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Episode 02: La caverne de l’Irlandais

Publié par le 14 juin 2014

La caverne de l’Irlandais

 

Irlande, 1990, huit ans plus tard.

Le cul sur un dur tabouret, plié au-dessus d’une table ravinée par l’usage, avec face à moi une fenêtre qui mériterait plutôt le nom de lucarne, qui offre à mon regard un minuscule carré de mer scintillante…
Dans les oreilles, la voix de bourbon et cigarettes de Tom Waits, dont l’album « Blue Valentine » tourne sur un vieil électrophone…
C’est ainsi, Ô lecteur, comme disent les académichiants, que je t’écris ces lignes.

Dans l’existence à la va-où-le-vent-te-pousse qui a fait de moi Haig l’aventurier, je n’ai qu’un seul point fixe : la maison que m’a value l’héritage d’une lointaine tante, une certaine Imogena Haig-Flanagan, une dame que j’imagine bien sous tout rapport étant donné que je ne l’ai jamais vue.

C’est une petite baraque isolée à deux coups d’ailes de mouette du village de Bun’Mohr, sur le fouillis rocheux de la côte nord de l’Irlande.
Une bâtisse grise, assez longue mais très basse, recroquevillée sous les grands vents océaniques qui lui tapent sur la gueule quatre jours sur cinq depuis au moins trois siècles.
Devant, donc, la mer, parsemée d’écueils pointus cracheurs d’écume.
Derrière, avant la lande déserte et mal peignée, un pré enclos de barrières de bois que je prête à un éleveur de Bun’Mohr. Y paissent des chevaux blancs comme des montures de princesses de contes de fées et des poneys à peine plus hauts que des chiens, à longues crinières blondes, originaires des îles du nord.

A l’intérieur, question confort : que dalle.
De l’eau rare d’une citerne sur pilotis qui coule d’un unique robinet de cuivre. Un peu d’électricité, apportée du village par un câble tendu à travers la lande sur des poteaux plantés de traviole.
Au sol, un dallage de briques rouges, toujours froid.
De rares meubles rustiques, lourds, grossiers, faits pour servir et durer, sans ornements ni coquetteries de bourgeois.
Des murs qui sont presque aussi larges que hauts, en gros blocs de granit. A plusieurs endroits, le mortier qui les jointait a disparu, rongé par les pluies et le sel des embruns.
Je ne l’ai pas remplacé.
Parce que, un : plus personne ne sait préparer cette sorte de mélasse faite de sable, de coquillages pilés et de merde de goéland.
Et que, deux : j’ai horreur du ciment.
Résultat : pendant les tempêtes, le vent s’engouffre dans les fissures en produisant des sifflements de démons et des hululements de spectres.

Une caverne, ma baraque irlandaise.
Sombre. Glaciale. Humide.
On n’y survit qu’en caleçon de laine, pullover épais et bonnet de marin enfoncé jusqu’aux sourcils.
C’est pourtant là que j’atterris quand, parfois, lassé des grandes émotions de l’aventure, mon âme éprouve le besoin d’un moment de paix.

Au final, le seul élément de confort, ce sont mes livres.
Combien de bouquins ? Trois mille ? Quatre mille ?
Longtemps que j’ai perdu le compte…
Ils sont partout, sur les étagères, en haut des placards ou posés par terre en piles instables.
Il y en a de tous les formats, de l’édition ancienne et des livres de poche, glanés aux quatre coins du monde, dans les trois langues que je lis – le français, bien-sûr, l’anglais et l’espagnol.
Certains sont déformés à jamais par un séjour trop prolongé au fond d’un sac de voyage. D’autres sont délavés par le soleil du désert, d’autres encore gondolées par l’humidité qui régnait en Asie…

Je me trouvais dans ma maison depuis une dizaine de jours quand, en une fin d’après-midi du printemps 1988, démarra le deuxième épisode de la terrible histoire de Vanda, Carlo, Félix, les autres, et de la citadelle en Albanie.

Ça commença par une visite du vieux Flint.
Il poussa ma porte d’un coup d’épaule sans frapper ni s’annoncer, avec le sans-gêne des ivrognes imbibés, et fit irruption dans la pièce, empestant la marée pourrie et la bière.
Chaloupant de droite et de gauche comme une barque au large, le bout du pilon qui remplaçait sa jambe gauche glissant dangereusement sur le dallage, il parvînt à une chaise, s’y écroula et éructa :
— Damn’d de moi, m’paraît ben que j’a d’la maudite information pour toi, damn’d de voyageur !

Un nabot, le vieux Flint. Rabougri. Fripé. Ridé.
Sale.
Un galurin informe sur la tête, dont s’échappaient des mèches d’un gris pisseux. Deux petits yeux de rat, fureteurs et malins. Un nez comme une patate parcourue de veines violette. Une bouche en grotte sanglante au fond de laquelle subsistaient quatre ou cinq chicots jaunes et noirs.
Il refusait les prothèses modernes et s’obstinait à claudiquer sur un pilon de bois, comme un flibustier des temps anciens.
Sa jambe, il l’avait laissée dans une broyeuse d’une conserverie industrielle de Belfast. Mais il prétendait avoir été un capitaine de pèche hauturière qui se serait fait bouffer la patte par un orque épaulard après un naufrage au large du Groenland.
Ses conneries faisaient rigoler les gens du coin. Alors, ils l’avaient surnommé Flint, du nom du capitaine des pirates dans l’Île au Trésor.
Ce qui était une erreur, puisque, comme chacun sait, dans le roman de Stevenson, c’est Long John Silver qui porte une jambe de bois…

— Ouaip, braillait-il, dans le parler épais du nord irlandais qu’alourdissait encore l’ivresse, j’a d’la sacrée maudite de bonne information pour toi, mon gars !
— Bon, ben je t’écoute.
Ses petits yeux fouineurs allèrent se poser sur l’étagère derrière moi.
— C’est que c’est maudit’ment malheureux que j’a perdu toute c’te satanée mémoire de moi, le temps que j’a pris à cavaler chez toi…
Je compris le message.
Attrapai la bouteille de whisky sur l’étagère, un verre, et les posai devant lui.
Flint remplit le verre à ras bord et l’engloutit en trois gorgées. Avec sa pomme d’Adam qui yoyotait le long de son maigre cou, on aurait dit un pélican en train d’avaler un gros poisson.
Il rota d’importance et continua :
— Au pub à Bun’Mohr, j’a entendu deux maudits gars qui d’mandaient après toi.

Je me raidis.
Alerte !
J’ai mené une vie… disons : spéciale.
Il y avait un peu partout sur la planète des individus qui pouvaient… disons : éprouver une certaine vindicte à mon égard.
Les gens peuvent être si rancuniers !
Certes, il y avait peu de chances qu’un de ces possibles mécontents me retrouvât ici, dans ce coin perdu.
Seuls quelques copains, de vrais amis, des frères d’aventure, connaissaient l’existence de mon refuge.
Mais, bon, on ne pouvait jamais savoir…

— Comment ils ont, ces gars ? demandai-je.
Flint me regarda un moment, une lumière de joie moqueuse dans ses yeux de rongeur, ravi de me tenir en haleine. Il tendit la main. Souleva la bouteille. Remplit le verre à ras. Le porta à sa bouche. Le vida en longues lampées.
Je ne le détestais pas, ce bougre de vieux menteur, mais là, je lui aurais volontiers arraché son pilon pour lui en octroyer deux ou trois coups bien sentis à l’arrière du crâne.
— Cause, bon dieu ! explosai-je.
— C’est deux damnés costauds, consentit-il enfin à lâcher. Un, c’est un satané géant ’vec une moustache noire. L’autre, c’t’un plus petit, mais large comme un damné bélier, ‘vec une maudite moustache, aussi, mais blonde…

Carlos…
Félix.

Après l’explosion de notre mine d’or aux Philippines, notre bande s’était disloquée.
J’avais traîné dix-huit mois avec Carlo et Félix.
J’étais un apprenti de l’aventure. Carlo en était un maître.
Il excellait dans toutes les disciplines : escroc, joueur, tricheur, cambrioleur de haut vol, braqueur, trafiquant de tout ce qui pouvait se trafiquer…
Dans chacun de ses coups, il investissait son immense intelligence, secondée par un physique d’athlète formé au combat et d’un courage qui ne faisait jamais défaut.
Et Félix, qui le secondait depuis des années, était presque aussi bon que lui.
Dans leur sillage, j’avais été initié à la contrebande de coke entre la Bolivie et l’ouest des U.S.A, participé à la prise au piège d’une vieille dame très riche et très radine à Acapulco, échangé de l’alcool de contrebande contre des peaux de loups avec les Tchouktches du nord oriental de la Russie…
J’en passe.
Après une tentative ratée d’attaque d’un train de minerai aux confins de la Chine, on s’était séparés pour mieux fuir. Le rendez-vous était à Stockholm.
Ni l’un ni l’autre ne s’était pointé.

Un peu plus tard, alors que je m’étais lancé en solo dans divers commerces à travers le Sahara, j’étais tombé sur Boogie, le mécano bordelais. Flanqué de Karzan, le vieux Kurde, il était en train d’installer un grand garage à Ségou, au Mali.

Enfin, le dernier membre de l’équipe des Philippines que j’avais croisé, durant ces six années, c’était Baltimore, le gros Américain.
On s’était rencontrés par hasard au comptoir du bar de la zone de transit de l’aéroport de Bangkok. Tous les deux, on attendait nos avions. Lui, il partait sur Taipei, pour une fumeuse histoire de discothèque. Moi, je remontais vers l’Europe, où madame Imogena Haig-Flanagan venait de décéder, me laissant légataire de sa petite baraque.

Et voilà que… Carlo et Félix !
Je bondis à l’extérieur et me mis à courir à travers la lande en direction du village.

Je laissai le vieux Flint devant la bouteille de scotch.
Il saurait s’en servir.

(A suivre)
 

 

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