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Saint-Meurtre-sur-Loue (épilogue)

Publié par le 22 novembre 2025


Un semblant de lumière grise flotte encore à la lucarne. Les jours rallongent. Un printemps va venir que je ne connaîtrais pas.
Je suis arrivé au bout de ma dernière mission : raconter notre histoire.
Luna et Braco. Braco et Luna…
Cahin-caha. Calin cala. Crachin cracha. Ah, ah, ah !

Le soudard et la petite idiote. Le solitaire et la vagabonde. Le hibou et l’alouette. L’enfermé volontaire et la révoltée. C’est au choix.
Qui lira verra.

Je me sens soulagé.
Vide.
Léger.
Pas la légèreté pimpante du papillon dans sa prairie des couleurs. Non. Plutôt celle, mélancolique, de la brume sur la rivière par un matin froid.
Depuis quarante-huit heures, j’ai cessé d’avaler mes traitements. C’est l’âme pure, nette, vraie, même au prix de la dislocation de ma pensée en deux, trois, cent, mille galaxies différentes, que je partirai à l’assaut de mes derniers instants.

L’histoire se termine ici, dans la vieille maison d’arrêt de la rue Pergaud à Besançon.
Le pauvre Louis Pergaud de La Guerre des Boutons. Il est mort à la guerre, la vraie, la franche guerre, celle de l’Aisne et des tranchées. Là où il est, ça doit bien l’enrager qu’on ait baptisé de son nom la rue d’une prison.
Une taule qui date d’au moins les empires, insalubre, grisailleuse, humide et trois fois trop petite pour le nombre de détenus, ce qui fait que les gars sont entassés à plusieurs dans les cellules grandes comme des cabanes de chiottes.
Moi, j’ai la chance de jouir d’une cellule pour un Braconni tout seul, étant donné la gravité des faits qui me sont reprochés, un privilège dont on jouit quand on est soupçonné d’être un tueur en série, un gars épouvantable, « à haut potentiel de dangerosité », plutôt qu’un banal criminel du tout venant.

Parce qu’ils disent que c’est moi.

Je continue à leur expliquer mon amour, ma perle, ma tourterelle, ma chérie et tutti quanti, mais ils ne me croient pas et me regardent avec un air de commisération que je leur effacerais volontiers à coups de poings dans la gueule.

Ils disent qu’ils ont reconstitué les faits.
Que la logique est de leur côté.
Qu’il n’a été détecté aucune trace d’A.D.N. de « votre jeune compagne » sur les vêtements noirs retrouvés au bord du barrage, là où je m’en suis débarrassé avant de plonger pour la repêcher.
Luna.
Qu’on a par contre retrouvé la mienne, de trace, tartinée sur toutes les surfaces de ces maudits oripeaux !

Ce serait moi qui les aurait taillés et cousus sur la vieille et grosse machine de ma « salle de couture », au premier étage du moulin, me servant des chutes de tissu noir d’emballage qui y avaient été abandonnées.
Ce serait moi qui, connaissant la négligence du gros Bugne et la façon qu’il avait de laisser sa porte ouverte à tous vents, me serais coulé dans son logis, me serais glissé à l’étage pendant une de ses séances de masturbation télévisuelle, me serais emparé en catimini du clébard en faïence de fête foraine, l’aurais abattu sur la tempe de ce pauvre gros con.
Moi qui me serais faufilé chez la Mémé, alors qu’elle profitait des dernières lueurs du jour pour travailler à son jardin, puis, une fois enfermé avec elle, lui aurait fendu la tête en deux.
Moi qui aurais égorgé la serveuse de la Grenouille Gourmande et dévoré le foie de Florette.
Car il était une fois, pas vrai, dans la ville de Foix, hein, une marchande foie, sans blague, qui vendait du foie, n’est-ce pas ?

Moi, les paons du docteur.
Moi, les pigeons du Jacky.
Moi, moi, moi, moi…

Avant de contacter le médecin militaire du quartier Joffre, ils ont fait venir deux psychiatres civils. Un gars barbu et gris si voûté qu’il en paraissait bossu et une jeune dame à l’air pète-sec. Par Maître Berrenger, l’avocate qu’ils m’ont collée d’office, je sais qu’ils ont parlé de « schizophrénie », de « confusion extrême », de « choc post-traumatique » et de « projection de culpabilité ». Le militaire, lui, a indiqué une « blessure morale irrémédiable consécutive aux expériences de combats d’une extrême intensité ».
– Vous vous êtes construit une personnalité qui vous permettait de continuer à vivre, expliquait le barbu.
La jeune, elle, se contentait de hocher la tête en lâchant de temps en temps des murmures approbateurs.
– Vous vous êtes contraint à vivre dans une armure.
– Hmm, hmm, tout à fait…
– Une armure très élaborée, car vous êtes remarquablement intelligent. L’arrivée de cette jeune femme et le bouleversement amoureux qui en a résulté ont anéanti vos défenses…
– Hmm, hmm, c’est ça…

Je ne disais rien. Je n’ai rien dit. Je ne dis rien.
Je ne pense même pas.
C’est fini, ça : penser.
Arrivé à ce point, je ne sais plus si je me crois moi-même quand je me dis que je n’ai fait que venger Luna, mon amour, de ceux qui lui avaient causé de la peine. Ou si je souscris à leurs opinions savantes. Ou les deux. Ou ni ci, ni ça.

On ne peut pas appeler « pensées » les instants où mon esprit est happé au fond de tunnels complexes de taupes, aveugles corridors qui s’en vont de droite et autant de gauche pour s’enfoncer dans les ténèbres de plus en plus effroyables.
Là, au plus obscur de l’obscurité, je vois mes mains tailler et coudre des pièces de tissu plastifié noir. Je vois dans un miroir le reflet d’une cagoule percée de deux entailles derrière lesquelles ce sont mes yeux qui m’observent. Je vois le Bugne rouler dans ses escaliers, la hache fendre la tête de la Mémé, le sein enfantin de la Florette saigner de son téton coupé. Je sens sur mes avant-bras les coups d’ailes affolés d’une colombe du Francis et sur mon visage le souffle de la brebis que j’égorge.

Et je m’en fous.

Je m’en fiche pas mal de savoir si c’est Luna ou moi le tueur de Saint-Mesmin (sur ta gueule, sur ma gueule, sur toutes les sales gueules, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah !), et que si ça doit rester un mystère, c’est tant mieux, même si ça en reste un pour moi-même.

Je me comprends je me.

À l’École de Guerre, avec huit autres camarades promis aux Interventions Extérieures Spéciales, nous avions suivi un stage de résistance à la torture.
Le général instructeur nous avait fait lire « Mon Grain de Sable », le récit de Luciano Bolis, un Italien, chef d’un réseau de résistance au fascisme, arrêté par les sbires de Mussolini au bord de la défaite, en 1945.
Ces derniers jours, je ne cesse de repenser à ce chef-d’œuvre de moins de quatre-vingt pages, qui m’avait à l’époque plus bouleversé que tous les autres récits de captivité soumis à notre attention.
Bolis, enfermé, questionné, torturé, est laissé un soir dans sa cellule sous la menace de pires douleurs à venir. Craignant de céder et de dénoncer ses camarades de combat, il réussit à se dégager de la corde qui lui lie les poignets puis, au moyen d’un éclat de lame de rasoir qu’il a su dissimuler jusque là dans la couture de son pantalon, il se taille les veines du poignet avant de se trancher la carotide.
Porté par une intense préparation spirituelle intérieure pendant les jours qui ont précédé, il élargit la plaie de ses doigts, parvient à y plonger sa main entière, tout entière, et arrache de son être les cartilages et les muqueuses que ses ongles rencontrent. Il ne le précise pas mais, à mon avis, c’étaient des fragments de l’aditus du larynx, du pli vocal et des cartilages thyroïde et cricoïde.
Agissant ainsi, il compte certes se donner la mort mais aussi, manière de pied de nez final à ses bourreaux, leur montrer que, capable de s’infliger lui-même des souffrances pires que les leurs, il les méprise, eux et leur régime honni !

Je n’aurai pas ce courage, moi.
Je n’ai pas, au contraire de Luciano Bolis, la philosophie de Kant pour établir à mes propres yeux la légitimité de l’acte que je m’apprête à accomplir sur moi-même.
Et surtout, je n’ai pas eu le loisir, lors de mon arrestation, de planquer un éclat de lame Gillette dans un revers de mon falzar !

Tout à l’heure, à la nuit tombée, je vais prendre mon élan et me jeter la tête la première contre le mur de ma cellule. Même si je ne me fracasse pas le crâne du premier coup, pas assez, je sais que j’aurai la force de recommencer jusqu’à la fin de toute chose.

Et vlan.
Vlan.
Vlan.

Je le sais.

J’espère plus que tout au monde qu’au moment où ma cervelle et mon sang s’écouleront des fissures de ma calotte crânienne, emportant toutes mes horreurs et toutes mes folies en même temps que ma pauvre vie, la dernière image qui m’apparaîtra sera celle-là.

Elle.

Elle collée contre moi, au bord de la Loue, nos quatre pieds nus dans l’eau fraîche du courant, tandis qu’elle faisait chanter son rire rauque à mon oreille, qu’elle collait son doux sein contre mon bras, qu’une escadrille de canards bleus et verts traversait le ciel d’un azur parfait.

Luna. Luna. Luna.

Je ne me serais jamais lassé de le dire, le murmurer, le hurler et l’écrire.

À tout bout de champs, à tout bout de phrase.

Luna.

Même le sachant faux et misérable, ce pauvre nom, masque dont une pauvresse se coiffa un matin de carnaval pour se sentir princesse.

Luna.

Prendre de l’élan.
Courir à fond.
Fermer les yeux.
Taper du front.

Luna.

Prendre de l’élan.
Face au mur.
Courir à fond.
Fermer les yeux.
Taper.

Ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. Si longtemps. Avant de te connaître. Avant de faire de nous des proies du malheur...

Courir.
Taper du front.

User de mes ultimes forces pour murmurer une dernière fois ton nom.

Luna.

 

 

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