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Saint-Meurtre-sur-Loue 16

Publié par le 14 juin 2025

 

Donc, la Mémé s’affaire, inconsciente de la prédatrice qui attend le bon moment pour l’attaquer. Elle va et vient dans la cuisine obscure, éclairée seulement par le lumignon de la sainte mère de Dieu à côté du lit, c’est-à-dire un simple reflet bleuté, et par l’ampoule de 25 Watts du cellier dont elle laisse la porte ouverte, une lumière jaunâtre si faible qu’elle semble vaciller comme la flamme d’une bougie mourante.

Il y a bien un néon au plafond, installé par son mari, mais Mélisse ne l’allume jamais. Elle prétend qu’il est trop blanc et trop puissant, qu’il lui blesse les yeux et lui colle des migraines. Mais tout le monde sait que c’est pour économiser l’électricité. Elle, la rapiat dont les engueulades avec le boucher qui passait en camionnette chaque jeudi jusqu’en 2007 étaient devenues fameuses :
Y en a trois cent quinze grammes, je te le mets quand même, dis voir, la Mémé ?
Non mais !
C’est que quinze grammes…
C’est quinze de trop, voleur !

Voilà qu’elle se dirige vers le cellier, pour une raison ou une autre, et qu’elle y disparaît.
Luna pense à tort! que le moment est venu.
Elle se redresse, bousculant un chat qui se frottait à sa cuisse et qui miaule sa désapprobation.
En quatre ou cinq bonds, elle rejoint sa victime, qui est en train de tripoter des bocaux de haricots verts rangés sur une étagère.
Soit que le miaulement l’ait prévenue, ou bien un semblant d’ombre à la périphérie de son regard, ou bien encore les grincements de tout cet attirail de latex, de caoutchouc et de plastique qui font de Luna une créature de cauchemar, Mélisse sent une présence et se retourne, un bocal tenu à deux mains.

Si Luna pensait avoir affaire à une vieillarde, une diminuée, une attardée impotente, elle se mettait le doigt dans l’œil.
Parce que c’était une bagarreuse, mémère Gonthier !
Elle m’en a raconté, des violences de campagne, le jour où elle était venue visiter l’ancienne école, puis par la suite, alors qu’elle se pointait au moulin l’air de rien, prête à supporter indéfiniment mes tirades les plus enquiquineuses, sachant que le verre de blanc chez moi était bon et surtout gratuit.
Toute gamine, elle allait déjà à la chasse avec son père, l’ouvrier minotier, et elle éventrait et éviscérait des lièvres, des sangliers et des chevreuils sans barguigner, les deux mains dans la masse fumante des boyaux, du sang jusqu’aux coudes.
Et allez donc, tirez-moi ça !
Il lui était arrivé de mettre en fuite à coups de bâton une laie furieuse un jour qu’elle était tombée dessus en allant aux morilles, et on sait combien c’est mauvais, ces bêtes-là, quand ça défend ses marcassins.

Sans compter qu’elle avait écouté des nuits durant sans frémir toutes les horreurs qui coulaient de la bouche de son Gérard quand il était revenu en 1961 de ses vingt-sept mois d’Algérie.
Ça, elle ne me l’avait pas raconté, ou si peu, par bribes avec des silences autour, mais je n’ai pas eu de mal à me le figurer, avec mes imaginations et tout ce que je sais, moi, des hommes qui font la guerre.
Son Gégé à elle qu’elle avait serré sur sa poitrine dans l’obscurité de leur chambre peuplée de martyrs aux testicules percées de fils électriques beuglant des malédictions en arabe. Et elle, la Mémé, toute jeune et belle, qui avait apaisé les tremblements de son homme en lui donnant tout ce qu’avait à donner son corps. Et qui en gémissait, en haletait, en criait ses exultations là-haut, dans le grand lit de la chambre.
Et c’était en souvenir de ces nuits-là, sans doute, qu’elle n’y couchait plus, préférant celui de l’alcôve de la cuisine, mais en changeait les draps et les taies d’oreillers tous les deux samedis !

Alors, elle ne perd pas de temps à s’étonner de voir surgir un être déguisé en chauve-souris et guère plus à s’en effrayer. Elle lève le pot de haricots qu’elle tient à deux mains et le lance sur l’assaillant qui esquive d’un réflexe. Le bocal va cogner le chambranle et roule à terre sans se briser il lui vient de sa grand-mère et peut-être même d’avant, c’est du verre d’antan qui ne casse pas au moindre choc comme les pacotilles d’aujourd’hui.
Toi ? demande la Mémé.
Oui, répond l’autre de sa voix de basse.
Les deux silhouettes restent immobiles face à face pendant une poussière d’instants, les yeux pâles de l’ancienne dans ceux cernés de mascara de l’assaillant.

Je les vois, les deux.

Mes imaginations...

Il n’y a plus une vieille paysanne et une créature vagabonde, il n’y a plus une ménagère en blouse bleu œuf de rouge gorge à fleurs et une monstruosité grimée en carnaval…
Non, il n’y a plus que cette intense vibration de haine instinctive, immédiate, irréversible, née entre ces deux criminels en puissance qui savent, non avec leur intelligence mais avec leurs sens, non dans leur cervelle mais dans leurs tripes, que l’un des deux ne va pas survivre aux secondes qui suivront.

Mémé tend le bras et se saisit d’une bille sur le bûcher celui-là même que j’ai empilé de mes mains.
Elle la lève et l’abat sur la tempe de Luna qui l’esquive de peu par un saut en arrière qui la déséquilibre. Elle vacille. La Mélisse décide aussitôt d’en profiter pour lui rentrer dedans de l’épaule, comme pour défoncer une porte.
Ce n’est pas la bonne option : à l’évidence, elle avait encore le rondin en main ; elle aurait pu s’en servir pour assommer son adversaire, voire lui fracasser le crâne une bonne fois pour toutes.
Mais non, elle choisit plutôt de pousser.
Luna se prend le coup d’épaule dans la poitrine et elle tombe sur le derrière. Mémé voit le passage libéré. Elle fonce, enjambe la créature, jaillit du cellier et se retrouve dans l’obscurité de sa cuisine. Son idée est sans doute de courir jusqu’à la porte du vestibule, et puis de là à la porte d’entrée, de gagner la nuit du dehors et la vie sauve.

Elle crie, tandis qu’elle saute par-dessus la forme recouverte de caoutchouc noir !
Elle braille à pleine gorge des « à l’aide ! », des « au secours » en veux-tu en voilà, en traversant sa cuisine. Mais les murs sont si épais qu’on pourrait tirer au fusil ou même jouer y des symphonies qu’on entendrait rien à l’extérieur.

Luna se relève en rage et se précipite derrière elle.
Au passage sa main trouve le manche de la cognée qui est posée au bord des piles de bois.
Un pas, deux pas.
Elle lève haut la hache et
labat.
Le fer s’enfonce dans le crâne de Mélisse Gonthier qui tombe en avant.

Et ce qui s’effondre sur les carreaux du sol, ce n’est plus une ancienne petite fille qui allait à l’école de la minoterie ni une veuve qui se surprenait encore à pleurer son Gérard, ni une vieille avare que sa détestation de la dépense avait rendu célèbre au village, mais un cadavre en bonne et due forme.

C’est là qu’elle reste un moment penchée sur la morte.
Luna.

C’est là qu’elle s’immobilise, les deux pieds écartés dans leurs bottes de plastique, les deux mains gantées plaquées sur les genoux, le souffle encore court.
C’est là que son visage est tour à tour dans l’obscurité et dans la lumière, car l’ampoule du cellier, qui a été bousculée à un moment ou un autre de la bagarre, se balance au bout de son fil comme une lanterne de bateau pris par la houle, faisant osciller sur les murs l’ombre horrifique de l’assassin déguisé.
C’est là, surtout, qu’elle n’éprouve aucune envie de rire comme elle a rigolé à la dégringolade du Bugne.
– Putain, vieille conne !
C’est là, au contraire, qu’elle garde le visage sérieux et les yeux ternes
Putain que c’est pas vrai d’être aussi conne !

Elle trépigne de rage, ce qui fait couiner son accoutrement et grincer ses semelles de caoutchouc sur le carrelage.
Te v’là crevée, connasse de mémère à chats !
De colère, sa voix, de tessiture déjà rauque au naturel, est devenue carrément grave, basse, masculine.
Tu pouvais pas me laisser faire ce que j’ai à faire, non, vingt dieux de putain, que voilà le travail, maintenant !

Parce que c’est là que Luna se rend compte que la mort brutale de Mélisse Gonthier ne suffit pas à la satisfaire.
Non.
Elle n’emplit pas son être de la joie du meurtre.
Manque cette jouissance parmi toutes les jouissances qu’elle a goûtée en regardant
l’autre ivrogne masturbateur dévaler ses escaliers, ce plaisir ineffable, inégalable et indescriptible qu’elle entendait bien goûter de nouveau.
T’es morte, t’es morte, t’es morte, te v’là bien avancée, maintenant !

Elle est si tempétueuse, son ire, qu’elle piétinerait volontiers le cadavre à grands coups de bottes, si elle ne craignait d’y laisser des marques que, plus tard, un policier un peu moins bête que les autres pourrait interpréter ! Qu’elle empoignerait avec plaisir une des chaises pour fracasser la vaisselle sur la paillasse de l’évier et les assiettes aux murs, décorés de leurs proverbes stupides !
Qu’elle tordrait le cou à un ou plusieurs des chats en râlant de bonheur, si elle ne savait qu’il y en avait au moins huit, de ces petits fauves qui peuvent devenir redoutables, acculés dans une pièce fermée. Elle pourrait récolter une griffure au visage que, par la suite, elle aurait bien du mal à expliquer !

C’est là que c’est terrible, effroyable et innommable.

Parce que je suis sûr que c’est là qu’elle s’est rendue compte que, ce meurtre-là ne lui ayant pas procuré le plaisir qu’elle escomptait, sa prochaine victime, il faudrait qu’elle lui fasse mal.

Qu’elle la fasse souffrir longuement et salement pour jouir de ses douleurs avant de l’achever…

(À suivre)

 

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