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Episode 15 : L’embuscade

Publié par le 13 septembre 2014

L’embuscade

Il était à peine deux heures du matin quand démarra ce qui allait être l’une des scènes les plus violentes de mon existence.
Des plus sanglantes.
Des plus tragiques.

Ça faisait des nuits et des nuits qu’on poireautait à l’endroit prévu pour l’embuscade.
Loum se tenait dans la voiture bélier destinée à provoquer l’accident qui immobiliserait la bagnole de Vanda. C’était un vieux Pajero à l’avant duquel Karzan avait soudé un énorme pare-buffles.
Quand on passait le voir, Loum levait ses deux gros poings, rigolait de toutes ses dents de gorille et beuglait :
— Ah, ah !… Boum, boum, badaboum !

On avait gardé la petite Subaru comme véhicule de secours. Elle était rangée dans une allée à moins de cinquante mètres. Karzan passait désormais la majeure partie de ses nuits dedans.
Et s’y emmerdait ferme.

Carlo, Félix et moi, on se relayait, soit en faction au Chambord, face au Wendy’s, soit dans un van Chrysler noir, garé devant l’hôtel en chantier de rénovation.
Karzan avait aménagé une cache sous la banquette arrière. S’y trouvait l’arsenal. Cinq petits fusils-mitrailleurs, copies médiocres des Skorpios russes, de provenance improbable. Des chargeurs pleins. Deux paquets de Semtex avec leurs détonateurs à piles, destinés à forcer les portes de la voiture de Vanda, le moment venu.
Et encore cinq flingues de poing, eux-aussi surgis d’on ne savait quel pays d’Europe de l’Est, via les trafiquants cubains.

Baltimore passait parfois.

Rares, les passages. Et brefs.
Après nous avoir fourni tout le matos, il avait évoqué un commerce d’amphétamines avec des Vénézuéliens qui requérait sa présence, juré par Jésus, Yahvé, Bouddha et tous les autres qu’il continuerait à nous consacrer l’essentiel de son temps…
Et ne tenait pas parole.

Washington avenue. Le pont. L’hôtel en chantier cerné de grillages…
Bon dieu, j’avais l’impression d’avoir passé ma vie devant ce foutu carrefour !

Depuis une semaine s’était abattue sur Miami une de ces rares périodes de pluie qui touchent la Floride une fois tous les deux ou trois ans.

Une sorte d’orage permanent Des rafales de flotte. Du vent d’océan qui courait, froid comme la mort, le long de rues pas du tout conçues pour ça.
Privées de soleil, les façades en toc des hôtels, boîtes et restaurants se révélaient telles qu’elles étaient : du toc.
Les crépis roses ruisselaient, pitoyables.
Les palmiers prisonniers du béton laissaient pendre leurs branches, comme en pleurs.
Canaux et rivières avaient perdu leur bleu légendaire pour revêtir une peau verdâtre, gonflée, bouillonnante de mousses malsaines, aux parfums d’égout.

Dans cette ambiance étrangement grise et humide, Miami Beach, cette fête permanente, ne tournait plus qu’au ralenti, comme un carrousel dont le propriétaire aurait soudain coupé le jus.
Les retraités avaient déserté la plage, repliés dans leurs chambres d’hôtels pour jouer au bridge, au scrabble ou dieu savait quoi.
Les belles exhibitionnistes d’Ocean drive avaient emporté leurs hanches et leurs nichons ailleurs.
Dans les cafés branchés, serveuses et serveurs, d’ordinaire fébriles, erraient entre les rares tablées, les mains ballantes, désemparés.

Cette nuit-là, c’était Félix qui était de guet au Chambord.
Sa voix retentit dans les talkies-walkies :
— Vanda sort. Une seule voiture. Le 4×4 gris. Je répète : une seule voiture.
Carlo n’hésita pas un instant. Il porta le talkie-walkie à sa bouche.
— On y va, les gars. Showtime !
Une pincée de secondes, puis on entendit vrombir dans l’appareil le moteur de la Ténéré 600, la moto qu’on gardait au Chambord. Puis encore la voix de Félix.
— C’est bon. Je suis derrière. Elle est sur Ocean Drive. Arrivée estimée sur site : cinq minutes !
— Fonce, répondit Carlo.

Les mouvements suivants, on les avait tellement répétés dans nos têtes pendant ces nuits d’affût qu’on les exécuta avec une facilité déconcertante.

Je n’éprouvai même pas d’émotion.
Karzan et Loum se présentèrent à la portière. J’avais déjà ouvert la cache de la banquette arrière et sorti leurs flingues, plus deux chargeurs chacun, que je leur passai dans la foulée.
Ils repartirent en courant vers leurs bagnoles respectives.
J’enfonçai le détonateur dans mon paquet d’explosifs. Le fourrai dans ma poche de blouson.

Un vrombissement de bécane : Félix se rangea à côté du van, dans un large dérapage sur le trottoir mouillé de pluie.

Je lui passai son F.M., un pistolet et sa dose de Semtex.
Carlo avait lui aussi empoigné un des faux Skorpio.

Enclenchements des chargeurs. Culasses. Parés !

On descendit sur le trottoir.

Il flottait. Une pluie fine et glaciale aux relents d’océan.
Carlo et Félix se toisèrent, fusils dressés dans la saignée du bras. Un air de guerriers. Des visages durs.
Il se serrèrent la main.
— On va enfin la tenir, ta promesse, dit Félix.
— Il le faut, répondit Carlo.

Le gros 4×4 de Vanda s’engagea sur le pont. Ralentit pour aborder la bosse du tablier.
A l’arrière, la lumière d’habitacle était allumée. Je pus distinguer une silhouette féminine. Des cheveux blonds.

Le Pajero de Loum était déjà dessus, filant à toute blinde, moteur hurlant.
Le choc du pare-buffle et du 4×4 fracassa la nuit, explosion de ferraille.
Le Pajero partit en tourbillon. S’encastra dans la rambarde du pont.
Le 4×4 était stoppé net, la roue avant-droite pliée, le mufle à terre, cachalot de métal blessé.

On commença à courir vers l’épave.

Loum, apparemment indemne, s’était extrait de la carcasse du Pajero complètement pliée et faisait de même.

Et on peut dire que c’est à ce moment-là que les choses sont devenues vraiment cinglées.

Tout en courant, j’avais plongé ma main dans ma poche de blouson pour sortir le Semtex.

En vain.
Les deux portières avant du 4×4 s’ouvrirent. Deux types en jaillirent, l’un d’eux la gueule ensanglantée.
Pas des Azéris. Pas même des Russes. Des mecs bruns et basanés.
Des Cubains.
Félix cria :
— Piège !
Je sus plus tard qu’il venait de reconnaître en l’un des deux types le pilote de la moto qui avait conduit Baltimore au casino des Séminoles.
Ils détalèrent et disparurent dans le noir, au-delà du pont.

La portière arrière s’ouvrit à son tour. La femme blonde en sortit, les deux mains en l’air, hurlant :
— No ! Please ! No !
Une jolie fille à l’air slave, en manteau de fourrure, qui n’avait pas vingt ans.
Ce n’était pas Vanda.

Alors ce fut…
Comment dire ?
L’enfer ? L’apocalypse ? Un déluge de fer et de feu ?
Tout ça à la fois ?

Une pluie de balles s’abattit sur nous.
Des impacts dans la ferraille des voitures. Des gerbes de verre brisé. Des miaulements de laiton meurtrier, frelons à la recherche de leurs proies.
De trois fenêtres de l’hôtel en chantier dégueulaient les flammes de tirs de fusils automatiques.

Un projectile me perça l’épaule. Un autre m’arracha un bout de viande juste au-dessus de la hanche droite.
Je plongeai sous le 4×4.

Félix criait, touché à un pied, la botte explosée.

Etalés sur le goudron, les corps de Loum et de la belle fille blonde tressautaient sous les impacts, percés de mille trous sanglants.

Carlo, en abri précaire derrière le 4×4, répondait au feu des assaillants, son dérisoire petit fusil-mitrailleur dans une main, dans l’autre le talkie-walkie dans lequel il criait :
— Repli ! Repli ! Repli !

Soudain, la Subaru fut là, Karzan au volant, aussitôt transpercée, de toutes parts, pare-brise et vitres effondrées.
Carlo, Félix et moi, on se rua dessus.
Juste avant de grimper dedans, Carlo se prit une balle dans le flanc droit. Il tomba, un genou à terre, se rétablit avec un grognement de souffrance et se jeta dans la voiture.
Karzan écrasa l’accélérateur

On roula un moment sans but, droit devant, le plus loin possible de ce bordel auquel on venait d’échapper.

Carlo, à côté de moi, sur la banquette arrière, porta la main à sa blessure, la retira couvert d’un sang épais, presque noir, et déclara d’une voix froide :
— C’est le foie. Je suis foutu.
Karzan gémit :
— Il faut regagner Little Havana, Baltimore va te trouver un toubib…
Félix, sur le siège passager, frappa d’un coup de poing le tableau de bord.
— T’as rien compris, abruti ? C’est Baltimore qui nous a balancés à Vanda. On va à Little Havana et on est morts !
Il se mit à hurler, ponctuant chaque mot d’un coup de poing.
— Elle nous a baisés ! Baisés ! Baisés !

Karzan ne répondit pas.

Moi, pareil. Occupé que j’étais à éponger le sang de mes plaies avec un mouchoir en papier.

Carlo ne répondit rien, lui non plus. Une bonne raison à cela : il était en train de mourir.

(A suivre)

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