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Saint-Meurtre-sur-Loue 34

Publié par le 18 octobre 2025


C
’est ce matin-là, rentrant du village au Moulin-Buisson par le Bord-d’eau, le long de mes traces de l’aller, aveuglé par les tourbillons de neige, les poumons endoloris par l’air froid que j’aspirais à grandes goulées, que ma raison a finalement chaviré.

Tout était anéanti.

Tous les efforts que j’avais produits depuis des années pour contrôler ma folie.
La solitude que je m’étais imposée.
La routine maniaquement entretenue de chaque jour.
Le carcan des travaux continus au jardin, dans les bois et à l’intérieur de la maison.
Mon comportement et mon langage fermement contrôlés

Fini, tout ça.

En miettes.

Mon âme n’était plus désormais qu’un bateau désemparé. Le rafiot d’un pêcheur si pauvre qu’il n’avait jamais réussi à changer sa grand-voile usée, mille fois ravaudée, qu’une tempête soudaine avait déchirée en lambeaux. J’étais devenu ce misérable agrippé des deux mains à la barre devenue inutile, secoué de haut en bas et de côté à côté, boxé sans pitié par la furie des eaux.

Un désastre causé par une seule erreur : m’être cru autorisé à ouvrir ma porte, mon cœur, ma vie, à une fofolle trop jeune pour moi qui ne s’était pas gênée pour s’y engouffrer, tigresse d’un cerceau de cirque, buse s’abattant sur un rat, balle tirée par un garnement dans la tête de son copain.

J’allai, furieux, fendant la grisaille dansante des flocons, mâchoires et poings serrés, tout mon être navré par cette défaite, répétant entre mes dents à chaque pas, à chacun de mes coups de talons dans la neige :
Ça aurait pu marcher, pourtant. Ça aurait pu marcher…

Arrivé au Moulin-Buisson, je me suis planté dans le jardin un petit moment, reprenant mon souffle, contemplant avec une émotion que je m’étonnais d’éprouver les bâtiments familier.
Leur forme en U.
La maison d’habitation, avec son gros porche de bois au court toit de tuiles recouvertes de neige.
La porte de l’école au fond, sous ses trois linteaux en arcade.
Le poulailler…

Et puis j’ai arrêté mon plan.
Oui, ai-je murmuré.

Oui…
J’allais faire ça.

C’est dans la vieille voiture, ai-je poursuivi à voix haute.
Hochant gravement la tête, j’ai ajouté sur un ton de certitude :
Ça ne peut être que là.
J’en étais aussi certain que si j’avais choisi moi-même la cachette.

Jai tiré la lourde porte coulissante de l’écurie, suis entré dans la pénombre, ai marché droit à lAronde Simca.
La portière arrière s’est ouverte en poussant un grincement douloureux, criard comme un cacardement de geai. Un remugle de tissu moisi et de vieille huile s’est jeté sur mon visage, me rappelant le moment où, pendant la magie du printemps, nous y avions fait l’amour.
Luna, tee-shirt retroussé, seins ballants, qui geignait avec des halètements de chienne :
Mets-moi !
Mon propre bonheur, qui me faisait pleurer de joie...

Fini, tout ça. Fini.

J’ai inspecté rapidement l’habitacle. Il n’y avait rien. Je suis allé derrière la voiture et j’ai ouvert le coffre. Il s’est soulevé sans un bruit sur ses charnières huilées de frais.
Tout le fourbi y était dans un grand sac poubelle gris : les bottes, la cagoule et le grand imperméable.

J’ai tout sorti.

Chaque pièce était humide et dégageait une odeur de vase que je reconnus pour être celle de l’eau de la vieille fontaine à la citerne pourrie, dans les buissons de la Souille.
Elle avait dû les laver là en rentrant.
Luna.

Je me suis rendu compte que je ne cessais de répéter entre mes dents :
Tu vas voir… Tu vas voir… Tu vas voir ce que tu vas voir…

Je me suis déshabillé, puis j’ai revêtu le déguisement.
Tout était à ma taille. les bottes étaient à ma pointure. La cagoule s’ajustait exactement à mon crâne. Les gants luisants comme une matière grasse semblaient avoir été moulés pour mes mains.
La pèlerine était d’une drôle de matière, une sorte de nylon plastifié, que je ne connaissais pas, mais qui, pourtant, étrangement, me paraissait familière. Elle n’était pas commode à revêtir, garnie qu’elle était sur le devant de seize petits boutons noirs et brillants très rapprochés les uns des autres.
Seize.
Je ne les ai pas comptés.
Étonnamment, j’en connaissais le nombre avant même de les forcer du pouce dans leurs boutonnières presque trop étroites pour eux.

Quand je fus prêt, attifé de pied en cap, je suis ressorti de l’écurie.
À la maison, le bas de la porte d’entrée a raclé sur le carrelage.
Des bruits de vaisselle provenaient de la cuisine, dont montait une odeur de café au lait. La voix de Luna m’a hélé depuis l’intérieur :
C’est toi, mon Braco d’amour ?
J’arrive !

Je suis entré dans la salle de bains, ai ôté mon gant droit et me suis emparé de l’espèce de pinceau au moyen duquel elle se barbouillait le bord des yeux.
En me penchant sur le miroir, l’écouvillon avec son bout en tire-bouchon couvert de grasse pâte noire à la main, j’ai découvert mon reflet.

J’ai failli éclater de rire.

Vingt dieux, cette dégaine !

Un vrai film d’horreur !

En même temps, je me suis trouvé…
Beau !
Effroyable mais beau. Avec en moi le bizarre sentiment qu’aucun vêtement, jamais, ne m’était allé aussi bien que cet accoutrement de cauchemar.

Je me suis tartiné les paupières et le bas des yeux de maquillage, que j’ai fini d’étaler avec mon pouce.
J’ai remis mon gant.

Et puis je suis allé la rejoindre à la cuisine.

Luna.

(À suivre)

 

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