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Saint-Meurtre-sur-Loue 23

Publié par le 2 août 2025


À l
a Grenouille Gourmande, la pièce qu’on appelle
« le café », qui jouxte la salle de restaurant et par où on entre dans l’établissement, est toute petite. Ce sont quelques mètres carrés de surface avec au fond un comptoir flanqué de tabourets, le robinet à bière pression et, derrière, le percolateur à café et toute la litanie des bouteilles habituelles. Au bout du bar, une porte étroite toujours ouverte donne sur la cuisine, ce qui permettait à Florette et Sabrina de vaquer aux fourneaux tout en restant à portée de qui réclamait à boire.

Grace à cette disposition des lieux pouvaient s’y côtoyer sans vraiment s’assembler la clientèle de la ville venue « se taper une petite bouffe », et, au bar, les gens du village qui aiment « boire leur canon ». Un et deux et tant et plus, ça dépendait des soirs, à siroter qui son petit blanc, qui son Pontarlier en s’échangeant des nouvelles, des racontars et des calomnies, sans oublier de dire à voix forte toutes les âneries qu’on dit pendant ces moments-là.

Le soir de la dispute, Luna et moi étions installés au bout du comptoir, à l’écart des autres, devant l’entrée de la cuisine, attentifs à garder un air indifférent.

Un jour, pendant l’été, alors qu’il avait abusé de l’apéritif anisé, Gradube s’était laissé aller à raconter quelques grivoiseries à Luna et à hasarder des mains baladeuses. Résultat : elle lui avait balancé une flopée d’insultes et de menaces à sa manière jusqu’à ce que Gradube se le tienne pour dit, contrit jusqu’au fond de l’âme et du caleçon. Depuis ce jour, même s’ils se croisaient souvent au bistrot, Luna et lui ne se parlaient plus guère.

Je sais encore reconnaître une chienne morte de vieillesse d’une à qui on a tordu le cou, râlait Gradube.
Joseph ne voulait pas en démordre.
– N’importe quoi !… T’y connais rien, vingt dieux !… Allez donc !…
L
e ton a fini par monter si fort que la grosse Florette est sortie de sa cuisine où elle mitonnait une odorante sauce aux morilles et a remis d’autorité une tournée pour ramener la paix dans les esprits.

Au Moulin-Buisson, non loin du foyard, au bord du chemin qui va vers la bicoque en ruines de cette femme qu’on appelait la Souille, nichée dans un massif d’églantiers au point qu’elle en est presque inaccessible, il y a l’ancienne fontaine qui servait jadis de point d’eau aux gens de la minoterie. Elle se compose d’une vasque de pierre d’un seul tenant, vaste comme un cercueil, et d’une haute pompe à bras en fonte avec un long robinet qui en surgit comme une gargouille, porteur d’un ergot à son bout, là ou coinçait l’anse du seau pour le remplir. En coule une eau imbuvable, verte, chargée de minuscule algues bleutées au point d’en être gluante, et répandant alentour une sale odeur de marécage, la citerne de dessous étant à l’évidence pourrie depuis longtemps. Et encore faut-il, pour faire jaillir cette pestilence, actionner un bonne douzaine de fois le levier en y mettant de la force.

L’épidémie des meurtres d’animaux s’est répandue suivant le même principe. Les deux vieux matous de la Mémé, le félin de race du boulanger et puis l’épagneule de chasse du Gradube ont été les coups d’amorçage. Après eux, la mort s’est répandue à grands flots parmi toutes les bestioles du pays.

Cinq poulaillers ont été dévastés : poules, poulets, pintades, dindes, coqs, tous le cou brisé d’une torsion.
Au total, une bonne trentaine de volailles y sont passées, dont les trois poules-soie d’ornement, des oiseaux de Chine si couverts de plumes ébouriffées qu’on croirait plutôt des peluches que des bestioles, d’un couple installé depuis peu dans un chalet du bord de Loue, en contrebas des ruines du château.

Et on rajoute à ça, dans la catégorie « oiseaux », les trois paons du vieux docteur quasi aveugle qui ne sort plus guère de sa propriété sur la Combe-Pennoit. Ceux-là, elle les a non seulement tués mais encore égorgés avec les dents. Elle leur a arraché les têtes et toutes les grandes plumes de queue, puis répandues celles-ci sur la pelouse avant de piétiner les cadavres jusqu’à leur faire perdre forme, comme si leur beauté toute de turquoise, de bronze et de luisances l’avait plongée dans une rage encore plus violente que d’habitude.

Luna, je veux dire, bien sûr.

Comme nous n’avons pas abordé le sujet pendant notre Grande Conversation Sérieuse sur la Vérité des Choses, le mystère demeurera sur cette partie de l’histoire. Et notamment le stratagème qui lui a permis d’éviter les trois chiens de garde que Lionel Queuillard tient dans sa ferme isolée en lisière des bois de Champ-Reugney.
En tout cas, il est un fait qu’elle a réussi à traverser la cour et à se glisser d’une manière ou d’une autre dans la vieille grange à foin où le Lionel enferme ses ovins pendant l’hiver.
Au petit matin, les allant nourrir, il a retrouvé une de ses brebis Noire-du-Velay proprement dépecée, vidée de sa tripaille, écorchée, les gigots et les épaules désossées dans les règles, la carcasse partagée en deux parties suspendues à une poutrelle.

La tête noire était fichée au bout du manche de la fourche à remuer la paille.
La langue pendait sur le côté, maintenue tirée par un grand clou de charpente qui la traversait.
Les deux yeux étaient crevés.

Garance Losserain l’a raconté par la suite à tout un chacun : Queuillard en avait des larmes dans la voix quand il est allé à la mairie exiger qu’on prévienne les gendarmes.
De penser que ces saloperies là elles z’ont t’été commises quand la bête était encore vivante ! C’est pas vingt dieux possible des saloperies pareilles !

Les gendarmes de Crangey sont venus mais n’ont rien trouvé. D’ailleurs, ils n’ont pas beaucoup cherché, commandés qu’ils étaient par le brigadier Le Croët. Celui-là s’était fait tant et tant taper sur les doigts pour le coup de l’autopsie ratée du Bugne qu’il n’osait plus agir dans un sens ou un autre dès qu’il était question de Saint-Mesmin.

Enfin, il y a eu les pigeons de Michel Vélasquez, l’ouvrier municipal.
C’est un homme triste qui s’est retrouvé veuf à vingt-cinq ans, son épousée du printemps s’étant noyée l’été suivant dans le lac de Saint-Point, pendant une virée en amoureux.
Il gardait une bonne trentaine de ramiers, bisets, tourterelles et colombes dans une ancienne véranda collée à l’arrière de sa maison et transformée en volière par ses soins.
Tous assassinés.
Leurs petites têtes broyées entre les mâchoires d’une grosse paire de tenailles rouillées qu’on a retrouvées par terre, les tranchants couverts de sang et de duvets blancs.

Dans les semaines qui ont suivi, les voisins l’ont entendu se lamenter à voix haute, gémir et sangloter des soirées entières. Pauvre Michel, si travailleur et consciencieux qu’on le trouvait à toute heure et en toute saison aux confins de la commune, concentré sur son travail à en omettre de saluer les gens, occupé à débroussailler un coteau, ravauder une clôture ou boucher des trous de chaussée avec du gravillon. Un gars modeste, réservé, solitaire, à jamais inconsolable, dont l’élevage de ses précieux pigeons constituaient le seul plaisir de l’existence.

Et moi, pendant tout ce temps-là, j’avalais les récits de ces horreurs l’un après l’autre, je suivais les manœuvres de séduction de Florette, redoutant le jour où elles aboutiraient, fendais des bûches pendant des heures, autant pour nourrir le fourneau que pour épuiser mes nerfs, chassais sans cesse mais aussi sans succès, les mots qui dansaient en farandoles de plus en plus endiablées dans ma tête.

– Pourquoi ?… Il était une fois… Pourquoi, Luna ? Pourquoi la marchande foie ?… Pourquoi tu fais ça Luna ?

(À suivre)

 

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