L’assassinat de la grosse Florette assortie des tortures innommables qu’elle a eu à subir.
L’égorgement de Sabrina, sa serveuse et amante, la petite Kabyle jolie comme un cœur, née dans l’ombre des usines Peugeot de Sochaux pour mourir vingt cinq années plus tard à Saint-Mesmin-sur-Loue, victime collatérale.
C’est comme si j’y avais été.
Grâce à mes imaginations, telles que je les ai déjà mentionnées, auxquelles s’ajoutent les détails qu’une poignée d’heures plus tard, pendant notre Grande Conversation Sérieuse sur la Vérité des Choses, elle m’a confiés.
Elle.
Luna, je veux dire, bien sûr.
Luna ma si jolie folle, Luna aux yeux emplis de rires et d’absence, Luna à la tignasse libre de rouille et d’ébène, Luna au désordre de tatouages, Luna aux seins ronds comme toute l’opulence du monde, Luna à la bouche de poupée de brocante, et ajoutez à ça toute cette surface de douceur de peau dont elle a consenti pendant un moment, un court moment, un trop court moment, à caresser et envelopper et langer mon vieux cuir.
Luna…
Mon amour, Luna, et voilà que je me répète encore, alors que je n’ai pas le temps, je n’ai plus le temps, je n’ai plus le temps !
Voyons…
Le 2 janvier, il s’est mis à neiger à gros et lents flocons qui ont eu vite fait de tapisser la campagne de blanc, étendant aux alentours une espèce de silence ouaté, suspendu et un rien inquiet, comme si la nature toute entière redoutait de ne plus jamais sortir de son ensevelissement.
Le 4 janvier, Luna a appris que Marie-Agathe était repartie du village.
Dans la nuit du 5, elle a assassiné Florette.
Elle a attendu que je m’endorme, assommé par une poignée de pilules. Quand elle a été bien certaine que j’étais plongé dans un de mes sommeils de bitume, elle est allée au village, traversant la campagne blanche, son déguisement de croquemitaine de bande dessinée sous le bras.
Près de la fontaine, sur la petite placette voisine de La Grenouille Gourmande, sous le réverbère à lumière blanche qui se trouve là, occupé à semer sur la neige des poussières d’argent, elle a revêtu son attirail.
Imperméable de plastique.
Bottes.
Gants.
Cagoule.
Elle s’est glissée dans le restaurant par la porte arrière de la cuisine – celle que Florette ne fermait qu’en dernier, juste avant de monter dans son appartement à l’étage.
Je la vois.
Comme si j’y étais.
Comme si c’était moi, là, vêtu de plastique à l’aspect gluant, les yeux fous, la bouche tordue par une rage inhumaine, le sang charriant comme un fleuve ses limons des envies de vengeance, de torture, de douleur et de sang.
Je te vois, Luna.
J’y suis.
Tu as refermé la porte.
Par le carreau dépoli de celle-ci, la lumière du réverbère éclaire une sorte de vestibule où se trouvent les deux machines à laver la vaisselle et, sur des étagères, des piles d’assiettes, des nécessaires à fondue et des dizaines de ces petits réchauds creux sur lesquels on sert les cuisses de grenouilles à l’ail, une bougie allumée sous le cul du plat pour les empêcher de refroidir.
Tu restes quelques secondes immobile.
Aux aguets.
Suspendue.
Fauve à l’affût.
Autour de tes bottes de caoutchouc noir, la neige apportée du dehors fond, formant une flaque sur le carrelage en damier.
Devant toi s’étend la cuisine longue et obscure. S’y élèvent les blocs d’ombre que sont le vaste fourneau avec la hotte qui le surmonte et, de l’autre côté, deux réfrigérateurs que sépare un établi de boucher en bois, creusé par l’usure en son centre, dont Florette se sert pour travailler la viande.
Au centre, un pilier épais comme un tronc de jeune peuplier, carrelé jusqu’à hauteur de hanche.
Au-delà, près d’un grand évier à la paillasse encombrée de gamelles à l’envers, s’ouvre, grotte noire, le chambranle de la réserve à vins. Sur le côté droit sourd une lumière verdâtre. Elle s’échappe du petit réduit où Florette a aménagé son bureau, dont proviennent un murmure et les légers bruits d’une activité feutrée.
Tu te lances en avant. Tes bottes crissent sur le carrelage mais tu n’en as cure.
À la volée, l’arrachant de la barre magnétique fixée au-dessus de l’établi à viande, tu se saisis d’un couteau « de chef » à large lame de damas et manche de bakélite, puis, toujours à la volée, d’un carré-vaisselle en éponge jaune laissé à sécher sur le rebord de l’évier.
Dans le minuscule bureau aux étagères couvertes de classeurs, de prospectus de fournisseurs et de matériel de papeterie, Florette, en boubou africain multicolore, est penchée sur la planche suspendue qui lui sert de table de travail, éclairée par une lampe de laiton à abat-jour de verre céladon.
Elle est en train d’éplucher une facture, un crayon dans une main, l’autre tapant des chiffres sur son smartphone, ses lunettes de fantaisie à grosse monture de plastique rouge au bout du nez.
C’est elle qui chuchote machinalement :
– Bouteilles de Trousseau… Douze… Non, té, quatorze… C’est qu’il part bien, vé, celui-là…
À genoux sur le lino, la robe bleu marine de serveuse retroussée haut sur ses cuisses brunes, la chevelure noire libérée en une cascade qui dissimule son visage, Sabrina lui masse un pied grassouillet aux ongles taillés en pointe et soigneusement laqués de rouge.
Ton irruption, bête de noir vêtue, est si vive que Florette a encore les yeux sur sa facture quand, ayant lâché le chiffon éponge, tu empoignes les cheveux de sa servante, lui relèves la tête, et, d’un geste précis, lui tranches la gorge d’une maxillaire à l’autre.
Le sang jaillit, aspergeant le sol et ton espèce de pèlerine, produisant un bruit de déglutition, semblable à celui d’une eau expulsée par un robinet soudain ouvert après avoir été longtemps délaissé.
Sabrina s’affale sur le lino avec une surprenante grâce coulée de danseuse, pauvre enfant si jolie qu’elle en est belle même en son agonie.
Les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte sur un cri que sa gorge bloquée refuse d’émettre, Florette contemple l’affreux spectacle de son amante si soudainement retranchée (ah, ah !) du monde et de l’inconcevable créature nocturne qui vient de surgir.
Sans attendre, tu lui décoches un uppercut saisissant de précision, digne d’un boxeur aguerri, droit sur le menton – lequel n‘est guère qu’une petite pointe osseuse surgissant de la graisse en bas du visage rond. Florette s’effondre, inanimée.
Assommée pour le coup.
K.O.
Elle tombe de sa chaise, entraînant dans sa chute un bac à stylos, son smartphone et une ribambelles de papiers qui vont se noyer dans le sang de Sabrina. Ses lunettes rouges tombent aussi dans la flaque qui s’étend rapidement. Tu les écrases d’un coup de botte rageur, te plies en deux, t’empares du smartphone et l’éventres contre un coin de la table avant d’en laisser retomber les débris.
Te penchant de nouveau, tu ramasses la chiffonnette jaune et la force dans la bouche de Florette. Ceci fait, tu te saisis d’un rouleau de ruban adhésif sur une étagère et en bâillonnes de plusieurs tours ta victime évanouie en jubilant :
– Toi, tu vas souffrir, salope !
En se décollant du rouleau, l’adhésif émet un son de crécelle, à la fois craquant et grinçant : Skriiiiiiitch…. Skriiitch…
– Oh oui, toi, tu vas morfler…
Le sang de Sabrina s’est maintenant répandu sur tout le lino. Tes bottes et le corps inanimé de Florette pataugent dedans. Tu n’en finis pas d’entourer la tête de scotch en continuant à murmurer tes menaces entre tes dents.
– Grosse pute, toi tu vas prendre cher…
Skriiiitch…
Skriiiiitch…
– Tu vas souffrir…
SKRIIIIITCH…
– Souffrir !
(À suivre)