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Saint-Meurtre-sur-Loue 26

Publié par le 23 août 2025


Vers les trois heures de l’après-midi, j’étais
descendu donner du grain aux poules quand l’autre courgette s’est pointée dans sa petite automobile verte, de cette couleur spéciale des véhicules de l’ONF, qu’elle a dû récupérer à une vente des domaines.

Pascaline Berthelet.
La gendarme.
La mauvaise.

Alerté par le bruit du moteur, j’ai soulevé le vieux duvet d’armée que je tends par-dessus le grillage de la porte du poulailler quand le temps est au froid. J’ai vu madame descendre de voiture, enveloppée dans une doudoune d’un violet si laid que ça devrait être interdit, avec sur la tête un grand bonnet de laine multicolore qui lui allait, de mon point de vue, comme une coiffe de dentelle à une soupière.

Elle m’a aperçu et s’est dirigée vers moi.
Toc toc toc !
Elle a lancé ça joyeusement, comme une blague. Avec son accent picard, ça sonnait plutôt comme « Tauk tauk tauk! ».
J’ai ouvert la grille et, du menton, l’ai invitée à entrer.
Fait meilleur dedans, ai-je précisé.
C’était vrai. On ne s’imagine par à quel point la présence de lapins peut tiédir une pièce. En plus, j’avais mis à bouillir du maïs pour les canards sur le réchaud à gaz que j’ai installé dans la pièce d’à côté, l’ancienne cuisine de l’instituteur.
C’est gentil…

À l’intérieur, elle m’a tendu une main froide et noueuse comme un fagot d’hiver que j’ai serrée sans réfléchir, tout à ma surprise de la voir débouler.
Bonjour mon colonel !
J’ai retiré ma main.
V’devriez pas savoir ça.
J’ai fait des recherches sur tout le monde quand j’étais chargée eud’l’enquête sur madame Gonthier. Alors sur vous aussi, hein…
Quand même, vous devriez pas.
Elle a ôté son bonnet de rastacouère, l’a fourré dans la poche de sa doudoune, a secoué la vieille paille jaune qui lui sert de cheveux.
J’ai plein de copains chez les militaires à Besançon. Ça arrange les affaires, d’avoir des copains. C’est sympa, les amis, quoi…
(C’est sympô, les z’ômis, quô)

Plus désarçonné que je ne l’aurais souhaité, je n’ai su que lui tourner le dos sans répondre.
Regagner la cuisine.
Me pencher sur mon maïs.

Si je pensais que la Berthelet allait se décourager, je me trompais dans les grandes largeurs. Elle m’a suivi, chassant devant elle deux ou trois poules qui en ont caqueté d’indignation en battant des ailes. M’ayant rejoint, elle s’est mise à jeter partout ses petits yeux de belette fureteuse, pointant sur ci ou ça son trop long pif, en donzelle qui ne se gène pour rien étant donné que c’est son métier d’enquiquiner le monde.

Finalement, elle a lancé à l’intention de mes omoplates :
Vous êtes un héros !
J’aime pas c’mot-.
Vous avez fait la guerre et tout. Plein de mission spéciales, j’ai appris. En Asie, en Afrique, pendant la guerre eud’Yougoslavie, tout ça…
(tout çô)
Ça s’peut…

Je m’appliquais à touiller le maïs à la louche dans la vieille marmite d’émail brun qui ressemble à un vieux pot de chambre et qui ne me sert qu’à ça.
C’est pour les canards ?
Oui.
Et là, la luzerne, là (), dans le coin, c’est pour les lapins ?
Peut rien v’cacher…
Oh, jconnais. Mon père il était à la gendarmerie, comme moi, mais on avait des bêtes.
C’est bien.
J’ai grandi à la campagne, vous savez… Dans l’Oise… Un village… Ça s’appelle Nourard-le-Franc… Des vaches, des betteraves et des patates… Un peu comme ici, quoi… En moins joli, ça c’est sûr…

J’avais posé la bouteille de rhum sur la pierre d’évier. Quand un homme a commencé à siroter de l’alcool dur depuis le matin, et même bien avant l’aube dans mon cas, c’est difficile de s’arrêter sans encourir des maux de tête, la bouche pâteuse et des nœuds dans les boyaux.
Il en restait un petit quart. La Berthelet a pris la bouteille et s’est mise à lire l’étiquette, comme une qui ne s’en fait pour rien, étant dans sa tête de flicarde partout chez elle.
« Très vieux rhum agricole »« A.O.C. Martinique »… C’est du bon, ça, dites donc !
J’ai délaissé mon maïs et me suis tourné vers elle en soupirant :
Si le cœur vous en dit…
Ah ben c’est pas de refus !
En garce qui avait décidément tous les culots, elle a pris un verre qui traînait sur le rebord de la lucarne depuis je ne sais plus quand, en a essuyé la poussière avec son index, s’est versée une bonne rasade et s’en est envoyée la moitié avant de claquer de la langue :
Hmmm… Ah ouais, c’est du fameux…

Elle m’a regardé par-dessus le verre, de ses petites pupilles de rongeur, avec une étincelle d’intelligence vicelarde dans chacun d’eux.
Vous cachez bien votre jeu, hein ?
J’ai réalisé que mes poings étaient fermés.
Il a fallu que je me concentre pour les desserrer, une phalange après l’autre. Mes articulations étaient si grippées que j’imaginais les entendre grincer. Je suis parvenu à les transformer en mains ballantes, innocentes, au bout de mes bras.
Cest quoi quvous voulez dire ?
Elle a fini son rhum.
Que vous en savez plus que vous n’en montrez.
J’comprends pas.
Vous avez fait Saint-Cyr. Vous êtes une tête.
– Qu’ça peut vous foutre, vingt dieux !
Vous jouez les bourrus. Les sauvages. Les paysans. Les ignares… Mais en fait vous êtes un genre d’élite. Dans le civil, vous auriez été au moins un ingénieur ou quelque chose comme ça, je me trompe ?
C’est de la vieille histoire. Et puis ça me regarde. Et puis ça ne vous regarde pas. Et puis qu’est-ce que vous me voulez, dites voir, à la fin ?

Elle a hoché du bec, n’ayant guère de menton, avec le petit sourire satisfait d’une personne qui en arrive là où elle voulait en venir.
Je suis inquiète, mon colonel…
M’appelez pas comme ça !
Je suis inquiète, monsieur Braconni, a-t-elle repris, conciliante. Je suis sûre que c’est la même personne qui a tué Gobey et la vieille dame et je suis persuadée que c’est aussi la même qui tue des poules, des pigeons, des moutons et puis des chats.
(et pis des chôts)
Et alors ?
Vous êtes un ancien homme de guerre. Vous avez l’expérience des situations violentes, des crises, de ce genre de choses…
Et pis ?
Elle a reposé le verre là où elle l’avait pris, sur le rebord chaulé, à côté d’une boîte rouillée pleine de vieux clous.
Je me fais peut-être des idées, mais j’ai l’impression qu’il y a d’la colère partout dans cette histoire. Eud’ la rage. Et qu’ça monte.
Elle a croisé les bras sur sa poitrineon ne peut pas dire sous les seins, vu qu’elle n’en a point.
– D’abord le gars qu’elle pousse dans l’escalier, comme par accident. Après, avec madame Gonthier, elle y va à la hache, carrément. Maintenant, elle se contient. Elle s’défoule sur les animaux. Mais ça continue eud’ monter. Les paons du vieux toubib complètement massacrés. L’autre nuit les pigeons, seize en tout. Ça bout. Et j’ai peur que bientôt elle s’attaque à une nouvelle victime…

La rage dont elle parlait n’était rien à côté de celle qui me montait du fond des tripes, du fiel en geyser qu’accompagnait un flot de mots sales que je devais tenir bloqués au niveau de ma gorge, vingt dieux de saleté de pute de serpillière à merde !

Je me suis retourné vers ma marmite.
Lentement.

Me suis ressaisi du manche de la louche.
Lentement.

Ai remué mon maïs.
Deux, trois, cinq, dix coups.
Lentement.

J’ai tapoté très longtemps la louche sur le rebord de la marmite, à en faire tomber les gouttes d’eau grasse. Jusqu’à la dernière qui a trembloté un bon moment au rebord avant de choir dans la marmite.

Ai éteint le gaz.

Faisant bien attention à n’arborer aucune expression sur ma face, placide comme le mufle d’une vache à l’étable. J’ai attrapé un chiffon, je me suis retourné de nouveau vers elle, lentement, en m’essuyant les mains, soigneusement, et j’ai tâché de ne pas avoir la voix étranglée en demandant :
Elle ?
La personne.
Ah.
La personne, c’est féminin.
Pour sûr.
Alors, vous n’auriez pas une idée, monsieur Braconni ?
Mon idée c’est qu’vous allez sortir dchez moi et plus vite que ça.

On s’est observés en silence, moi avec mon meilleur air d’imbécile de campagne buté comme pas un, elle figée dans son attitude de fouine qui guette un oisillon. Au bout d’un moment, elle a décroisé les bras, la bouche tordue en une moue déçue.
Si vous le prenez comme ça…
Et elle a tourné les talons sans insister.

(À suivre)

 

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