Luna est restée silencieuse.
– Je te comprends, ma belle. La Vérité des Choses, ce n’est jamais évident. Tu as du mal à te jeter à l’eau.
Quelqu’un a rigolé.
C’était moi.
– Se jeter à l’eau ! Elle est drôle, celle-là, hein ?
Elle s’était affaissée pendant que j’y allais de mon récit. Maintenant, elle avait le menton appuyé sur la poitrine et ses cheveux dégoulinaient en mèches pointues, cachant la majeure partie de son visage.
– Attends, je vais t’aider…
J’ai tendu le bras, avec ma main en coupe que j’ai refermée sur son menton pour le faire bouger du haut en bas tandis que, de mon pouce, je faisais remuer ses lèvres.
Elle s’est décidée à parler d’une voix très basse, encore plus grave qu’à l’ordinaire. Et c’était bizarre parce que, rauque à ce point-là, on aurait dit ma voix à moi.
Elle m’a expliqué, à sa façon à elle, pas toujours bien en ordre, dans une syntaxe approximative, comment elle s’était déguisée avec des vêtements de toile plastifiée noire.
Comment elle les avait eus ?
– J’sais plus. Peut-être dans un festival de rock satanique…
(Ch’n’ai pus. Meunêtre dans n’un fechtival…)
Ma façon de l’aider à articuler en faisant descendre et monter ses maxillaires lui donnait une élocution inhabituelle, un peu chuintante.
Son idée, m’expliqua-t-elle, c’était de foutre une bonne trouille au Bugne.
– Y gn’avait manqué de rechpect…
En plus d’être effrayante, la panoplie la gardait de laisser des empreintes, des traces ADN et tous ces trucs dont se sert la police pour vous tomber dessus. Les bottes, la cagoule, le manteau en forme de soutane et tutti quanti…
À un moment elle pensait les avoir perdus, vu qu’elle ne les retrouvait plus à l’endroit où elle pensait les tenir dans Luna’s Spoutnik. Et puis, elle s’était souvenue les avoir changés de place et cachés dans la vieille Aronde.
– Quand ça ?
– Ch’ai plus. Gnun peu après gnon gnarrivée…
Elle était si troublée par la mort de son chien, à ce moment-là, que ça lui était sorti de la tête aussitôt après l’avoir fait.
La nuit du meurtre, elle était entrée chez le soûlard facilement, vu qu’il n’avait pas seulement négligé de boucler sa porte, il l’avait carrément laissée entrouverte, beurré comme il était.
Je l’encourageai :
– C’est bien… C’est bien… Faut que ça sorte… Continue. Dis-moi comment…
Elle était montée à l’étage sans bruit.
Elle avait pris machinalement, sans y penser, la statuette de chien berger sur la commode.
Elle avait attendu, tapie dans l’ombre, pendant que le Bugne regardait en poussant des grognements une émission de télé présentée par une femme à la voix joyeuse.
Elle l’avait vu tituber jusqu’à son escalier.
Elle l’avait frappé au coin de la tête avec le berger allemand en céramique.
Et elle avait joui, joui, joui à fond de voir ce gros porc dévaler les escaliers, son cul par-dessus sa tête trouée, laissant échapper à chaque marche des coulées de cervelle et de sang.
– Waoh, comment qu’ch’ai choui !
Quand elle a eu fini, j’ai dit :
– Tu vois, c’est positif, hein ?
– Voui.
– On est dans la Vérité des Choses, c’est important.
– Voui.
– Ben, du coup, tu n’as pas bu ta tisane. Attends…
J’ai vidé son bol dans l’évier et l’ai rempli de la tisane chaude qui continuait d’infuser au bord du fourneau. Comme elle n’avait pas bu non plus sa poire, je me la suis enfilée avant de remplir nos deux verres. Je me suis assis de nouveau et je lui ai raconté le coup des rebelles tchadiens dont j’avais commandé l’enfermement dans la grotte des montagnes du Tibesti, avant de les faire emmurer vivants.
Quand son tour est revenu, j’ai repris son menton dans ma main et recommencé à remuer sa lèvre de mon pouce tandis qu’elle me décrivait en détail la mort de Mélisse Gonthier, la Mémé, et comment c’était un élan de rage qui lui avait amenée à lui fendre la tête d’un coup de hache…
– C’est parfait, on avance, ai-je déclaré, satisfait.
L’horloge a sonné son coup de la demie de onze heures. J’ai vidé nos deux godets et je me suis levé, claquant de la langue.
– Tu sais quoi, ma belle ? Je vais nous faire un bon frichti, ça nous requinquera tous les deux !
Sur le pas de la porte, je me suis retourné.
– Tu es sage, hein ? Tu ne bouges pas de là, hein ?
Elle n’a rien répondu mais à son attitude, de plus en plus affaissée sur sa chaise, penchée sur le bol de tisane qu’elle s’obstinait à ne pas boire, j’ai compris qu’elle ne projetait pas de me refaire le coup de la fuite dans la neige. Ni celui de la baignade forcée dans la cascade.
– Je reviens tout de suite, mon amour.
Au dehors, la neige avait cessé, mais le ciel restait bas et sombre, avec de larges traînées de bosselures noires qu’on sentait prêtes à éclater.
La Berthelet m’a appris plus tard qu’ils étaient déjà là. Ils avaient garé leurs véhicules plus haut, sur la route du village pour ne pas m’alerter par des bruits de moteur et ils s’approchaient à pieds par les bois.
Au poulailler, j’ai attrapé la noire, ma berrichonne. C’était un crève-cœur de me séparer d’une si bonne pondeuse, mais la raison commandait : elle était la plus grasse de mes volailles et il me fallait cuisiner un repas d’exception, à la hauteur de ce jour extraordinaire.
Je l’ai décapitée au hangar, sur le billot qui me sert à fendre mes bûches et, avec une serpette qui reste toujours pendue là, je lui ai ouvert le ventre pour la vider de ses tripes. J’ai examiné un moment le petit amas d’entrailles sanguinolentes sur le sol, qu’il m’aurait fallu nettoyer. Mais j’ai décidé de remettre la corvée à plus tard, car je ne voulais pas laisser Luna seule trop longtemps.
De retour à la cuisine, j’ai de nouveau versé la tisane refroidie de Luna dans l’évier et je l’ai gourmandée :
– Vingt dieux, tu devrais quand même boire ta poire ! Avec la baignade que tu t’es payée, ça va être du bol si tu ne chopes pas une crève de tous les diables ! Tu vas la boire, hein ?
– Voui, a-t-elle consenti, de cette drôle de voix qui semblait venir de partout à la fois.
J’ai étalé par terre, sous ma chaise, des pages d’un vieil Est Républicain. Je me suis assis avec la poule sur les cuisses et j’ai entrepris de la plumer en racontant ma campagne contre les rebelles de l’Union des Forces démocratiques pour le Rassemblement en Centrafrique. Je lui ai décrit comment on avait pris l’habitude, avec mes supplétifs tchadiens, de décapiter nos prisonniers et de planter leurs têtes au bout d’un pieu, ou bien de les pendre par les cheveux à un des rares arbres de ce quasi désert.
– C’était manière de répandre la terreur chez les autres, tu comprends ? Une façon de leur dire : « Faites bien gaffe, le capitaine Braconni est là avec ses gars et ce sont des diables que vous n’avez pas envie d’affronter ».
Au passage, je lui ai expliqué que, parmi les Tchadiens, certains avaient fait leurs premières armes au Tibesti des années auparavant et que, donc, on s’était combattus, eux et moi, à l’époque.
– Mais ça ne nous faisait ni quoi ni qu’est-ce, vu qu’entre professionnels de la guerre, c’est comme ça...
J’étais si pris par mon histoire et le flot de détails oubliés qui me revenaient à la mémoire que je suis resté saisi quand la porte d’entrée a raclé le carrelage.
Une volée de pas lourdement chaussés a retenti dans le vestibule.
Ils furent au moins une douzaine à surgir dans la cuisine.
– C’est fini, Braconni !
Berthelet braquait son pistolet sur moi. Juste derrière elle, j’ai reconnu la jeune Maghrébine qui était déjà venue pendant l’enquête sur la Mémé. Il y avait aussi Le Coët, le grand imbécile de la Nouvelle Calédonie. Et puis d’autres que ne connaissais pas.
Je me suis levé d’un bond, mais l’un d’entre eux m’a envoyé un vicieux coup de matraque à l’arrière des genoux. Je suis tombé comme en prière à l’église.
Ils se sont jetés sur moi.
J’avais leurs genoux sur la nuque, au milieu des épaules et dans le creux du dos. Des mains me tenaient les chevilles. D’autres me tiraient les bras en arrière et menottaient mes poignets.
Du coin de l’œil, j’ai aperçu la Berthelet qui relevait la tête de Luna et posait deux doigts sur sa jugulaire avant de s’exclamer :
– Elle est morte, c’te pauvre p’tiote !
À partir de cet instant-là, il n’y a plus eu, dans cette cuisine obscure, à peine éclairée par les avares lueurs d’un jour d’hiver sombre comme un crépuscule, qu’un homme maintenu au sol par des gens en uniforme sur une litière de papier journal froissé, de duvets et de plumes, un homme qui se tordait de rage et de douleur, un homme qui hurlait du fond de son ventre et de son cœur, un homme qui hurlait à la mort et à l’anéantissement de toute chose.
Cet homme, c’était moi.
(À suivre)