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Saint-Meurtre-sur-Loue 37

Publié par le 8 novembre 2025


Je l’ai portée dans mes bras jusqu’à la maison et je l’ai installée à la cuisine, sur sa chaise habituelle.
Là, voilà…

Toute ma rancœur s’était envolée.
Si j’éprouvais encore de la colère, c’était après moi-même. Quelle idée avais-je eu ! Me déguiser de la sorte. M’approprier son costume de tueuse de la nuit, dans l’idée de lui faire subir un choc que j’espérais salutaire…
Ah oui, ça, question choc, j’avais réussi mon affaire. Et comment !
Je t’ai fait peur. Je n’aurais pas dû. Je suis désolé…

J’ai rapporté une serviette de la salle de bains et, de la chambre, un gros pull en laine verte qu’elle portait souvent. Je lui ai séché les cheveux, le visage, le torse, les jambes et les pieds. Puis je lui ai enfilé son pull.
Voilà… Aide-moi un peu, voyons !… Voilà… C’est fini, voilà…

Je me suis séché à mon tour. J’ai tisonné le feu, rechargé le fourneau, posé la bouilloire pleine dessus.
Elle se tenait immobile sur sa chaise, le dos raide, la tête baissée, le visage à demi dissimulé par ses cheveux encore humides, figée dans une attitude boudeuse.
Elle était fâchée, bien sûr !
Une tisane bien chaude, c’est ça qu’il nous faut… Oh, ma chérie, mon amour, je ne peux pas te dire à quel point je suis désolé. Je t’ai fait si peur… Pardonne-moi… Je suis une brute !… Une brute et un imbécile !
J’ai entendu un murmure :
Voui.
J’ai émis un rire, espérant qu’il ne sonnerait pas trop forcé.
Eh oui, je suis ta grosse brute de Braco. Braco le con. Seulement, tu comprends, mon amour, je n’en pouvais plus, de tes mensonges. Tu comprends ?
Voui, ai-je de nouveau entendu.

Un « voui » de petite fille, chuchoté d’une voix chagrine, qui a résonné étrangement dans la cuisine, produisant des échos plus forts que le son initial.

Voui…oui…oui…oui… oui…

Comme des chants et des répons d’oiseaux planqués dans les branchages autour d’une clairière.

Remarque, ce n’est pas tellement tes mensonges, c’est toutes ces choses que tu ne me dis pas. Tu es d’accord ?
Voui.
J’ai servi deux grands bols de tisane fumante, un pour elle, un pour moi, puis j’ai apporté une bouteille de vieille eau-de-vie de poire que je conservais dans le placard, plus deux petits verres.
Voilààààà… Ça va bien nous réchauffer, ça…

Une fois assis en face d’elle, j’ai trempé mon doigt dans la poire, en ai badigeonné chacune de mes pommettes, écorchées par la cafetière, suçoté une petite goutte avant de prendre une grande inspiration.
Bon… ai-je soupiré : puisqu’on y est, maintenant, Luna, ma chérie, il est temps qu’on parle.
J’ai avalé ma poire, ai senti sa brûlure descendre le long de mon œsophage, éclater dans mon ventre en faisceaux de chaleur.
C’est le moment que tous les deux on ait une vraie Grande Conversation sur la Vérité des Choses, tu ne crois pas ?
J’ai mis toute l’emphase nécessaire dans mes paroles. Il s’agissait qu’elle comprenne bien l’importance des mots. Si primordiaux, urgents, fondamentaux, que dans ma tête je leur attribuais des lettres capitales.
Voui.

À nouveau des échos. Beaucoup. Comme si une dizaine de toutes petites Lunas réparties dans la pièce se chuchotaient les unes aux autres : « Voui… voui… voui… voui…voui… »

Parfait ! On est d’accord. Alors c’est moi qui vais commencer…
À nouveau, j’ai respiré bien fort. Me suis forcé d’ignorer la puissante vague d’angoisse qui montait du creux de mon ventre pour envahir ma poitrine. Me suis lancé.
En 1986, il y avait une sorte de guerre civile dans un pays d’Asie qui s’appelle le Cambodge. D’un côté, il y avait une guérilla communiste qui se cachait dans les forêts, qu’on appelait des « Khmers Rouges ». De l’autre, des troupes d’occupation vietnamienne, parce que le Vietnam, c’est le pays d’à côté…

Une pause. Inspiration. À fond. Expiration. Longue.

Cette fois, on y était. Dans la Vérité des Choses.

Bref. Il s’est trouvé que des officiers vietnamiens avaient été fait prisonniers et qu’ils étaient détenus, soi-disantje dis bien : soi disant !- par une groupe de Khmers Rouges dans une province du nord du pays qui s’appelle le district d’Anlong Veng. Tu me suis ?
Elle n’a pas répondu, toujours dans la même posture, tête baissée, ses cheveux noirs et rouge pendant sur le front.
Je me rendais bien compte que c’était un contexte compliqué pour une jeune femme comme elle, à peu près dénuée de culture, ignorante du monde et indifférente à l’histoire contemporaine. Qu’elle se concentrait pour assimiler mes informations. Si fort qu’elle en négligeait de me répondre. Qu’elle s’efforçait d’être dans la Vérité des Choses. Et je lui en savais gré.

Brave petite !

Après tout ce qu’elle venait de subir…

Dans le même temps, je me suis dit qu’il fallait que je simplifie au maximum mon exposé, tant la politique internationale de ce temps-là que la résolution des conflits en Asie du Sud-Est étaient des domaines complexes.
Il faut savoir que les Vietnamiens étaient soutenus par les Russes qu’on appelait alors l’Union Soviétique. Et à ce moment-là, en 1986, le chef des Russes, Gorbatchev, avait décidé de tout changer, ce qui fait qu’après avoir été ennemis pendant au moins cinquante ans, nous, les Français, on était redevenus copains avec les Russes. Tu devrais boire ta tisane, elle va refroidir…
Elle n’a pas bougé. J’ai bu une gorgée de la mienne, plus une lampée de poire.
Le président de la France, à l’époque, était un monsieur qui s’appelait François Mitterrand. Et il était à fond pour l’amitié avec Gorbatchev. Alors, quand les Russes ont demandé à la France de monter une opération militaire pour secourir des Vietnamiens soi disant – soi disant ! – fait prisonniers par la guerilla, Mitterrand a dit : « c’est d’accord ».
J’ai vidé le verre de poire d’une rasade, tête renversée. Je ne m’en sortais pas si mal, à mon avis.
Et, vois-tu, ma chérie : c’est là que c’est tombé sur moi.

J’ai rempli à nouveau le verre.
J’étais lieutenant, à ce moment-là, tout juste sorti de l’École de Guerre. On a monté une opération commando d’infiltration à partir de la Thaïlande, qui est un autre pays voisin du Cambodge, avec moi à la tête d’une section de douze hommes. D’accord ?
Toujours pas de réponse. J’ai continué.
Seulement, les informations comme quoi il y avait des Vietnamiens prisonniers à l’endroit où on disait qu’ils étaient, eh ben elles étaient fausses !
Je me suis esclaffé en battant des mains, les sourcils levés, la bouche fendue d’un vaste sourire de clown.
Ça a fait que ma section et moi, eh ben on est tombés dans une embuscade ! Oui. Un piège à cons, comme on dit. Une embuscade tendue par une bande de Khmers Rouges que dirigeait un gars qui s’appelait Vouch. Tu me suis toujours ? Et ce Vouch, c’était une vraie ordure…

Et patati et patata…

Je crois que, de ma vie, je n’ai jamais parlé aussi longtemps d’une seule traite.

Je lui ai raconté le coup de la fusillade jaillie du bosquet d’eucalyptus. Le coup du foie de Sa-Poeng, mon éclaireur. Le coup du « Il était une fo-Ah une marchande de fo-Ah »…

J’ai terminé par comment, avec les survivants de la section, on avait réussi à reprendre le contrôle. Et aussi comment, exaspérés par leur cruauté, on avait torturé toute la bande, comment on leur avait découpé les membres un par un, comment on les avait castrés avant de les exécuter d’une bonne balle dans la nuque à chacun, et j’ai conclu :
Voilà. J’ai mangé trois morceaux du foie de mon ami Sa Poeng. Tu vois, je te dis tout. Cartes sur table. C’est notre Grande Conversation sur la Vérité des Choses.

J’ai fait claquer mes mains sur mes cuisses, du geste d’un gars satisfait de la tournure des évènements, ai grimacé un sourire grand format et chargé mon regard du maximum de bienveillance possible :
– Alors, maintenant, à ton tour. Je t’écoute…

(À suivre)

 

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