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Episode 14 : Carlo blues

Publié par le 6 septembre 2014

Carlo blues

 

Pas content, Carlo ?
Furieux, oui ! En rage. Hors de lui.

Baltimore avait exécuté les trois Philippins de sa propre initiative. En cavalier seul. Et sous le nez des autres, en plus.
Sans compter qu’il avait désobéi à l’ordre formel de Carlo de ne mêler à notre guerre aucun de ses hommes de main cubains.

Carlo n’avait jamais été nommé officiellement chef de notre bande.
Depuis la lointaine époque où ils écumaient les océans, les équipages de pirates ont toujours pratiqué une relative démocratie.
Sur leurs navires, les capitaines devaient être reconnus comme tels par tous les hommes et étaient révocables à tout moment, à l’issue d’un vote de ce qu’on appelait le « conseil de gaillard-avant ». Ils recevaient alors symboliquement un papier orné d’une tâche noire et devaient choisir : se démettre de leurs fonctions ou bien servir de repas aux requins les plus proches.
Ça se comprend : comment quiconque aurait-il pu imposer de force sa loi à une bande de briscards dangereux dont le moteur principal était justement le refus de toute autorité ?

Carlo n’était donc pas notre capitaine, mais tous, y compris lui-même, le considéraient tacitement comme le leader du groupe.
Son autorité venait d’être bafouée et, non, il n’était pas content.
Pas content du tout !

Il était certain qu’il y allait avoir une séance d’explications entre ces deux monstres d’aventure qu’ils étaient, chacun à sa manière, lui et Baltimore.
Elle eut lieu le lendemain du triple meurtre, dans l’appartement que Carlo occupait avec Félix au-dessus du restaurant à barbecue.
Et j’y étais.

J’étais venu rendre compte à Carlo de mes actions de la veille.

Lui et Félix m’avaient accueilli à la table de leur cuisine, immuables jumeaux, pattes écartées, un poing sur le genou, une cafetière fumante devant eux et sur leur gueule l’air des mauvais jours.
— Carlo.
— Haig.
— Félix
— Haig.
— Café ?
— Non, je te remercie.

Tous deux allumèrent un cigarillo et Carlo me demanda dans un nuage de fumée :
— Pourquoi n’es-tu pas venu sur le parking ?
— Une erreur de ma part…
J’expliquai comment j’avais cru bon de ne pas monter dans le même bus que les Philippins et comment une perturbation du trafic des navettes m’avait empêché de les rejoindre.
— Hmm, fit Carlo. Ça peut arriver…Et as-tu vu Baltimore ?
— Pas du tout. Après l’explosion, les flics ont retenu tout le monde dans le casino. Je n’ai appris toute l’affaire qu’hier soir, quand Karzan me l’a racontée.
— Hmm, refit-il, soupirant un nouveau nuage de fumée cubaine. Et as-tu, à un moment ou un autre, eu rapport avec Baltimore, un rapport dont je n’aurais pas eu connaissance ?
Je haussai les épaules.
— Non. Tu sais bien qu’il me considère comme un gamin. Et moi, de nous tous, c’est le seul qui me fout les boules quand il est dans les parages…
Carlo me scruta un moment dans les yeux, si bien que je me sentis comme un caporal-chef qui a mal ciré ses godillots devant un général en inspection.
Une impression désagréable.
Je le lui dis :
— Maintenant, Carlo, si tu doutes de ma loyauté, dis-le carrément. J’ai encore des tonnes de bouquins à lire en Irlande !
Il me considéra encore un instant et leva sa grosse patte en un geste apaisant.
— Je te crois.

C’est à ce moment-là que la porte de l’appartement s’ouvrit et que Baltimore fut là.
Fulgurant, comme à son habitude. Un orage humain. Une tempête.
L’instant d’avant, il n’était pas là. L’instant d’après, il emplissait tout l’espace de sa présence.
Cent cinquante kilos de viande animés d’une énergie folle. Un souffle de cétacé puissant et saccadé. Un parfum violent d’étable. Sueur. Fumier.
Il portait des jeans et un blouson de cuir. Aux pieds des bottes mexicaines à talons si biseautés qu’on se demandait comment une telle masse pouvait tenir en équilibre dessus.
Pas difficile de deviner qu’il avait un ou deux flingues glissés dans sa ceinture. Ce type aurait trimballé un bazooka dans sa poche s’il avait pu.
A la main, il tenait un exemplaire du Miami Herald Tribune ouvert à la page des faits divers,

Carlo s’était levé, aussi grand que Baltimore était gros, colossal, droit comme une poutre de fer, le poitrail en avant.
Visage de pierre.

Regard froid.
Félix s’était dressé du même élan. Tassé, compact, prêt à bondir, il avait la main droite dans le dos.

Pas difficile non plus de deviner qu’il avait le poing fermé sur la crosse de son arme.
Quant à moi, j’avais toujours le cul sur ma chaise de cuisine, mes yeux enregistrant chaque détail, le ventre noué, avec l’impression d’être ce que j’étais : un con égaré dans une cage pleine de fauves en furie.

Carlo ordonna :
— Explique-toi, Baltimore. Explique-toi tout de suite.
Mais s’il avait cru pouvoir impressionner le gros Juif cinglé, il s’était trompé. Dans les grandes largeurs.
Celui-ci jeta le journal sur la table et beugla :
— M’expliquer ? Sheise de mierda, c’est toi qui dois me remercier !
Il se pencha sur moi et me gratifia d’un regard dans lequel flottait des envies de meurtre.
— C’est toi, hein, petit con, qui a déclenché tout ce fuckin’ bordel…
Il se redressa et pointa sur Carlo un index accusateur.
— J’ai marché avec toi parce que je croyais qu’on était entre fuckin’ professionnels !… Qu’est-ce que tu croyais faire ? Alpaguer ces meshugenners de puta sur le freeway ? Tu te crois encore dans une saloperie de jungle ? Si vous aviez fait ça, à l’heure qu’il est, on aurait tous ces putznashers de flics de Floride au cul !
Il étala le Miami Herald sur la table, pointa le titre qui s’étalait au milieu de la page : « Règlement de compte de trafiquants de drogue au casino séminole : trois morts ».
— Moi, je nous ai débarrassés de ces trois hijos de puta, et en plus je les ai fait passer pour des fuckin’ dealers. Ça, c’est du boulot de professionnel. Ça, c’est du travail d’enfer signé Baltimore !
Il fourragea dans sa barbe, tourna sur lui-même dans un dandinement d’ours, souffla plusieurs fois par les naseaux et se replanta devant Carlo :
— Alors, on continue à se gueuler dessus ou on se remet au boulot ?

Carlo parcourut l’article du journal, observa Baltimore quelques secondes.
Tira sa chaise.
Se rassit.
L’instant d’après, Félix fit de même.
— C’était ton dernier écart, Baltimore, déclara Carlo. Je t’épargne en raison de notre amitié passée. Mais si tu me redonnes la moindre occasion de douter de toi, je te tue.
L’autre haussa les épaules.

— No fuckin’ problem !

Les jours passèrent.
Les choses s’étaient tassées. Plus ou moins.

Quand il côtoyait l’un ou l’autre d’entre nous, et surtout Carlo, Baltimore, apparemment décidé à calmer le jeu, s’abstenait de se livrer à un de ses numéros d’ogre furieux.

Consciencieusement, il réunissait le matériel que la bande lui avait commandé. Bagnoles. Armes. Explosifs. Talkies-walkies…
On entreposait le tout dans un garage désaffecté, du côté de North Miami Beach, une zone un peu décatie, assez proche du lieu prévu pour l’embuscade.

Karzan y passait la majeure partie de son temps, préparant les véhicules, vérifiant et nettoyant les flingues.
Loum avait quasiment disparu, cloitré dans son studio à côté du stade.
Quant à moi, conscient d’avoir été l’élément déclencheur de la crise, je ne la ramenais pas.
Je m’évadais grâce à Mark Twain, effectuait mes tours de garde au Chambord et délivrais des rapports aussi précis et brefs que possible à Carlo et Félix.

Il n’y avait pas grand-chose à dire, de toutes façons.
Les flics s’étaient pointés le lendemain du drame au Coconut Creek Casino. Ils n’étaient pas restés longtemps et n’étaient pas revenus.
D’après Baltimore, Vanda, la « salope de kurva », devait bénéficier de protections haut placées pour que les autorités l’emmerdassent si peu après que trois de ses employés eussent péri dans ce qui était officiellement une bagarre de dealers.

Et il avait sûrement raison.

Temps mort, donc, ou à peu près.

Un après-midi, par une de ces chaleurs torrides qui s’abattent si souvent sur la Floride, à l’heure où la sieste engourdissait toutes les rues de Little Havana, alors que je passais devant un petit café, j’aperçus devant le comptoir, le vaste dos reconnaissable entre mille de Carlo.
J’entrai.

Un peu surpris, j’étais. Carlo n’était pas du genre à jouer les piliers de bar.
C’était un petit établissement comme il s’en trouve des centaines dans le quartier. Une salle étroite. Un comptoir de bois graisseux qui courrait le long d’un des côtés. De vieilles photos d’acteurs et de chanteurs cubains disparus aux murs.
— Carlo ? fis-je.
Il tourna la tête. Me sourit. Du menton, me désigna le verre de rhum devant lui, d’un geste invitant.
— Pourquoi pas…
Il fit signe à la serveuse, une éblouissante souillon à la peau sombre, aux formes de mannequin que ses haillons ne parvenaient pas à enlaidir.

— Otro por mi amigo, por favor.
— Como no, mi amore…

On but en silence.
Je l’observai. Et ce que je vis à ce moment-là me déplût.
Je remarquai la voussure de son dos que produisait sa position, les deux coudes sur le comptoir. Notai le blanchissement de ses cheveux ras. Les rides qui marquaient son visage. Son air de lassitude…
Oui, c’est à ce moment-là que je pris pleinement conscience de son vieillissement.
L’officier indomptable qui nous avait conduits à arracher des kilos d’or à une montagne, le bandit international qui avait défié toutes les polices, cet infatigable voyageur qui avait sillonné le monde dans tous les sens abordait maintenant ses dernières routes.
De ce colosse tassé sur un tabouret de bar émanait une sensation palpable de lassitude. De fatigue. D’envie de tout envoyer péter.
Et pourquoi pas ?
Boogie qui désertait…
Baltimore qui devenait incontrôlable…
La situation n’était-elle pas en train de lui échapper ?

Je me penchai sur lui.
— Carlo, tu es sûr que ça va ?
Il se redressa et me sourit.
Pas vraiment joyeux, le sourire. Un rai de soleil d’hiver blanc dans une fissure de ciel gris.
Il posa sa grosse patte sur mon épaule.
— Sais-tu ce que c’est qu’être un homme, gamin ?
Je secouai la tête.
— Etre un homme, c’est aller jusqu’au bout de ses folies.

Et comme ce furent quasiment les dernières paroles qu’il m’adressa, je ne les ai jamais oubliées.

(A suivre)

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