Afrique express (2)
On se sépara.
Félix souhaitait profiter de la fraîcheur de Ségou, de l’hospitalité de Jean-Etienne et des charmes de la douzaine d’hôtesses attachées à son établissement.
Loum, en bon fils de l’Asie des moussons, répugnait à s’enfoncer dans la chaleur et la poussière du désert.
Carlo et moi on reprit la route pour gagner Mopti, une bourgade marécageuse et infestée de moustiques à deux cent cinquante bornes plus au nord.
Mopti dispose d’un aéroport, plus exactement d’une piste de latérite flanquée d’un hangar en tôles rouillées.
On fit affaire avec un gros Burkinabé nommé Momo, pilote privé, propriétaire d’un vieux bimoteur Cessna à l’habitacle décoré d’amulettes et d’effigies de la vierge.
Au moment de décoller, alors que les moteurs tournaient à fond et que l’appareil, freins bloqués, tremblait de toute sa carcasse en bout de piste, Momo hurla :
— Jésus, Marie, Karl Marx et tous les saints, protégez-nous, inch’Allah, amen et honni soit qui mal y pense !
On survola d’abord le marais qui entoure Mopti, étincelant sous le soleil. Puis on passa au ras des rochers pointus du pays dogon. Enfin on se retrouva au-dessus du banco, cette terre sablonneuse brune, plane et nue, du sud saharien.Peu après, au bout d’une petite heure de vol, le fleuve Niger réapparut, vaste ruban bleu-gris, et Momo amorça sa descente vers les cubes d’adobe grisâtre des maisons de Gao.
Nous descendîmes à l’Atlantide, un immense hôtel de pierres blanches, le plus grand monument de Gao, aux dimensions d’autant plus surprenantes qu’il était toujours à peu près vide.
On gagna le bar, une sorte de hall de gare défraîchi avec au plafond des ventilateurs qui ne fonctionnaient jamais.
Je me souvenais de la serveuse, une Mauritanienne amputée du bras gauche, si habile de sa main droite qu’on s’en rendait à peine compte. Elle, visiblement, ne se rappelait pas de moi.
On sirotait la spécialité de la maison, des bières tiédasses, quand une voix retentit derrière nous.
— Carlo ? C’est toi, mon ami ?
C’était Karzan, vêtu d’une combinaison de mécanicien rouge, les cheveux très blancs, plus ridé et voûté que dans mon souvenir.
Il souriait largement, exhibant plusieurs dents en or, et se frappait le cœur du plat de la main.
— C’est bien, toi, Carlo, mon grand ami !
— Karzan.
Il m’examina plus attentivement et son sourire s’agrandit.
— Et toi, tu es Haig, ma parole !
— Karzan…
On lui offrit une bière. Il l’engloutit en trois lampées et rota bruyamment.
— Bismullah, fit-il, toujours souriant, alors, mes frères, qu’est-ce que vous venez faire à Gao ?
— Tu te souviens de notre serment, aux Philippines ?
Le sourire et les dents en or disparurent.
— Je vois… C’est à propos de Vanda ?
— Oui. On l’a retrouvée, avec Félix. Alors on vient vous chercher, toi et Boogie.
Cette fois, le sourire déjà effacé des lèvres de Karzan disparut aussi de ses yeux noirs.
— Ah, Boogie… soupira-t-il.
— Quoi ? demanda Carlo. Il est bien là ?
— Oui, oui… Il est là…
Le garage de Boogie était à l’écart du village, à l’embouchure de la piste qui mène aux Ifoghas et, plus loin, à Tessalit et la frontière algérienne.
Un vaste préau aux piliers de béton et au toit d’aluminium brillant sous le cagnard d’après-midi.
Dessous s’alignaient des camions citernes aux divers états, du relativement neuf au carrément délabré, tous recouverts de la gangue de poussière rousse caractéristique des véhicules sahariens.
Il y avait des mécanos noirs qui s’agitaient. On entendait des ronflements de groupes électrogènes. Des coups de masse sur du métal.
A côté s’élevait une petite baraque préfabriquée à l’allure coquette de ranch américain.
Karzan nous y conduisit, sonna à la porte.
Le maître des lieux ouvrit, un verre d’anis au poing.
— Boogie, salua Carlo.
— Boogie, fis-je.
Il nous dévisagea quelques secondes. Il avait grossi, son visage s’était bouffi, mais il gardait la même chevelure de voyou, aux mèches grasses qui lui tombaient sur les yeux.
Finalement, il nous adressa une sorte de sourire, dévoilant des dents grises.
— Putaing, c’est une surprise, dit-il, avec son accent bordelais. Salut, les gars. Entrez, cong, je vous sers un verre…
Puis il se tourna vers Karzan et lui lança :
— Dis-donc, crouillat, la transmission du Saviem, elle va se réparer toute seule ou quoi ?
Karzan fila vers le hangar sans un mot. On entra.
A l’intérieur, on se serait cru dans un pavillon de banlieue petite bourgeoise, sauf que la clim y faisait régner une température de congélateur.
Une femme noire s’affairait dans la cuisine. Boogie lui commanda au passage de nous apporter des chips et des cacahuètes.
Il nous conduisit dans un salon prétentieux, avec table basse aux pieds dorés, divans et fauteuils de skaï blanc. Nous ayant fait asseoir, il nous servit d’autorité deux pastis, sans négliger de remplir son propre verre.
— Alors, les gars, cong, qu’est-ce que vous devenez ? Toujours dans les combines, j’imagine…
— On a retrouvé Vanda, annonça Carlo.
Boogie tourna la tête en direction de la cuisine et gueula :
— Putaing de feignasse, ça vient, ces amuse-gueules ou quoi ?
La femme accourut, craintive, posa sur la table basse les deux bols demandés et disparut aussitôt.
Boogie puisa dans les cacahuètes qu’il se mit à mâcher, bouche largement ouverte.
— Moi, cong, gnap, gnap, je ne fais plus que dans le légal, gnap, gnap… J’ai un contrat avec une compagnie algérienne de transport de pétrole pour la maintenance de leurs bahuts, gnap, gnap. C’est jamais que des biques, mais ils payent bieng, putaing. Gloup. Et quand je dis bieng, c’est même très bieng !
— On a retrouvé Vanda, répéta Carlo.
A nouveau, Boogie fit mine de ne pas avoir entendu. Il reprit une poignée de cacahuètes et continua :
— Sans compter que les négros, à l’atelier, ils ne coûtent pas bien cher, cong. Gnap, gnap. Bien sûr, il faut leur botter le cul régulièrement pour les faire marcher droit, gnap, gloup, mais dans l’ensemble, c’est la bonne vie…
Carlo souleva son verre et le fit claquer contre la table.
— On a retrouvé Vanda.
— C’est pour ça qu’on est là, ajoutai-je. On a fait cinq mille bornes pour venir te chercher.
— Tu te souviens de ton serment ?
Boogie nous dévisagea tour à tour, jouant l’étonné, la bouche ouverte sur une purée d’arachides qu’il finit par engloutir.
— Gloup… Putain, cong, vous n’êtes pas sérieux, quand même, les gars. C’est une blague ou quoi ?
Il écarta les mains, paumes en l’air, englobant ce qui nous entourait, le salon de parvenu, la maisonnette américaine, le garage et ses putains de camions de pétrole.
— J’ai des responsabilités, moi, cong, je n’ai plus l’âge de jouer aux cowboys et aux indiens…
Il n’avait pas fini sa phrase qu’on était déjà dehors.
Les derniers mots qu’on entendit de lui nous parvinrent à l’extérieur.
— Vous fâchez pas, les gars. Putaing, cong, buvez au moins vos verres !…
Au terrain d’aviation, on retrouva Momo qui jouait aux cartes avec le chef de station. Le gros exigea une fortune pour nous emmener tout de suite. Carlo la lui paya sans sourciller.
Il avait fait le plein, amené son Cessna sur la piste et ouvert le cockpit pour nous permettre d’y grimper, quand on vit Karzan s’amener vers nous, dans un costume de ville pas trop bien coupé, un sac de voyage en bandoulière.
— J’en ai marre de ce con, nous déclara-t-il, je viens avec vous.
— Karzan, dit Carlo en souriant.
— Karzan, ajoutai-je, souriant de même.
Beuglant pour se faire entendre par-dessus le fracas du moteur, le Burkinabé nous dit qu’il exigeait un supplément s’il y avait un troisième passager.
Beuglant par-dessus le fracas du moteur, Carlo lui expliqua qu’il adorait assommer les pilotes d’avions privés, avec une nette préférence pour les pilotes superstitieux.
Nous retrouvâmes Félix et Loum à Ségou.
Passâmes une joyeuse soirée avec Jean-Etienne, en dégustant un capitaine frais pêché dans le fleuve, braisé aux épices.
Gagnâmes Bamako, où on prit un avion pour Dakar.
De là, à bord du vol régulier de la Delta Dakar-New York, on s’embarqua pour l’Amérique.
Prouvant qu’en une semaine chrono, on pouvait sillonner le tiers de l’Afrique occidentale, faire du bateau, de l’avion, de la voiture, retrouver un vieux copain…
Et en perdre un autre.
(A suivre)