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Episode 25 : Dans la gueule du loup

Publié par le 22 novembre 2014

Un 4×4 de luxe aux vitres teintées déboula à fond la caisse et stoppa devant le groupe qu’on formait, mes gardiens et moi.

Le chauffeur se livra à un spectaculaire dérapage qui arrosa de boue les alentours, sans qu’il y eût vraiment de raison d’agir ainsi.
Bien des manières de maffieux, ça…

De l’engin descendirent trois types vêtus de treillis noirs si semblables qu’ils semblaient être des uniformes.
Costauds, les types. Des colosses élevés à l’entrainement militaire, la salle de musculation et les stéroïdes.
Un chauve. Les deux autres aux cheveux blonds coupés si ras qu’ils semblaient avoir envie de l’être.
Des gros flingues modernes dans des holsters de ceinture. Des talkies-walkies. Des gros bijoux en or un peu partout.
Bref : s’il m’était resté un doute sur la présence de Vanda dans la citadelle du haut, je pouvais le laisser s’envoler. J’avais pu le constater à Miami : c’était exactement le genre de bonhommes dont cette chère vieille pute aimait à s’entourer.

Dès qu’ils eurent débarqué, l’attitude des villageois changea. De bandits des montagnes aux airs d’égorgeurs, ils devinrent des larbins déférents.
Les fusils-mitrailleurs M 16 retournèrent sur les épaules ou bien pointèrent au sol. Certains s’éloignèrent de quelques pas. Les têtes se baissèrent.
Même le gaillard qui m’avait accueilli se mit à regarder ailleurs.
Preuve que, s’ils étaient les caïds du village, ce n’étaient pas eux les vrais maîtres du coin.

Le chauve se planta devant moi, poings sur les hanches, pattes écartées. Les deux autres restèrent un peu en retrait, éloignés l’un de l’autre d’environ trois mètres, de façon à former un triangle qui bloquerait toute tentative de fuite de ma part.

Je pris l’air terrorisé de l’innocent devant les emmerdes, levant deux mains tremblantes en signe de reddition sans condition.
Le chauve me demanda :
– Italiano ? Deutsch ? English ?
– I’m French, but I can speak english, fis-je.
C’est donc dans cette langue que s’établit le “dialogue” qui suit.

Le chauve :
– C’est une sorte de propriété privée, ici. Qu’est-ce que tu viens y faire ?
Moi (l’innocent outragé) :
– De quel droit ? Et de quel droit me posez-vous cette question ?
Le chauve :
– Du droit que je veux te poser des questions. Du droit que tu es seul. Du droit que ça nous amuserait de te faire mal, mes collègues et moi.
Moi (l’innocent cédant devant tant d’adversité) :
– Je suis photographe animalier. La zone a été isolée pendant longtemps. Il y a pas mal d’espèces peu connues qui y vivent. Pour certaines, même, c’est le dernier endroit d’Europe où on peut les observer.
Le chauve :
– Voyez-vous ça… Quoi, par exemple ?
Moi :
– Il y a un gypaète barbu. C’est une sorte de rapace qui construit ses nids dans les hauteurs. Peut-être des ours. Mais le gros lot, ce serait un lynx, un fauve qui ne vit pratiquement plus que dans cette partie des Alpes…

Je me félicitai intérieurement d’avoir potassé un minimum mon « Guide de la Faune et de la Flore ».
Mon aimable interlocuteur se tourna vers les villageois et les apostropha en russe. Je compris qu’il leur demandait s’ils connaissaient la sorte de fauve que je venais de lui décrire.
Le chef hocha la tête.
D’autres approuvèrent, avec des exclamations.
– Da !… Da !…
L’un d’eux leva le bras, désignant les montagnes vers l’Ouest.
Je les trouvai beaucoup plus sympathiques, d’un coup !…

Le chauve s’empara de mon appareil, que j’avais posé à côté de moi sur le banc. L’examina. Me le rejeta brutalement sur les genoux.
– Tu as des papiers ?
Je secouai la tête.
– J’ai eu un accident avec mon side-car. Il est tombé dans un précipice. Je m’en suis tiré indemne de justesse. L’appareil-photo en est sorti intact par miracle. Tout le reste a disparu, sauf quelques boîtes de conserve qui m’ont permis de tenir jusqu’ici…
Il se renversa en arrière et éclata d’un grand rire.
– Ouaf, ouaf !… En side-car dans les montagnes !… Ouaf, ouaf !…
Il lança une remarque à ses deux sbires qui, à leur tour se mirent à ricaner.
– Ouaf, ouaf, ouaf !…

Moi, je commençai à me relaxer.
Ils me prenaient pour un abruti. Un idiot. Un inconscient perdu.
Parfait !
Passer pour un con, c’était ma seule chance de sortir en vie et entier de ce mauvais moment.

Le chauve décrocha son talkie-walkie de sa ceinture. Parla un temps avec un autre type, là-haut, dans la citadelle, puis revint vers moi.
– Tu loges chez Merkur…
Il désigna le chef du village, le type aux moustaches en crocs et au chapeau turc.
– Tu ne sors que le jour. Tu ne t’approches pas du château. On te laisse une semaine. Juste pour te prouver qu’on est gentils. Et puis tu disparais. On est d’accord ?
– Okay.
Il s’accroupit devant moi, plongea ses yeux de tueur dans les miens et posa une main bien lourde sur mon épaule.
– Bon séjour parmi nous… photographe.
Il ricana, histoire de bien me montrer la considération que le gangster qu’il était éprouvait pour mon supposé métier.

Quelques instants plus tard, le 4×4 repartait à toute blinde, dans un nouveau nuage de boue et de cailloux.
Le chef du village – Merkur, donc – me fit signe de le suivre…

Je passai les jours suivants à crapahuter aux alentours, Leïca en bandoulière, tâchant de jouer mon rôle au mieux.

Les deux premiers jours, Merkur délégua son fils, Mehmet, pour me coller aux basques.
Un adolescent à la moustache à peine naissante, mais vêtu en militaire, à part un calot rond brodé sur la tête, et armé d’un M 16 qu’il portait en permanence au bras, comme un chasseur, balle engagée.
Visiblement, il avait reçu pour mission de me liquider au moindre faux pas.
Et, à en juger par son visage fermé et son regard dur, il n’hésiterait pas une seconde.

Je remarquai autour du hameau de nombreuses ruines de maisons qui paraissaient très anciennes. A peine des affleurements, qu’on pouvait confondre avec de banals cailloux, si on ne prêtait attention aux quadrilatères et cercles qu’ils formaient.
Je les montrai à mon jeune surveillant, avec des mimiques interrogatives.
– Turk, daigna-t-il me répondre.
Il désigna d’un geste circulaire du bras toute la zone et répéta :
– Turk.
Puis il me fit signe de le suivre. On grimpa un petit mamelon au sommet duquel je découvris une autre ruine beaucoup plus vaste et plus récente. Elle évoquait, par la teinte encore claire des pierres et les signes de destruction violente les restes de villages détruits par la dictature que j’avais déjà observés.
– Allah, me dit Mehmet.
– Okay, fis-je, mosquée ?
– Po (oui).

Avait donc existé jadis dans ce coin perdu une vaste agglomération bâtie par les Turcs – qui avaient occupé l’Albanie à partir du XVème siècle.
En avait subsisté la citadelle. Et une mosquée qui, si elle avait résisté au temps, n’avait pas fait long feu devant les bulldozers d’Enver Hodja, appliqué à faire disparaître de son pays toutes les traces des religions anciennes.

Dans quel but, cette vaste structure ?
Motivée par quelle activité ? Mystère.
Et il ne fallait pas compter sur mes gardiens pour me renseigner.

Le matin du deuxième jour, j’eus de la chance.
A environ deux kilomètres du village, on repéra un groupe de rapaces, plusieurs familles, apparemment, qui nichaient au sommet d’un piton rocheux.
Je les photographiai d’abondance, en poussant des gémissements extasiés à chaque cliché.
Puis, quand on entama la redescente, je me livrai à un tas de simagrées, rigolant aux éclats, chantant, entamant des pas de danse, m’enhardissant à taper sur l’épaule de mon jeune gardien, comme si la découverte de ces rapaces – les fameux gypaètes barbus – constituait le beau moment de ma vie.
L’innocent, vous dis-je.
Le photographe animalier in-no-cent !

Ma stratégie paya.
Désormais, soit que Merkur fût désormais entièrement convaincu, soit que Mehmet fût appelé à d’autres occupations, on me laissa partir seul.

J’en profitai pour aller récupérer mon flingue, plus douze balles, l’équivalent d’un chargeur de rechange, que je répartis dans mes poches.
Ça n’était pas grand-chose, face à la puissance de l’organisation qui me tenait dans ses pattes, mais la sensation du métal froid contre mon nombril me fit tout de même sentir mieux.
Par contre, je laissai mon passeport, de peur que Merkur ou un des chiens de Vanda ne prenne la lubie de me fouiller. Le Tokarev pouvait m’aider à me défendre, voire à livrer un baroud d’honneur. Le passeport, lui, avec le nom de Haig bien marqué dessus, ne représentait qu’une source de danger.

Il y avait un bus qui s’arrêtait au village. Ce même car bancal et rapiécé que j’avais croisé sur la route au tout début de mon périple.
Le soir, je demandai des renseignements à Merkur, qui m’expliqua en quelques mots que c’était une navette entre Djakovica, sur la frontière kosovar, et Skhodër, passant tous les trois jours par ici, une fois dans un sens, une fois dans l’autre.
Je rigolai intérieurement.
J’aurais pu m’épargner toute cette galère d’expédition à travers les montagnes et me pointer en bus, les mains dans les poches. En touriste.
Pour le résultat que ça m’avait rapporté !
Merkur pointa le doigt sur moi, puis fit le signe « trois » et dit :
Skhodër.
Il était prévu que je m’embarque dans ce bus à la fin du délai qui m’était imparti.
J’aquiesçai.

Que pouvais-je faire d’autre que grimper sagement dans ce vieil autocar et disparaître ?

A la citadelle, l’activité était intense.
Tous les jours, j’en voyais entrer et sortir des cohortes de 4×4 et de camions, qui partaient en général vers l’Est et le Kosovo. J’avais vu aussi deux fois décoller puis revenir quelques heures plus tard un hélicoptère Mig 17, un de ces gros frelons de fabrication russe.
Combien y-avait-il de soldats semblables aux trois durs qui étaient venus me contrôler. Cent ? Cent cinquante ?
Même si je parvenais, par je ne sais quel moyen à me faufiler dans ce château-fort inexpugnable, je n’aurais aucune chance, avec mon petit flinguot dans ma ceinture et mes douze balles de rechange, de parvenir jusqu’à Vanda.

Cette expédition entière était une perdition.
J’en étais conscient.
Mais ce que je ne savais pas encore, c’est que je n’étais pas au bout de mon échec.

Le cinquième soir, je rentrai pour trouver la maison vide.
C’était étrange. D’ordinaire s’y trouvait toujours Merkur ou Mehmet, ou bien encore Iba, la femme de l’un et mère de l’autre, occupée à faire la cuisine.

C’était une pauvre bâtisse de vieilles pierres, au sol de terre battue. Comme dans tout le reste du village, y régnait un bizarre contraste entre l’évidence d’un dénuement ancestral et des éléments modernes.
Les cadeaux de Vanda.
Réfrigérateur. Congélateur bourré de vivres. Télévision quasiment toujours branchée sur la RAI, la télé italienne. Des meubles de cuisine en formica…

De la sorte d’alcôve où je dormais, séparée du reste de la pièce par un rideau de douche en plastique, me parvint un bruit.
Le frottement de pas sur le sol poussiéreux.
Un souffle. Une respiration. Une présence.

J’avais remarqué, à certains désordres, que Merkur y était venu souvent fouiller en mon absence, comme le maton qu’il était.
Aussi je m’approchai en demandant :
– Merkur ?
Je tirai le rideau de plastique.
Entrai.

Une main à la poigne d’acier me saisit par l’épaule.
Le canon d’une arme s’enfonça sous ma mâchoire.
Tandis qu’une voix me soufflait à l’oreille :
– Alors, Petit-Haig, espèce de meshugener, qui tu crois tromper avec ta fuckin’ comédie, nao-can de schmuck ?

Baltimore !

Alors l’angoisse qui me taraudait depuis le début de cette randonnée à la con se transforma en véritable trouille.

(A suivre)

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