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Saint-Meurtre-sur-Loue 36

Publié par le 1 novembre 2025


Luna ! Mon Dieu, mon Dieu, non !

Elle s’est retrouvée piégée dans le tumulte d’écume, poupée bringuebalée dont n’apparaissait plus, à de brefs instants, qu’une ombre furtive, roulante, avec parfois un membre qui surgissait avant d’être happé de nouveau.

J’avais arraché la cagoule, déchaussé les bottes et enlevé les gants. Maintenant je me battais avec les seize foutus boutons de fausse obsidienne de l’imperméable.
Un... Deux... Trois.

La tête de Luna émergea entre deux trombes d’écume. Je crus entendre un cri gargouillant qui m’appelait :
Bra… co…

Quelle folie m’avait pris de m’affubler de cette espèce de soutane ? Je ne pouvais pourtant pas plonger avec. Une fois dans cette eau tourbillonnante, j’aurais besoin de toute ma liberté de mouvements.
Quatre boutons. Cinq…
En plus, les boutonnières étaient minuscules. Chacun paraissait plus difficile à défaire que le précédent !

Les jambes de Luna surgirent, tout près du bord, à même pas trois mètres de moi.
Si proche. Si proche…

Elles s’agitèrent dans un mouvement d’une grâce absurde, comme dans une compétition de natation acrobatique. Ça ne dura qu’un instant. Une langue de mousse vint s’abattre sur elles, tentacule de monstre marin qui les fit de nouveau disparaître dans l’abîme.

Si proche et cependant si loin !

Huit.

Neuf…

De toutes mes forces, je repoussais la panique qui voulait m’envahir.
Je m’exhortais au sang froid.
M’efforçais de contrôler au mieux les mouvements de mes doigts.
Refusais de tenir le compte affolant des secondes qui s’égrenaient, impitoyables.

Depuis combien de temps était-elle engloutie dans cette saleté de mélasse furieuse ?
Trente secondes ?
Quarante-cinq ?

Non… Ne pas penser à ça…

Combien de temps pouvait-elle tenir sous l’eau, elle qui ne faisait jamais d’exercice et fumait en deux jours son paquet de Fleur du Pays ?

Ne pas penser à ça !

Ne penser qu’à défaire assez de boutons. Ne penser qu’à maîtriser le bout de mes doigts que le froid, déjà, rendait gourds.

Cinquante secondes ?
Une minute ?
Plus ?

Ne pas penser.

Onzième bouton. Douze !

Enfin je pus me dépiauter de cette odieuse défroque, la dégager de mes épaules, la faire glisser, tomber à mes pieds et l’enjamber. Je reculai quelques pas pour prendre de l’élan, courus et sautai dans le bouillonnement, visant le lieu où, dans cette mousse en colère, j’avais vu émerger les jambes de Luna la dernière fois.

Vers 1995, dans les Alpes Dinariques, vers Goradje, en Bosnie, le conducteur saoul de slivovitz du véhicule blindé dans lequel je me trouvais avec six mercenaires bulgares a fait une erreur à un virage et nous a précipité hors de la route escarpée que nous suivions. On avait alors dévalé une pente abrupte de plus de trois cent mètres en une succession de tonneaux et de rebonds.

Ce fut la même impression de chaos total, avec en plus la claque glaciale, suffocante, paralysante, de la flotte épaisse de neige fondue.
Heureusement, j’ai eu de la chance : je suis tombé immédiatement sur elle et, d’un réflexe, ai aussitôt refermé mes bras sur son corps.

On était tête-bêche. On tournait et tournait et tournait. J’avais les coudes serrés contre son corps inanimé, Ô Dieu, Seigneur, si inanimé ! Mes mains plaquées contre son dos inerte, si inerte. Ma tête entre ses cuisses abandonnées, Ô Dieu, si abandonnées !

Résolument, je nous entraînais vers le fond, ne tentais pas de regagner la surface mais au contraire m’évertuais à nous faire couler, à nous laisser plaquer par la force du rouleau sur le lit de roches et de gravier.
Là, je cherchai des pieds un appui.
J’ai mouliné sans succès pendant l’infini de quelques secondes. Mon esprit scandait :
– Le mur le mur trouve le mur putain de bordel de Dieu le mur !
J’ai enfin rencontré au bout de mes pieds la roche du bord inférieur de la retenue d’eau.
– Le mur !
J’ai plié les jarrets et poussé de toutes mes forces, comme un nageur effectuant un demi-tour en bout de piscine.
Et ça a marché.

La force du rouleau a cessé de nous être contraire et nous a propulsés, nos corps entrelacés raclant sur les cailloux du fond, hors de sa portée.

Une poignée d’instants plus tard, j’ai jailli à la surface d’une eau toujours tumultueuse mais plus calme, les genoux de Luna de chaque côté de ma tête, ses deux jambes hors de l’eau. Vite, je l’ai retournée pour faire émerger sa tête. Et mon premier souffle s’est transformé en gémissement de bête blessée quand j’ai constaté qu’elle avait les yeux fermés et qu’elle ne respirait plus.

Haletant, le cœur affolé, je nous ai laissés dériver, portés par le courant, jusqu’à la ruine d’un ponceau écroulé aux deux tiers qui menait jadis de la rive à la minoterie. À son extrémité a poussé un sureau, accrochant ses racines entre les pierres disjointes, penché sur le courant comme un saule pleureur. J’ai agrippé une branche et je nous ai hissés hors de cette saloperie de flotte visqueuse.

Enfin !

J’ai rampé au sec, sur le tablier fait d’anciennes traverses de chemin de fer.
Luna ?… LUNA !

(À suivre)

 

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