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Episode 18 : Adriatique

Publié par le 4 octobre 2014

 Adriatique

 

En leur temps, Carlo et Félix avaient du enquêter des années durant pour retrouver Vanda la meurtrière.

Moi, c’est par le plus grand des hasards, au détour d’une conversation anodine, que je fus remis sur sa piste.

Un coup de chance.
Ou plutôt : un sacré coup de poisse…

J’arrivai à Bari, sur la côte adriatique, au printemps 96.
J’étais plein aux as, suite à un commerce d’objets d’art khmer qui avait tourné à mon avantage. Je cherchais des opportunités de petits business dans lesquels investir quelques pions.

Le flot en tempête de ce que les journaux avaient appelé « l’invasion albanaise » avait tari. Les camps de réfugiés surpeuplés, créés en catastrophe par les autorités italiennes devant le déferlement des « aigles » sur leur sol, s’étaient vidés peu à peu de leurs occupants.
Bon nombre s’étaient fixés dans le nord, dans les régions industrielles de Milan et Turin. D’autres avaient émigré vers la France, l’Allemagne et la Suède. Certains avaient réussi à s’embarquer pour les U.S.A.
Ne restaient dans le sud que les trafiquants de ceci et cela qui faisaient la navette entre l’Albanie et l’Italie. Plus quelques-uns qui avaient réussi à s’implanter sur place.

Bari est une assez grande ville constituée d’un centre bourgeois sans grand charme, d’un gigantesque port industriel et d’une large ceinture de banlieues faites de cités pouilleuses.

Je pris mes habitudes dans un restaurant, le Kurajö, tenu par un Albanais prénommé Beni.

C’était un type d’une quarantaine d’années, brun, grand et mince. Son long visage osseux était caractérisé par une paire d’invraisemblables sourcils très fournis, épais et mobiles, qui faisaient penser à des petits animaux à fourrure.
Il était d’une élégance parfaite, amoureux des complets de grandes marques, Armani et consorts, et possédait ce qui semblait être un stock infini de cravates de soie, toutes plus somptueuses les unes que les autres.
L’habit faisant parfois le moine, il prenait soin de teinter chacun de ses gestes d’une nonchalance princière très étudiée.

Beni était instruit, aussi.
Il parlait une demi-douzaine de langues, dont un français parfait mais étrangement désuet – aucun manuel ni bouquin en français n’était entré en Albanie depuis les années cinquante.

Fils d’un professeur qui avait passé vingt ans dans les prisons d’Enver Hodja, il avait été de la première vague de réfugiés de 1992. Sa vie italienne avait commencé par un séjour de plusieurs mois dans un camp de la région – expérience dont il gardait le plus détestable des souvenirs.

Grace à un « commerce » de téléphones portables de fabrication thaïlandaise, il s’était constitué un capital qu’il avait immédiatement investi dans son bistrot.

Les spécialités de Beni étaient les « köfte » (boulettes de viande), les « burreks » (autres boulettes de viande), le « raki » (alcool de prune), et surtout d’organiser des rencontres entre les « commerçants » albanais et des gens comme moi.

C’est ainsi que je me retrouvai à partager chez Beni plusieurs dîners avec des sympathiques vendeurs d’armes, des gentils transporteurs de drogues et autres aimables fourgueurs de diamants.
A vrai dire sans rien trouver qui me convînt.
D’un côté, je ne voulais pas me relancer dans le grand banditisme.
De l’autre, je ne souhaitais pas non plus m’investir dans un commerce minable, genre revente de fausses montres.

A un moment donné, un gars nommé Kokonozi réussit à m’intéresser à une affaire de tableaux : un Rembrandt, un Le Titien et un Caravage, qui auraient été exposés jadis au musée de Tirana et planqués quelque-part pendant toute la dictature.
Beni eut la gentillesse de me prévenir que Kokonozi avait une solide réputation d’escroc et je laissai tomber.

Un après-midi, je traînais, désœuvré, à son comptoir, sirotant du raki, tandis que Beni, assis derrière sa caisse, lisait dans le Corriere.Della Serra un article sur l’Albanie.
Soudain, il replia le journal de ses longues mains et le jeta dédaigneusement sur le comptoir.
— Ces journalistes ! A lire leur prose caricaturale, on se persuaderait que l’Albanie est un pays peuplé de brigands !… Or ; des grands bandits, combien y en a-t-il ? Cinquante, au maximum…
Il alluma une cigarette au mégot de la précédente. Ses phalanges jaunies par la nicotine étaient la seule note inélégante de ce dandy.
Il reprit :
— Combien d’hommes emploient-ils sous leur bannière ? Disons cent. Nous voilà donc face à cinq mille maffieux, tout au plus… Rien qu’ici, dans la région, leur nombre est grandement supérieur !
Il remplit mon petit verre épais de liquide translucide au violent parfum de prune.
— En plus, pour ta gouverne, je vais te confier une bonne chose, Haig : les champions de l’illégalité ne sont même pas albanais. Il y a des Turcs. Des Bulgares… Sache même que l’un des pires hors-la-loi, c’est une femme.
— Une femme ?
— Oui. Une citoyenne russe qui vit dans les montagnes du nord, dans une citadelle, avec une pléthore de soldatesque autour d’elle.
— Elle s’appelle Vanda ? demandai-je.
Il ouvrit des yeux ronds. Les deux petites bêtes à fourrure se logèrent au milieu de son front.
— Effarant que tu aies connaissance de ce fait !
Je bus une gorgée. Reposai mon verre.
Ma main tremblait.
— Je crois bien que je l’ai connue, dans le temps…

Le lendemain, par l’intermédiaire de Beni, je bradai pour vingt-cinq mille dollars trente diamants que j’avais emportés en guise de monnaie d’échange pour d’hypothétiques commerces.
Je n’en gardai que cinq, parmi les plus petits, faciles à planquer, afin de parer à un éventuel coup dur.

Le surlendemain, je grimpai dans un ferry de la compagnie Adria en partance pour le port de Durrës.

Durant les quelques neuf heures que durait la traversée, j’eus le temps de gamberger, à partir des informations que m’avait refilées Beni sur la localisation de la citadelle de Vanda.
Incomplètes, les informations. Pas bien précises. Nourries de rumeurs et de on-dit plus que de faits avérés.
Mais il fallait bien faire avec.
Et il fallait penser.
Penser juste.
Oh oui, j’en avais fait la dure expérience : quand on voulait se frotter à une vipère comme Vanda, il fallait penser très juste.

Je ne m’attardai pas à Durrës, une petite ville portuaire à l’aspect sinistre, toute de ciment gris.
Je pris un taxi parmi ceux qui attendaient au bout du quai. Une Mercedes neuve conduite par un type nommé Stanislas.
Un gros jovial au visage barré de grosses moustaches en crocs, qui ressemblait soit à un gitan, soit à un Syldave dans les Aventures de Tintin, et qui s’adressait à moi dans un mélange de français très approximatif et d’italien.
—Toi Trravail quoi fairre ?
—Photographe, répondis-je en mimant le geste d’appuyer sur un déclencheur, commençant à installer le personnage que j’avais imaginé sur le ferry.
— Photogrrraphe ? Oh, buono ! Che fotografi ?
— Photographe des animaux.
— Animali ? Oh buono ! Toi venirr photographe animali di Albania ?
— Exactement. Moi aller nord de Albanie. Skodher. Photographe animal des montagnes.
— Skodher ? Norte ? Buono !

Tirana est à une quarantaine de kilomètres de Durrës. La route avait été récemment goudronnée, mais était encombrée de camions poussifs et de charrettes tirées par des ânes. Klaxonnant, slalomant, poussant des jurons dans sa langue, Stanislas parvint à la capitale en un peu moins d’une heure.
Quand nous arrivâmes en ville, par une banlieue laide à pleurer, faite de petites usines mortes, d’entrepôts de parpaings et de tôles et de baraques en ruines, Stanislas me demanda 
— Toi Tirana prrremièrre moment ?
— Oui.
— Albergo ? Hôtel ? Toi quoi dormir savoirrr ?
— Non.
—Toi venirrrr. Moi buono albergo savoirr !
— Okay.
Il éclata de de rire.
— Ah, ah, okay ! Okay, okay ! parler america ! Buono !

Il s’avéra que le fameux « hôtel » de Stanislas était en fait un petit immeuble assez moche qu’il occupait avec ses deux frères, Piro et Bachir, leurs femmes et une quantité impressionnante de moutards, du bébé à l’adolescent en passant par tous les âges entre les deux.
Ils avaient transformé certains appartements en studios meublés et m’en louèrent un au prix d’ami d’un duplex sur les Champs-Elysées.

Je fus invité à partager leur repas, un ragoût indéfinissable arrosé de force vin italien.
Pendant qu’on bouffait, Stanislas me demanda :
— Toi photographe où matérriel toi ?
Comme quoi il avait une cervelle en marche et des yeux en dehors de sa poche.
Je lui expliquai que je n’avais pas voulu passer la frontière avec mon matos et que je comptais tout m’acheter sur place.
Ses yeux s’allumèrent aussitôt à la perspective des bénéfices qu’il allait pouvoir réaliser sur mon dos.
— Acheter ? Oui, oui, oui. Demain, toi et moi aller acheter machina photogrrraphe.
Je lui dis que je comptais essayer de photographier des ours et des lynx des Balkans et qu’il me faudrait aussi un fusil.
Il se tapa le ventre des deux mains et se retroussa les moustaches d’un air satisfait en rigolant :.
— Carabina ! Oui, oui, oui ! Acheter aussi ! Buono !

A l’image de Tirana, l’avenue Dësmoret i Kombit, une grande artère du centre qui partait de la place Skanderberg, était en pleine mutation. Il y avait des bâtiments à la soviétique, aussi laids et gris que mégalos. Des’immeubles dignes de ceux des cités des banlieues d’Europe de l’ouest. Des anciennes baraques décrépites d’avant la révolution, certaines en rénovation. Plus, de loin en loin, des chantiers de constructions nouvelles.
A leurs pieds s’étaient ouverts les merveilles du monde capitaliste, des magasins de mode, un gigantesque Mac-Donald’s et des bars.

On s’installa à la terrasse de l’un d’eux, le Las Vegas.
A toutes les tables, des types en costumes ou en blouson, portant lunettes noires, avec de l’or au cou, aux poignets et aux doigts. Devant, des grosses bagnoles et des 4×4 garés n’importe comment.
Autrement dit : un rendez-vous de la pègre,.

On commanda des bières. Stanislas disparut à l’intérieur du bar et revînt bientôt, flanqué d’un jeune type en jean taille basse et casquette de base-ball portée de travers.
– Hello, my name is Tony, se présenta-t-il.
Tony ? Il devait s’appeler Josep ou Mustafa comme les autres, mais si ça pouvait lui faire plaisir…
– Please to meet you, fis-je.
– What can I do for you, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Je lui expliquai ce que j’attendais de lui..
Il me regarda un instant et me brandit sa main sous le nez, se frottant le pouce et l’index dans le geste universel qui voulait dire : « Tu as du pognon ? ».
– Tout ce qu’il faut.
Stanislas éclata de rire.
– Money, money ! Dollarrrs verrry good ! Buono !
Tony rigola à son tour.
– Okay, no problem !

On finit nos verres et on regagna la Mercedes de Stanislas pour aller faire mes petites emplettes.

(A suivre)

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