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Episode 23 : Le Yéti

Publié par le 8 novembre 2014

Je vous ai dit que la chance s’incarne parfois dans de drôles de personnages, pas vrai ?

Enfin, la chance…
Vu comment les choses se sont passées par la suite, on peut se demander si ce gars n’était pas une nouvelle entourloupe de la scoumoune, surgi de ce fond de montagne pour m’emmener jusqu’au désastre qui m’attendait.

Oui, je sais…
Je ne devrais pas vous prévenir à l’avance.
Un bon romancier ménage ses effets, m’a-t-on dit.
Seulement, rappelez-vous. Je ne suis pas un romancier. Seulement un aventurier qui s’est donné pour étrange mission de vous narrer par le menu la pire histoire qui lui soit arrivée au cours d’une existence pourtant riche en moments féroces.

Alors, pour l’instant, contentons-nous d’imaginer comment, après plusieurs jours de régime à base de poisson en boîte, je dévorai la moitié de ce lapin à la broche.
Un peu dure, la chair, à vrai dire. Mais ruisselante de graisse. Gorgée de saveur de fumée. En un mot, succulente.

Ensuite, le gars me tendit une mauvaise gourde de plastique remplie d’une sorte de vin clairet, presque rosé, en me faisant signe, tête penchée en arrière, pouce dirigé sur la bouche, d’y aller de tout mon soûl.
Rien de tel qu’un coup de rouquin pour retaper un moral en miettes, pas vrai ?
Après quelques rasades de cette piquette atrocement acide, je retrouvai mon bel optimisme.

Mon nouveau compagnon but à son tour, rota un grand coup, roula comiquement des yeux, qu’il avait très clairs, pour exprimer son plaisir puis éclata d’un rire silencieux, la bouche largement ouverte.

Affreuse, la bouche. Monstrueuse. Un trou rouge sang, dépourvu de dents, au fond duquel s’agitait le moignon d’une langue tranchée à ras.

Plus tard, il dispersa les dernières braises du feu de la main, sans paraître ressentir la moindre brûlure.
Se passa aux épaules les courroies de trois besaces de toile qui constituaient son bagage.
Se saisit de son fusil, une escopette rudimentaire qui ressemblait à un jouet d’enfant.
Resserra la large ceinture de toile qui maintenait fermée sa veste en peau de mouton.
Et se leva.

Je remarquai alors deux choses.
La première, c’était que si j’avais bien vu qu’il était grand, je n’avais pas saisi à quel point. Il faisait ses deux mètres de haut et quasiment un mètre de largeur d’épaules.
Un véritable géant, qui eût été terrifiant s’il n’avait eu cette coiffure de paille ébouriffée et surtout ce regard très clair, candide, d’une innocence de nourrisson.
La seconde, c’était qu’il était chaussé d’espèces de bottes militaires dépareillées, l’une noire et l’autre d’un marron presque rouge, beaucoup plus grande que l’autre.

Il se frappa la poitrine et montra un sentier qui montait parmi les pins, s’éloignant du ruisseau.
« Moi, je vais par là. »
Puis il me désigna et me fit signe de le suivre, si je voulais.
Ce que je fis.

On grimpa pendant une bonne heure.
Le géant me précédait.
Et de loin.

Il avait cette démarche souple, sautillante, d’homme des forêts, que j’avais déjà remarquée chez certaines peuplades, dans d’autres coins du monde.
Une façon bien particulière d’avancer par bonds, d’un côté puis de l’autre, à la fois évitant les obstacles et exploitant au maximum les reliefs du sol pour se propulser.

Moi, derrière, mon barda ficelé à la diable sur le dos, je tirais la langue.

De temps à autre, il s’arrêtait pour m’attendre.
Alors il riait silencieusement, roulait ses yeux clairs de façon comique et montrait de la main l’inclinaison du terrain.
« Ça monte, hein ? »
A quoi je répondais en hochant vigoureusement la tête, ce qui le faisait de nouveau rire, sa bouche mutilée grande ouverte.

Passée la crête, on déboucha sur une vallée déboisée, au fond de laquelle s’élevait un long bâtiment entouré d’une barrière de barbelés, avec à chaque coin un mirador, dont deux s’étaient écroulés.

C’est par là que mon étrange nouveau copain se dirigea, en s’arrêtant à plusieurs reprises devant une souche d’arbre, se désignant et mimant les maniements de haches et de scies.
« Cet arbre, c’est moi qui l’ai coupé. »

On fut bientôt devant la barrière de grillage déglinguée du bâtiment et de son enceinte, dont il n’était pas difficile de deviner qu’il s’agissait d’une ancienne prison. Et plus précisément, à en juger le paysage ambiant, d’un ancien bagne forestier.

Le géant me désigna la longue baraque de bois au toit de tôles, puis ouvrit et ferma les deux mains plusieurs fois.
« Ici, il y avait beaucoup de monde… »
Il tendit les deux poignets, comme liés par des menottes.
« Des prisonniers… »
Un salut militaire, puis le geste de tirer au fusil, une grimace menaçante aux lèvres.
« Et des gardiens méchants. »
Les deux mains qui volètent, aux quatre coins de l’horizon.
« Tout le monde est parti… »
Se frappa la poitrine puis leva les deux mains de chaque côté de la tête, avec un sourire satisfait.
« Et maintenant, y’a plus que moi, peinard ! »

Je passai un bon moment avec lui.
Un peu plus de trois semaines.

Il m’écrivit laborieusement son nom à la craie sur une pierre – le seul mot, je pense, qu’il savait écrire : « Kristo ».
Mais, dans mon esprit, il reste celui que j’appelle « Le Yéti ». Le géant solitaire. L’homme des montagnes.

Lorsque je lui appris le mien, de nom, il en fut ravi.
« Heug ».
C’était un des seuls sons que sa gorge pouvait produire.
Souvent, il pointait son énorme index sur ma poitrine et répétait « Heug, Heug… », puis il éclatait d’un de ses grands rires silencieux, bouche ouverte, à la fois horrible par le spectacle qu’il offrait et bouleversant de spontanéité.

Il s’exprimait au moyen d’un mélange de gestes, de grimaces et parfois, quand l’excitation de son récit l’emportait, par des sortes de danses, sautant, s’accroupissant, se relevant, tournoyant sur lui-même avec des grâces d’ours de foire.

C’est comme ça qu’il me fit comprendre que ses parents avaient été tués par des soldats (la main qui fait le geste de trancher la gorge, suivi d’un salut militaire), alors qu’il était très jeune (le doigt sur sa poitrine, puis la main au ras du sol).
Qu’un jour, alors qu’il avait faim (doigt montrant sa bouche, la main qui tourne sur le ventre), il avait volé je ne sais quoi (la main qui se glisse sous la veste de mouton, quelques pas furtifs, le dos courbé, avec un air de conspirateur). Et qu’alors de nouveaux soldats (salut militaire), l’avaient frappé (gifles  sur les joues et le front).
Il mima le geste de celui qui manie une paire de pinces ou de tenailles et me montra comment ils lui avaient arraché les dents une à une, puis coupé la langue.

Alors, il roula des yeux et les leva au ciel, avec une terrible grimace pour décrire la douleur indicible de son martyre.

Il s’était aménagé un logis dans ce qui était, de toute évidence, l’ancien coin des gardiens, pourvu d’un lit de fer, d’un bureau incongru et d’une armoire déglinguée, également en fer.
C’est dans cette dernière qu’il entreposait ses réserves de vin et de raki, dans de grosses dames-jeannes.
Quand je lui demandai leur provenance, il me montra la direction de l’Est, où devait se trouver un village, mima la marche en se tapant les cuisses et leva trois doigts.
Trois jours de marche.

Quand je lui demandai comment il payait, il m’emmena dans une pièce fermée, à l’autre bout du dortoir des anciens bagnards, où il tenait enfermé son trésor : une vingtaine de peaux de petits rongeurs que je ne pus identifier, tendues sur des cadres de bois.

Il me montra comment il les tannait au moyen d’une décoction à base d’une écorce rouge d’une sorte de pin qu’il pilait et mélangeait à de l’eau.
Me montrant une des peaux, il brandit la main, quatre doigts dressés, le pouce allant et venant.
« Une peau, quatre ou cinq bouteilles de gnôle, c’est selon… »

C’était d’ailleurs un chasseur exceptionnel ; une véritable bête des bois qui savait déchiffrer les moindres traces du gibier, l’œil furetant, incroyablement attentif, flairant même parfois, les narines largement ouvertes, humant je ne savais quelle odeur imperceptible à tout autre être humain.

Je ne l’accompagnai que deux fois. Il me fit comprendre que ma façon de marcher et, d’une manière générale, mon comportement bruyant et maladroit en forêt faisait fuir les proies.

Chaque jour, il rapportait un lapin ou un oiseau, en général une sorte de gros pigeon. Un jour une petite chèvre sauvage, dont la chair servit à concocter une espèce de pot au feu délicieux, dont je garde encore le goût sur la langue.

Pour les légumes, il entretenait un très beau potager où il faisait pousser des salades, des poireaux, des choux…

Il ne montra aucun intérêt pour mon appareil photo, ni mon téléobjectif, ni même ma paire de jumelles.
Quand je les lui fis essayer, il n’y regarda qu’un instant avant me les rendre, haussant les épaules, montrant ses yeux et plusieurs points alentour.
Je compris le message : « j’ai ce qu’il faut pour voir autour de moi, pas besoin de ton machin ».
Par contre mon fusil Baïkal l’intéressait au plus haut point. A tout moment, il s’en saisissait, l’observait, le caressait de la crosse au bout du canon et levait un pouce enthousiaste.
Plusieurs fois, alors qu’il partait pour une de ses expéditions matinales en forêt, je lui proposais de l’emporter. Mais il refusait toujours, me montrant son vieux tromblon en hochant vigoureusement la tête.
« J’ai mon fusil, pas besoin du tien ! »

Un soir, je dessinai à l’aide d’un bout de crayon et une feuille de papier que j’avais trouvés dans un coin ce que j’imaginais être la citadelle de Vanda, d’après les vagues descriptions de Beni, mon copain de Bari.

Je montrai le dessin à Kristo, puis fis le signe de porter une arme sous l’aisselle, ouvris plusieurs fois la main.
« Des hommes armés, beaucoup. »
Il hocha la tête.
Fit tourner son doigt au-dessus de la tête, puis mima de la main un engin volant.
– Hélicoptère ? demandai-je.
Il acquiesça de nouveau. Puis il pointa son doigt sur ma poitrine.
– Heug ?
« Haig veut aller là-bas ? »
A mon tour d’acquiescer.
Il fit le geste de dormir, les deux mains contre la joue, puis celui de marcher.
« On ira demain ».

Je vous ai dit que la chance a parfois une drôle de gueule, pas vrai ?

Enfin, la chance…

 

(A suivre)

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