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Episode 04: Pastaga

Publié par le 28 juin 2014

 

Pastaga

 

Marseille.

— Je n’aime pas Marseille, laissa tomber Félix.
Il était en calbar, accoudé à la balustrade branlante de la fenêtre. Deux étages plus bas se déroulait une rue biscornue aux trottoirs étroits pavés d’étrons de chiens. En face, devant un minuscule bar, un gros type en marcel et chapeau de paille sirotait du pastis avec des poses de maffioso. D’un atelier de fabrication de cercueils montait des coups de marteau et le ronron sifflant d’une scie circulaire. Dans une maison quelque part, une femme gueulait sur ses gosses.
— On meurt de chaud, ça pue et il y a trop de bruit…

On avait pris une chambre pour trois dans un hôtel minable du quartier Saint-Pierre, derrière l’hôpital de la Timone, à côté du plus grand cimetière de Marseille.
Pourri, le coin. Sinistre. Occupé par des dizaines d’officines de pompes funèbres.
Les finances de mes deux potes étaient au plus bas, asséchées par leur premier voyage de reconnaissance à Miami – le nouveau fief de cette bonne vieille garce de Vanda la tueuse.
C’était moi qui nous avais payé les trois billets d’avion depuis Belfast, sur une compagnie à bas prix.

Carlo, en caleçon lui aussi, était allongé sur son lit, cigare au bec, plongé dans l’étude d’un Paris-Turf qu’il avait acheté dès nos premiers pas dans l’aérogare de Marignane.
Moi, j’essayais d’ignorer que la rogne de Félix était en grande partie dirigée contre ma personne. En tailleur sur la moquette crasseuse, avec devant moi un annuaire ouvert et le vieux téléphone à cadran de la chambre, j’appelai une à une les salles de boxe de la ville.
— Gymnaseu club des Cordeliers.
— Bonjour, je voudrais parler à Loum, s’il vous plait.
— Le Thaïlandais ? Ah, monsieur, je le connais mais il ne travailleu pas chez nous, té, mon povre, on vous aura mal renseigné !
— Vous savez où je pourrais le trouver ?
— Vé… essayez donc la salleu Belsunce, dans le quartier du même nom, comme qui dirait homonymeu, quoi. La salleu, elle se trouveu rue Tapis Vert. Je crois que votre gonzeu il y va des fois taper le sac…

A peine un an plus tôt, j’étais venu dans cette belle cité phocéenne pour livrer un paquet d’une denrée interdite. Par hasard, j’étais tombé sur le prospectus d’une nouvelle salle de sports, un dojo consacré aux arts martiaux. Entre Aïkido, karaté et autres façons asiates de se mettre sur la gueule, il y avait un cours de boxe thaï animé par un certain Loum.
C’était sur la foi de ce papelard qu’on s’était embarqués pour Marseille.
Seulement, voilà : arrivé au fameux dojo, j’avais appris que Loum avait quitté son emploi six mois plus tôt, après avoir, un, pioché dans la caisse, et, deux, cassé la figure du manager qui avait osé le lui reprocher.
Depuis, je le cherchais.

Vous m’objecterez que j’aurais pu passer un coup de fil depuis l’Irlande.
Je vous répondrai que vous n’êtes pas des aventuriers.
On manœuvre à l’instinct, nous autres.
On goûte peu les planifications. Les choses préparées à l’avance. Les garde-fous.
Entre calculer notre coup et foncer bille en tête, on choisira toujours la deuxième solution.
Carlo et Félix, sur ce point, étaient des vraies caricatures.
Deux vrais chevaliers errants des temps modernes. Ils ne savaient vivre que dans le mouvement.
L’action, toujours.
L’imprévu.
Ça se comprend, non ? Tous deux étaient des escrocs hors pairs. Quelque incident qui pût survenir sur leur chemin, ils savaient qu’ils trouveraient toujours un pigeon à plumer de quelques billets.
Facile de tracer la route, dans ces conditions.
D’autant plus que ni l’un ni l’autre n’aurait reculé devant l’option, en cas d’urgence, d’assommer le premier quidam venu pour le délester de son portefeuille…

Dès que j’avais montré le prospectus, Carlo avait dit :
— On part pour Marseille, messieurs. Je vous offre une tournée de pastis sur le Vieux-Port !
Et quand Carlo disait quelque chose…

A la salle Belsunce, un homme à l’accent du Maghreb m’informa que le grand Thaïlandais s’y pointait tous les jours de la semaine pour se maintenir en forme.
— A quelle heure ?
— Ah, ça, m’siou, ça dipend… Di fois ci quatre heures, di fois ci cinq heures, six heures… Personne y peut dire !
— Pas grave. Merci.
— A vot’service, m’siou…
Je raccrochai. Je l’aurai embrassé, ce brave type !
— Ça y est, je le tiens, annonçai-je.
Félix enfilait déjà ses bottes en marmonnant :
— Pas trop tôt…
Carlo bondit de son lit en repliant le Paris-Turf.
— On y va.

On commença par une halte dans un grand P.M.U. de la place Castellane. Un de ces établissements faussement chics, nouveaux à l’époque, où on pouvait parier toute la journée et suivre les courses sur des écrans de télés.
Y trainait l’habituelle faune bavarde et bruyante, constituée de Marseillais pure souche aux attitudes de maquereaux, d’Arabes aux attitudes de maquereaux et d’Africains sapés comme des milords aux attitudes de maquereaux.
Carlo commanda à une grosse serveuse maquillée en pute trois pastis et déplia le Paris-Turf devant nous.
— Messieurs, c’est le moment de sortir votre argent.
Il montra dans les colonnes du journal une série de signes minuscules, incompréhensibles pour le commun des mortels.
— Il y a un cheval dans la quatrième course, expliqua-t-il. Il s’appelle Freewill. Il a démarré très fort il y a trois ans, puis il s’est blessé et sa carrière a marqué un stop. Mais depuis six mois, il remonte en puissance. Cette fois-ci, son entraineur l’a confié à un bon jockey. C’est signe qu’il y croit…
Félix et moi lui donnèrent notre fric, qu’il joua intégralement sur Freewill gagnant.
Il ne restait plus qu’à siroter nos pastis en attendant la course, n’ayant même plus dans nos poches de quoi payer les consommations.
— Freewill va rester en retrait pendant les premiers mille mètres, expliquait Carlo. Quand son jockey le sentira bien chaud, il va le lâcher. A partir de là, les autres chevaux ne pourront rien faire…
Il jeta un œil à l’écran où s’affichaient les côtes.
— Personne ne l’a repéré. Il est encore à dix-huit contre un. Il va nous rapporter dans les vingt mille francs, mon petit Freewill chéri !

La course se déroula exactement comme Carlo l’avait prédit.
Freewill passa la ligne d’arrivée avec quatre longueurs d’avance.
On ressortit sur la place Castellane en heureux propriétaires d’une jolie pincée de billets de deux-cents balles et on s’engouffra dans un taxi.

Le quartier Belsunce, c’était Alger.
Des ruelles en pente qui descendaient vers le Vieux-Port. Des étals d’épiciers qui s’étendaient sur le trottoir, répandant aux alentours des odeurs sympathiques de cumin et d’olives. Des boutiques de valises de mauvaise qualité et de djellabas brodées, dont s’échappaient des chansons raï, volume à fond. Des petits bistrots où des vieux types en gandouras, bonnet de coton blanc sur la tête, jouaient aux dames en buvant du thé dans des petits verres multicolores…

On localisa vite la salle : une étroite porte graffitée, surmontée d’une plaque émaillée qui devait dater des années cinquante, « Salle de boxe Belsunce », coincée entre l’échoppe d’un barbier et une agence de voyages spécialisée dans les charters pour La Mecque.

On s’installa en face, à une des deux tables en terrasse d’un café. Pour le prix de trois express, le serveur voulut bien nous laisser siroter le contenu d’une bouteille de vin gris achetée dans une épicerie voisine. On se paya aussi dans une boucherie proche un poulet rôti recouvert d’une croûte d’épices et de piment qu’on éventra avec les doigts.
Un délice.
On n’avait rien bouffé depuis un mauvais sandwich à George Best, l’aéroport de Belfast.
On s’en léchait encore les doigts quand Carlo prévînt :
— Le voilà !

C’était bien lui. Loum. Le boxeur. La brute.
Un vrai tableau, le copain. Du genre qu’on n’oublie pas.

Ce qu’on repérait en premier, c’était l’or.
En bon Asiate, il n’avait qu’une confiance très limitée envers les banques. Il préférait se payer des bijoux quand il avait du fric, quitte à les mettre au clou ou les revendre avec un peu de perte en cas de coup dur.
Il avait trois énormes chaînes au cou, avec des pendentifs représentant le bouddha qui se balançaient sur sa poitrine. Des gourmettes à chaque poignet. Des grosses bagues à presque tous les doigts.
A part ça, ses cheveux noirs et épais, longs, gonflaient sur sa tête, brushés au peigne soufflant. Il portait une invraisemblable veste à grands carreaux cintrée à la taille, une chemise de satin dont le col débordait largement sur les revers et des bottines à si hauts talons qu’elles étaient presque féminines.

Un vrai John Travolta en route pour sa boite du samedi soir.
Un Travolta qui aurait eu la tête grosse comme un poing, des bras longs jusqu’aux genoux et des poings gros comme des têtes, s’entend…

On se leva.
Se plaça en travers de la rue, alignés, façon cowboys.
Loum s’immobilisa, avec ce réflexe de léger recul des gens qui s’attendent à voir surgir les emmerdes à tout moment.
Il nous dévisagea l’un après l’autre et les commissures de ses lèvres s’élevèrent imperceptiblement.
Un sourire, façon Loum.
— Carlo, salua-t-il.
— Loum, répondit celui-ci.
— Félix.
— Loum.
— Haig.
— Loum.

On resta un moment comme ça, à nous regarder, au milieu de la rue. Puis Loum demanda :
— Vanda ?
— On l’a retrouvée, dit Carlo.
Loum tourna la tête de côté et cracha par terre.
— La tuer ? demanda-t-il.
— Oui, on va lui régler son compte.
Les lèvres s’étirèrent un peu plus, découvrant deux canines pointues.
Là, on était carrément au summum de la joie.
— Nous c’est fête, déclara-t-il, nous c’est boire pastaga !

(A suivre)
 

 

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