cabine téléphonique, qu’il vient de décrocher une patate de corail et qu’il est en route pour la lui foutre sur la gueule.

Des années plus tard, à Paris, il me mettra en main un casse-tête marquisien pour l’aider à déloger son ex-belle famille zaïroise, Porte de Clignancourt.
– T’es sûr que c’est une bonne idée ?
– FAIS PAS CHIER PUTAIN C’EST GRAVE !
Sur place, porte ouverte. L’appartement désert. Anarchie totale. Frigo pourri. On nettoie, on se rince la gueule et on se casse.
– On va chez des potes se changer les idées.
Je laisse venir, n’ayant aucune prise sur mon pote qui, cigarette au bec, la gueule de traviole, conduit sportivement.
On se retrouve en terrasse dans un bistrot paumé de la capitale à boire des coups en bonne compagnie extrême-orientale : Mongols, autres Asiates, plus quelques Blancs originaux. Filles et mecs boivent sec. Ça commence à chalouper un max. En musique de fond, sortant du rade :
« Avec ta barre de fer dans ta baguette de pain / T’as toujours été bien plus qu’un Français moyen… »
(Relou – La Souris Déglinguée).

Après cet appel pour être rencardé sur Wallis, je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Mais je sais que le bougre a bien surnagé et tiré son épingle du jeu par la suite. Il a abandonné la presse et tourné le dos au droit. Car il était féru de droit. Sérieux. Au point d’avoir tenté un concours d’état à Papeete.
Il était sorti fou furieux de la salle d’examen.
– T’imagine un peu, y a une salope qui est sortie en pleine épreuve pour revenir trois quarts d’heure après…
Je passe sur l’aspect sexuel de ses propos.
– C’est elle qui aura le concours, ce pays est pourri jusqu’à la moelle !
La fille a gagné le concours.
Kelu pas.
Et son propos sur la corruption du bled était erroné. Faux, Kelu. En deça de la réalité. C’était bien pire que ça !

(À suivre)

 

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