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Saint-Meurtre-sur-Loue 02

Publié par le 22 février 2025

 

La mise à mort du gros Bugne, c’est comme si j’y avais été.
Je la reconstitue à partir de ce que Luna m’a raconté pendant notre Grande Discussion Sérieuse sur la Vérité des Choses. Et aussi en fonction de comment j’imagine la scène.

Mes imaginations, j’en ai à revendre. Plus qu’il n’en faut à un homme, tant parfois ça peut causer des souffrances.

Les faits : le 14 avril, Andrée Collez, la voisine du gros Bugne, qui lui portait son pain tous les matins en brave femme toujours prête à rendre service, l’a trouvé mort.
Il était répandu de toute sa masse au pied de l’escalier. Sa jambe traînait sur les marches, reliée au reste du corps suivant un angle impossible. Un bras partait de même, le coude brisé comme une branche par un genou. Un trou en étoile perçait le côté droit du crâne.
Le cadavre baignait dans un étang de sang parsemé de bouts de cervelle qui semblaient des morceaux de mie dans une soupe au vin.
Les débris dune statuette de chien-loup s’étalaient tout autour, constellation d’éclats répandue sur le carrelage.

Personne n’a regretté l‘homme, alcoolique à l’ivresse méchante des désespérés qui, en cinquantecinq ans d’existence, s’était engueulé et battu avec à peu près tout le monde à des kilomètres à la ronde. Mais sa mort a quand même troublé la placidité habituelle du village de Saint-Mesmin-sur-Loue.
Ce fut le début de l‘inquiétude. Laquelle devait grossir comme une crue de fonte des neiges par la suite, au deuxième crime, quand la commandante de gendarmerie Pascaline Berthelet, cette grande mauvaise, la mutée de l’Oise, a affirmé qu’il ne s’agissait pas d’accidents mais de meurtres.
De crimes en série, ajoutait-t-elle.
Et que, comme elle l’affirmait, péremptoire, avec son accent rapporté des brumes picardes :
Le plus probable, c’est queul coupable ça soye un habitant d‘ici.

La maisonle décor du drame, comme ce fut écrit dans l’Est Républicainje la connaissais pour y être allé souvent boire avec le Bugne jusque tard dans la nuit.
Bon j’y vais… annonçais-je.
Pars pas, on boit le dernier ! gueulait-il.
Non, j’ai mon compte.
Braco, t’es mon copain ou dis voir ?
J’y vais, j’te dis.
Attends donc, que j’sors le ouisky.
Bon, mais un seul, alors…

Contrairement à bien d’autres, j’éprouvais un bout de sympathie pour l’homme, passé comme moi par l’armée, bien que lui ce ne fut que pour trois ans et pas dans une unité combattante.
On s’était relativement peu disputés, seulement en quatre ou cinq occasions où j’avais frappé du poing dans sa large face d’idiot, l’étendant raide. C’est vrai qu’il me dépassait de vingt bons centimètres, de la tête et des épaules, bien qu’il fût de taille moyenne, tant il est facile d’être plus grand que moi. Mais ce pauvre Bugne n’était jamais qu’un gros plein de soupe, un amas de mou, un tas de gras. En combat, il était forcément perdant contre moi qui, malgré ma petite taille, suis un réseau de cordes et de nerfs avec deux poings de fer au bout des avant-bras.

Et puis il y a eu aussi la fois jai appuyé la pointe d’un couteau de cuisine contre sa jugulaire, tant il m’avait mis hors de moi, l’âme bouleversée de rage, beuglant à travers la bave du danger qui m’emplissait la bouche :
– S’CUSE-TOI, COGNARD !

À ma connaissance des lieux, il faut ajouter les informations que je n’ai eu aucune peine à glaner de ci de là, l’oreille traînante et l’air benêt, tant elles ont circulé.
Car la commandante Berthelet, par la suite, quand elle fut sur place, est vite devenue copine comme cochonne avec Garance Losserain, notre maire. Et en dépit des règles de secret sur les progrès des enquêtes qui s’imposent aux officiers de gendarmerie, elle lui rapportait tout de ses investigations et autres supputations, chaque soir, devant un verre de Macvin à une table de chez Grandmain.

Je ne formulerai aucun reproche à propos de Garance dans sa fonction de maire, elle qui a sorti la commune de l’endettement, maintenu le bureau de la poste ouvert et réussi à décrocher une subvention du Conseil Général pour restaurer le vieux pont. Je dirai, par contre, que, sur le plan personnel, c’est une vraie pipelette au point que, la rencontrant, on sait être bon pour une demi-heure de blablis et de blablas. Même moi, devenu expert dans l’art de faire fuir l’interlocuteur à coups de regards vacants, de balourdises et d‘insupportables banalités, j’ai souvent du mal à m’en débarrasser.

Alors, étant donné la facilité qu’ont les boniments à se propager dans un village comme le nôtre, les citoyens de Saint-Mesmin-sur-Loue ont su au jour le jour tout, absolument tout, des opinions de la grande Berthelet au sujet de nos assassinats.

Nous sommes le soir du treize avril.
Vingt-trois heures trente, à peu près : le Bugne sort de l’ancienne chambre de sa mère où il a installé sa télé. Il s’y est masturbé en reluquant la dame météo du dernier bulletin, observée de bas en haut et de haut en bas, des cheveux laqués aux talons des escarpins en passant par l’ourlet de la jupe de grand couturier et le rien de trop de cuisse que celle-ci dévoilait.
Ce pauvre idiot en a encore les yeux brillants à la fois de la convoitise sexuelle mal assouvie, des larmes des amours impossibles et du désarroi de la solitude.

Je le vois.
Il porte un de ses pulls marronnasses avec des trous et des effilochures et des pantalons de jogging sales dont l’élastique est coincé sous sa bedaine. Il ne marche pas mais il glisse, un pied après l’autre, dans des charentaises crevées. Il y va avec précaution, mais ça ne suffit pas, il titube quand même, se rattrape in extremis, se heurte des épaules aux murs d’un côté ou de l’autre à quasiment chaque pas.

Le matin, comme tous les matins de sa pauvre destinée d’ivrogne, il s’est réveillé en vomissant par spasmes des giclées de liquide épais et jaunâtre. Des larmes lui jaillissaient des yeux. Des ruisseaux de morve coulaient de son nez. Tous les cauchemars du monde hululaient dans sa tête.
La seule chose qu’il a pu faire pour libérer son être de cet enfer, c’est de se planter le goulot d’une bouteille de vin blanc sur la bouche, la tête en arrière comme un clairon de caserne, et d’en vider un tiers à grandes déglutitions, à la façon d’un veau sous sa mère, en s’arrêtant seulement pour grogner des « Aaaaah!«  et des « putain de Dieu !« .
Résultat : quinze heures et quelque plus tard, il en est à son six ou septième litron, plus une dizaine de boîtes de bière, la forte, celle qui dépasse les huit degrés, sans compter la demi-bouteille de Pontarlier de l’apéritif de midi.

Donc, il vient de sortir de la chambre de sa mère, Violette Gobey, décédée il y a six ou sept ans de mauvaise santé, de la fatigue de l’usine des moulins à poivre Peugeot et surtout du trop plein de chagrin qu’elle devait à son fils unique, bon-à-rien qui n’avait jamais rien accompli, à part réparer des moteurs de véhicules blindés en Allemagne pendant trois ans, vers 1975, et en revenir avec la soif éternelle.

Il va vers sa mort, le Bugne, mais il ne le sait pas encore…

(À suivre)

 

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