Grandissime scénario de film d’aventure et néanmoins d’exception par Thierry Poncet, adapté de son ô combien palpitant roman du même nom, paru aux remarquables et remarquées éditions Taurnada.
EXT Jour, Marseille
Vue aérienne de Notre-Dame-de-la-Garde. Ciel bleu. Plein soleil.
Le Vieux Port ensoleillé. Les terrasses des cafés bondées sur le quai des Belges. La foule joyeuse et colorée qui déambule.
Dans la foule, le trio Haig / Félix / Carlo. C’est ce dernier qui semble guider les autres et les presser, consultant sa montre avec impatience. Il a un Paris-Turf mal replié à la main.
Le trio quitte la foule du port et marche le long de la Canebière. Arrivés devant le PMU Le Canebière, ils s’arrêtent un instant, puis Carlo pénètre à l’intérieur, faisant signe aux deux autres de le suivre.
INT Jour, PMU
Gros plan sur trois verres de pastis qu’une carafe emplit d’eau. Le plan s’élargit, montrant nos trois compères attablés. C’est Haig qui fait le service. Carlo déplie son Paris-Turf.
Derrière eux, des écrans sur lesquels défile une course et des guichets qui rassemblent l’habituelle faune turfiste, ici constituée de Marseillais pure souche aux attitudes de maquereaux, d’Arabes aux attitudes de maquereaux et d’Africains sapés comme des milords aux attitudes de maquereaux.
Plan sur la double page emplie de signes minuscules du Paris-Turf.
Carlo (suivant une colonne du doigt) :
C’est un cheval dans la quatrième course. Il s’appelle Freewill. Il a démarré très fort il y a trois ans, puis il s’est blessé et sa carrière a marqué un stop. Mais depuis six mois, il remonte en puissance. Cette fois-ci, son entraîneur l’a confié à un bon jockey. C’est signe qu’il y croit…
Félix :
Okay.
Haig (plus dubitatif) :
Si c’est okay pour vous…
Carlo a sorti une mince liasse de billets de sa poche et tend l’autre main. Félix et Haig lui donnent chacun une liasse équivalente. Haig veut garder un billet, mais Carlo le lui retire des mains.
Haig :
Eh !… C’est pour payer les pastis !
Carlo (se levant et balayant l’objection d’un geste méprisant) :
Pas besoin.
Carlo parie au guichet. Haig et Félix restent seuls à table. Haig fait la gueule. Félix rigole doucement.
Félix :
Tranquille.
Carlo revient, ticket de pari en main.
Carlo (s’asseyant) :
Vous allez voir : Freewill va rester en retrait pendant les premiers mille mètres. Quand son jockey le sentira bien chaud, il va le lâcher. A partir de là, les autres chevaux ne pourront rien faire… (Il jette un œil à l’écran où s’affichent les cotes) Il est encore à 18 contre 1. Personne ne l’a repéré. Il va nous rapporter dans les cinq mille balles, garanti !
EXT Jour, Canebière
Le trio sort du PMU. Carlo, réjoui, tient en main une grosse liasse dont il compte les billets en sifflotant.
EXT Jour, rue
Plan sur l’enseigne peinte à la main d’un dojo, une salle de sports qui propose karaté, kung fu, aïkido et autres arts martiaux asiatiques.
Haig :
C’est là, son gourbi.
Carlo :
On y va.
INT Jour, dojo
Les trois hommes grimpent un escalier étroit et entrent dans une salle de sports. Elle est déserte à l’exception d’un asiatique qui, accroupi sur un ring, recoud à la main du matériel en cuir.
L’homme :
Ça fermé. C’est revenir 6 H 00.
Félix :
On s’en fout. On ne vient pas pour le sport, on veut voir Loum.
L’homme bondit sur ses pieds, furieux, visage déformé, poings fermés.
L’homme :
Moi aussi, je veux voir lui ! Et quand moi je vois moi lui montrer ça le bois que je chauffe, enculé…
Carlo lui envoie une baffe aussi monumentale que machinale. Félix et Haig ont aussitôt adopté une attitude de menace tranquille, en ligne, les têtes penchées, les pouces dans les ceintures.
L’Asiatique s’en rend compte, prend la mesure du danger, frotte sa joue endolorie et adopte des manières plus douces.
L’homme :
Okay… Okay… Attends… Okay… Loum c’est parti il y a… trois mois demi.
Carlo :
Où ?
L’homme :
Pas savoir ! Lui pas dire ! Lui parti avec l’argent !
Carlo :
Bon.
Félix :
Bon.
Haig :
Bien.
L’homme les considère en silence un moment, puis adopte un ton encore plus conciliant.
L’homme :
Écoutez… Vous voir lui, dire à lui que lui rendre argent pas de problèmes. Parti : pas de problèmes. Mais rend l’argent.
Carlo :
On lui dira.
EXT Jour, rue
Le trio sur le trottoir.
Félix (à Haig) :
Tu connais ce truc-là, le téléphone ?
Haig hausse les épaules, penaud.
Félix :
Putain, si ça se trouve, il est parti à Mes couilles-ville ou dans son patelin !
Haig :
Non. Il est grillé chez lui, pratiquement dans toute l’Asie et, en plus, il a un mauvais passeport, il ne pourrait pas se faire faire un visa.
Félix :
Parfait. Ça laisse juste la France entière !
Haig :
Non. Il adore Marseille. Il a tous ses contacts ici. Je sais qu’il a un copain du côté de Paris, mais il se les gèle, là-haut… Non, crois-moi, le plus probable, c’est qu’il soit pas loin.
Félix :
J’espère pour toi.
Carlo :
Okay… On se calme… Tranquilles… Haig, qu’est-ce que tu proposes ?
Haig ;
Il est forcément dans une salle de boxe, pour bosser ou s’entraîner à casser des gueules. On n’a qu’à chercher.
Félix :
TU cherches.
Carlo :
ON cherche.
EXT Jour, rues
Plans successifs du trio dans diverses rues et entrant dans divers clubs de boxe. Haig consulte régulièrement une page jaune arrachée à un annuaire. Plans muets sur des entrevues avec des gérants de salle qui secouent négativement la tête à leurs questions ou bien indiquent une autre adresse.
INT Jour, hôtel
Les trois hommes occupent une chambre d’hôtel minable. Affalé en calbar sur un des lits, Carlo étudie le Paris-Turf. Haig, assis par terre, se sert d’un vieux téléphone noir à cadran, la page d’annuaire très froissée posée sur le tapis miteux à côté de lui.
Haig :
Allo, le Boxing-club Mazargues ?…
Félix, en marcel, fume une clope à la fenêtre, l’air sombre, accoudé à la rambarde de fer branlante. De la rue montent des coups de marteau et le ronron sifflant d’une scie circulaire. Dans une maison quelque part, une femme gueule sur ses gosses.
Plan en subjectif Félix de la rue d’en bas, biscornue aux trottoirs étroits pavés d’étrons de chiens. En face, devant un minuscule bar, un gros type en marcel et chapeau de paille sirote du pastis avec des poses de maffioso.
Félix :
Putain que j’aime pas Marseille, On meurt de chaud, ça pue et il y a trop de bruit…
(NOTA : ni cette scène ni cette réplique ne sont vraiment nécessaires à l’intrigue ; mais c’est ainsi, par la bouche d’un certain Rudy, que s’ouvre l’excellentissime roman d’action Le Guet Apens de G.J. Arnaud – Fleuve Noir, Spécial Police, 1969 – qui fut pour beaucoup dans la naissance de ma vocation d’écrivain de romans à dix balles, et à la mémoire de qui Les Guerriers Perdus (Taurnada, 2016) est dédié ; alors, monsieur le futur hypothétique réalisateur, et vous, monsieur le futur et hypothétique monteur, on la garde !)
INT Jour, PMU Canebière
Ouverture sur l’image grainée d’un écran TV d’une course de chevaux à l’arrivée. Le speaker annonce l’ordre d’arrivée.
Speaker :
Premier le 12, deuxième à une encolure le 3…
Le trio attablé devant des pastis. Carlo lève les deux bras en signe de victoire.
Succession de plans courts montrant des arrivées de courses à l’écran et Carlo compter des liasses de billets.
INT Jour, hôtel
Une chambre d’hôtel confortable et moderne dont la vaste fenêtre donne sur la mer. Assis dans un fauteuil, bouteille de scotch à portée de main, Carlo est en train d’étudier le Paris-Turf.
Coups frappés à la porte, Haig entre, réjoui.
Haig :
Je l’ai trouvé !
INT Jour, couloir
Carlo et Haig frappent à une porte. Félix ouvre.
Carlo :
On le tient. Amène-toi !
EXT Jour, quartier Belsunce
Des ruelles en pente qui descendent vers le Vieux Port. Des étals d’épiceries – cumin, olives, safran…– qui s’étendent sur le trottoir. Des boutiques de valises de mauvaise qualité et de djellabas brodées, dont s’échappent des chansons raï, volume à fond. Plus des petits bistrots où des vieux types en gandouras, bonnet de coton blanc sur la tête, jouent aux dames en buvant du thé dans de minuscules verres multicolores…
Plan sur une étroite porte graffitée, surmontée d’une plaque émaillée qui semble dater des années cinquante, « Salle de boxe Belsunce », coincée entre l’échoppe d’un barbier et une agence de voyages spécialisée dans les charters pour La Mecque.
Le trio est installé en face, à une des deux tables en terrasse d’un café, devant trois thés, une bouteille de vin gris et un poulet rôti recouvert d’une croûte d’épices et de piment que les trois brutes éventrent avec les mains.
Carlo (se léchant les doigts) :
Le voilà !
Plan sur Loum qui s’approche, insouciant. Un vrai tableau. Beaucoup d’or : trois énormes chaînes au cou, avec des pendentifs représentant le bouddha qui se balancent sur sa poitrine ; des gourmettes à chaque poignet ; des grosses bagues à presque tous les doigts. Ses cheveux noirs et épais sont brushés au peigne soufflant. Il est habillé disco : une invraisemblable veste à grands carreaux cintrée à la taille, une chemise de satin dont le col déborde largement sur les revers et des bottines à très hauts talons. Du rouge, du brillant, du lamé… Penser à Fred Fenster, le personnage latino interprété par Benicio Del Toro dans Usual Suspects.
Carlo, Félix et Haig se lèvent et se placent en travers de la rue, adoptant des attitudes presque agressives, comme pour une confrontation de western.
Loum s’immobilise, avec le réflexe de léger recul des gens qui s’attendent à voir surgir les emmerdes à tout moment.
Plans sur les regards, à la Sergio Leone. Wouin oh wouin wouiiiiiin…
Au bout d’un interminable moment, Loum sourit. Enfin… se fend d’une grimace de gibbon furieux qu’on peut prendre pour un sourire.
Loum (léger salut de la tête) :
Carlo.
Carlo :
Loum.
Loum :
Félix.
Félix :
Loum.
Loum (plus hésitant, pointant le doigt vers Haig) :
Haig ?
Haig :
Loum.
Un moment de silence, tout le monde impassible.
Loum :
Vanda ?
Carlo :
On sait où elle est.
Loum (mimant un revolver de l’index) :
La tuer ?
Les trois autres hochent la tête.
Carlo :
On va lui régler son compte.
Loum éclate de joie, rit, bat des mains, exécute dans son enthousiasme quelques pas de boxe.
Loum :
Nous c’est fête. Pastaga !
(À suivre)