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Episode 28 : La paix des braves

Publié par le 13 décembre 2014

 

Chance. Malchance…
Deux sacrés mystères, pas vrai ?
Ça va, ça vient. Allez dire comment ça fonctionne vraiment !
La scoumoune qui me collait aux semelles depuis que j’étais entré dans les Alpes albanaises sembla se désintéresser de moi à partir du moment où, brisé de partout, serrant les dents, gémissant comme une bête, je tournai le dos à cette satanée citadelle.

Le chauffeur du bus freina et actionna l’ouverture de la porte pneumatique.
Je grimpai à bord.

C’était un tout petit type en bleu de chauffe à la chinoise, affligé d’un terrible strabisme, la pupille de son œil gauche coincée quasiment sous sa tempe.
Il attrapa les billets que je lui tendais d’une petite main crochue, poussa un ricanement de diablotin satisfait, puis pointa l’index sur mon fusil-mitrailleur – celui que j’avais piqué sur le cadavre du blondinet, dans la mine.
Qu’est-ce qu’ils aimaient les armes, décidément, dans ce foutu pays !
Je secouai la tête.
– Skhodër, dis-je.
Je n’allais pas me dépouiller de mon artillerie avant d’être arrivé à bon port.
L’ouistiti m’enjoignit d’aller m’asseoir d’un coup de menton et referma la porte.

Pour tous voyageurs, il n’y avait qu’une demi-douzaine de vieilles femmes en noir, coiffées de fichus de couleurs vives, et un jeune homme en uniforme kaki qui me gratifia d’un regard curieux avant de se replonger dans un manuel de mathématiques allemand.

Je m’effondrai sur la banquette la plus proche de la porte arrière, histoire de me ménager une éventuelle sortie d’urgence. Il restait une possibilité que Vanda, ayant compris que j’avais survécu, ait envoyé une meute de ses chiens à mes trousses.
Peu probable. Cependant possible.

Mais, comme je vous l’ai dit, la chance semblait avoir décidé de cheminer de nouveau à mon côté.
Il ne se passa rien.

Je sombrai dans une sorte de torpeur, baigné dans les douleurs de mon bras et de ma cheville que les cahots de la route relançaient à tout instant.
A demi-conscient, je revis les petites villes que j’avais traversées à l’aller, sur mon side-car. Il y eût des arrêts, parfois en pleine cambrousse. Des femmes descendirent. D’autres vieilles montèrent…

On arriva à Skhodër au crépuscule.
A ce moment-là, mon pied gauche avait tant gonflé que j’avais du renoncer à le maintenir enfermé dans une chaussure. C’est donc un pied chaussé, l’autre nu, que je descendis en claudiquant du bus.
Au passage, je tendis le M 16 au ouistiti, qui le fit glisser sous son siège d’un air faussement indifférent, sans même me gratifier d’un regard, même de celui de son œil qui barrait en couilles.

A bout de forces, redoutant de tomber dans les pommes à chaque pas, je gagnai la pension d’Aynur.
Les fenêtres de la salle à manger étaient brillamment éclairées. A l’intérieur, trois couples d’Italiens buvaient l’apéritif, parlant haut et riant fort.
Je fis le tour de la maison. Gagnai l’arrière, où se trouvait la cuisine.
Aynur était là, affairée devant son fourneau, en tablier, un foulard enserrant ses tempes.
Je frappai au carreau.
Elle écarquilla les yeux et se précipita pour m’ouvrir.
A cet instant seulement, je sus que j’avais sauvé ma peau.

Voilà, chers lecteurs.
Nous voici presque au bout du chemin.
Vous savez désormais comment, vers la fin du vingtième siècle, une bande d’hommes jurèrent de se venger. Comment ils partirent en guerre pour respecter leur serment. Comment la plupart y perdirent la vie.

C’est un médecin cubain, récemment installé à Skhodër, qui me soigna. Tandis qu’il me rafistolait, je vis les regards qu’ils s’échangeaient, Aynur et lui.
De velours, les regards. De désir. De promesses.
Dans ces cas-là, pas la peine de se faire des dessins, pas vrai ?
Aynur, fille de combattants, aimait les soldats en marche ou bien vainqueurs. Les baroudeurs défaits ne l’excitaient guère.
Les dix jours enchantés que nous avons passés ensemble sont restés ce qu’ils étaient : une parenthèse enchantée.

Après quelques semaines, dès que je fus à peu près en forme, je repris ma route.

Le calcul d’Aynur s’est avéré juste. Skhodër, adossé à ces Alpes où j’avais tant souffert, maintenant parsemées de vastes réserves naturelles, bordé de son lac, avec son île aux bâtiments étranges, est devenu le site touristique qu’elle espérait.
Son auberge ne désemplit plus.
Tous les deux ou trois ans, je vais y faire un tour, histoire de déposer une bise sur son beau front.
Nous sommes bons amis, comme on dit.
Du coup, je revois aussi Ernesto, le toubib cubain. C’est qu’il a fini par l’épouser, le bougre.
Vous l’avouerais-je ? C’est avec un secret et mesquin plaisir que je constate, à chacun de mes passages, que son tour de taille s’élargit.
La cuisine d’Aynur, pas vrai ?
Allez, sans rancune, Ernesto. Et à la prochaine !

Par Aynur, toujours en contact avec les milieux kurdes, j’ai appris que mon ami Karzan a fondé une organisation humanitaire dans le nord de l’Irak. Il est désormais un personnage important, élu politique dans une province de ce qui s’appelle maintenant le Kurdistan irakien.
J’ai songé à aller lui rendre visite, puis j’y ai renoncé. Je ne crois pas qu’ayant changé de vie, il verrait avec plaisir ressurgir un personnage de son existence aventureuse passée.
Si jamais tu me lis, Karzan : que ton dieu soit avec toi, mon vieil ami !

Mais pour l’heure, je me retrouvai à Tirana. De ma débâcle, je n’avais sauvé qu’un petit diamant cousu dans ma ceinture et le Tokarev.
Je monnayai le tout par l’intermédiaire de Stanislas.
C’est lui aussi qui me fit passer les contrôles à l’embarquement du ferry, à Durrës.
Il y connaissait un douanier.
Encore un de ses « cousins ».

Côté italien, ils m’emmerdèrent un peu, mais j’exhibai mes blessures en racontant que je m’étais fait agresser et voler par des bandits (ce qui n’était d’ailleurs pas tout à fait faux).
A cette époque, les Albanais n’avaient pas très bonne réputation parmi les autorités des ports italiens. Les choses se tassèrent.

Le consul de France à Bari, un gros type débonnaire, me permit de passer des coups de fil en France afin que je puisse me faire envoyer du fric. Puis, quand il eût constaté ma solvabilité, il m’établit un passeport provisoire, valable trois mois.
 
Ensuite, je requis les services de Beni, mon copain, le patron du restaurant albanais Kurajo.

Quand je lui appris ce que j’attendais de lui, il poussa un gros soupir.
– Saperlipopette, fit-il dans son français suranné, voilà qui ne saurait manquer d’être difficile !
Et ce le fût.
Ça me coûta des semaines de recherche et beaucoup d’argent.
Mais au final, après avoir arrosé des dizaines d’intermédiaires, fiables ou pas, je décrochai le gros lot.
Un trafiquant d’héroïne turque me vendit le numéro de téléphone cellulaire de Vanda.

J’achetai moi-même – à un voyou albanais, d’ailleurs ! – un de ces téléphones sans fil, dont je comptais ne me servir que pour cette unique conversation.

Je composai le numéro.

On décrocha.

Je me retrouvai l’oreille collée à un silence que traversaient de vagues grésillements.
Je dis :
– C’est Haig.
Encore du silence. Puis il y eut sa voix.

Sa voix.

Je la reconnus immédiatement.
Suave.
Douce.
Un rien voilée de rauque.
Et pourtant sonore, parfaitement articulée, digne de la meilleure des actrices. Et tout ça dans un français parfait.
– Je savais que tu t’en étais sorti. Tu as toujours eu de la chance…
– Ce n’est pas de ta faute. C’était un joli piège.
– N’est-ce pas ? J’ai toujours aimé les explosifs. Comment dit-on en français ? Mon péché mignon ?
Elle rit. Un rire de gorge, à peine audible.
Croyez-moi si vous le voulez, mais à cet instant, j’éprouvai un élan de sympathie pour elle. Cette sorcière. Même à distance, entre deux appareils de métal et de plastique, son charme opérait.
– Et Baltimore ? demanda-t-elle.
– Comment ça, Baltimore ?
– J’ai envoyé mes hommes déblayer le souterrain. Et le piéger de nouveau, bien-sûr. On n’a retrouvé que le cadavre de la petite pute.
Volodia. Je ne demandai pas ce qu’il était advenu de Vassili, son jumeau. Connaissant mon interlocutrice, il avait connu l’indicible avant une mort miséricordieuse.
– Je ne sais rien de Baltimore. Je le croyais mort sous les gravats.
Un silence, puis :
– Je te crois. Qu’est-ce que tu veux, Haig ?
– La paix.
– Comment ça ?
– Carlo est mort. La plupart des autres aussi. Je ne veux pas passer ma vie à guetter par-dessus mon épaule si un de tes chiens de garde n’est pas derrière moi.
– Et ?…
– Je te donne ma parole de ne plus jamais rien tenter contre toi. Dès que cette conversation sera terminée, j’oublierai ton nom. Ne le prononcerai plus jamais. Devant personne. De ton côté, tu fais pareil : tu m’oublies.
Un nouveau silence. Puis elle souffla :
– D’accord.

L’instant d’après, je n’avais plus dans l’oreille que la tonalité du téléphone.
Autrement dit, le générique de fin de cette aventure.

Pendant des années, au fil de mes voyages, j’ai cherché Félix.
Mais aucune trace. Amérique latine, Asie, Madagascar, Caraïbes…
Rien.
Une seule fois, en Sierra Leone, on m’a parlé d’un trafiquant de diamants français petit et trapu, avec des grosses moustaches en croc, qui gueulait sur tout le monde, tapait ceux qui ne lui revenaient pas et sortait son flingue en toutes occasions.
Ce gars-là se faisait appeler « Garfield ».

Félix. Félix le chat. Garfield… Possible.

Si jamais tu es vivant, Félix, rappelles-toi qu’il y a en permanence un verre de scotch pour toi dans une maison d’Irlande dont tu connais l’adresse.

En avril dernier, alors que je voyageais en avion, j’ai lu dans une revue américaine l’histoire d’une femme russe, aventurière internationale, bandit, trafiquante, faussaire, voleuse, criminelle, recherchée par on ne savait plus combien de polices du monde.
Arrêtée en Chine pour trafic de devises.
Condamnée à mort.
Exécutée.
Elle s’appelait Vanda K…

Alors j’ai pris le chemin de ma maison d’Irlande et m’y suis enfermé pendant cinq mois pour vous raconter cette histoire.

Nous voilà au bout, pas vrai ?

Quant à Baltimore, eh bien figurez-vous que…

Mais non. Ça, c’est une toute autre histoire.

– FIN –

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