Little Havana
Miami.
Ce vieux Boogie avait donc fait faux bond.
Nous avait envoyés péter.
Jetés par-dessus le bord de son minable destin.
Il avait préféré poursuivre sa vie de Girondin du désert à s’embarquer aux côtés de ses anciens copains pour, disait-il : « Jouer aux Indiens »…
Les membres de notre expédition punitive réagirent différemment à cette défection.
Karzan, qui avait vécu toutes ces années dans son ombre, nous avait fait comprendre à demi-mot, sans trop s’étaler sur les détails, que Boogie, au fil du temps, était passé de copain à patron.
Puis de patron à emmerdeur.
Et d’emmerdeur à tyran.
— C’est simple, expliqua-t-il : ce complètement con-là est devenu de plus en plus complètement con…
Et il conclut :
— C’est simple : il est complètement mort pour moi.
Loum s’en foutait.
Lui, il était entré à l’âge de six ans dans l’école de boxe de Fang, son patelin du nord thaïlandais, pour devenir un esclave du ring pendant les vingt années suivantes.
Il n’avait des opinions que sur les façons de coucher avec des putains, les différentes manières d’engloutir de l’alcool et les tactiques à employer pour cogner sur les gens qu’on lui disait de cogner.
Baltimore, qu’on avait rejoint à Miami, avait appris la nouvelle pendant qu’on buvait nos premiers rhums à la terrasse d’un café de Little Havana.
La barbe hérissée de colère, il avait ôté son cigare de sa bouche, craché par terre, soulevé à deux mains l’énorme barrique de chair qui lui servait de bide et rugi une de ces litanies d’obscénités en je ne savais combien de langues – dont le yiddish et le mandarin – dont il avait le secret.
— Fucking hijo de puta ! Meshugenner ! Joder de motha’fucka’ ! Sale con de shvuntz de fils de ma pi jing !…
Il avait expulsé un soupir à quarante cinq degrés de gnôle et résumé l’affaire :
— Et ben, buddies, on n’est plus que six !
Félix avait balayé le problème d’un sec :
— Ce Boogie a toujours été un pleutre.
Quant à Carlo, au nom de Boogie, son visage impassible devenait encore plus inexpressif. Son regard de fauve noir noircissait encore.
Il était évident que seul le souvenir des bons moments passés avec notre mécano dans la mine d’or de Mindanao avait sauvé ce dernier d’une raclée en règle.
Mais je décelai aussi chez lui, à un infime froncement de sourcil, à un je ne sais quoi de brumeux qui passait sur sa face, un sentiment plus secret.
Plus inquiétant.
Il ne regrettait pas seulement la perte d’un homme, et donc l’affaiblissement de notre puissance de feu.
En grand joueur et parieur, Carlo avait depuis longtemps passé des pactes avec la chance autant qu’avec la déveine. Et je sentais qu’il reniflait du pus.
Je crois qu’il pensait que la désertion de Boogie, en ce début d’aventure, augurait mal de la suite des opérations.
Moi, je n’étais pas loin de donner raison à Carlo.
J’étais mal à l’aise depuis notre virée foireuse à Gao.
Je suis pour la liberté totale de chaque individu. Chacun ses choix, c’est ma devise.
Ce n’était pas tant le refus de Boogie de nous suivre qui m’avait ébranlé que son mépris.
Total, son dédain. Net. Assuré. Sans aucune hésitation.
Il nous avait envoyé à la gueule que nous étions une bande de gamins attardés qui feraient mieux de rester sagement à la maison au lieu de se jeter sur le sentier de la guerre en raison d’un serment absurde vieux de plusieurs années.
Et depuis, malgré ma détermination et l’amitié totale que je portais à mes briscards de potes, une petite voix s’était éveillée dans mon âme qui me chuchotait : Si Boogie avait raison ?…
Carlo, Félix.
Un duo d’aventuriers animés par un idéal de frères de la côte, aussi incongrus dans notre époque moderne que l’auraient été des astronautes sur un bateau flibustier…
Karzan.
Un vieillard kurde au poil blanc usé par les errances…
Baltimore. Un psychopathe. Un truand juif obèse qui ne pouvait plus marcher qu’en poussant à chaque pas un souffle de baleine ivre…
Loum. Un ancien boxeur abruti par les coups…
Et si Boogie avait eu raison…
Et si…
Et si…
Et si vraiment nous n’étions qu’une bande d’enfants batailleurs, de cinglés aveugles, sourds et imbéciles lancés sur le chemin d’une putain de catastrophe ?
Voilà ce qu’elle me disait, la petite voix.
Et, vu comment les choses ont tourné, j’aurais sans doute mieux fait de l’écouter…
Mais bon…Je m’étais embarqué dans l’affaire. On était réunis, tous moins un, à Miami, à pied d’œuvre. Il n’y avait plus qu’à se dire « à dieu vat, vive l’aventure ! », retrousser ses manches et se mettre au boulot.
Miami…Prononcez : « Maï-Heu-Mi ».
Prononcez également, au choix : « Poubelle-à-Fric », « Mouroir-à-Ploucs », ou même « Chancre-Bien-Gras ».
Pustule plantée au bout de l’état de Floride, cette petite queue flasque pendue au bassin de la grosse Amérique.
Miami, c’est trois secteurs.
D’abord, la ville elle-même, faite d’avenues se croisant à angles droits et de pieuvres d’échangeurs rapides conduisant à des zones commerciales.
Ce Miami-là n’est guère différent d’autres villes des U.S.A. comme, disons, Austin, Texas ou Phoenix, Arizona, avec un « downtown » (centre) constitué de gratte-ciels plutôt modestes, aux pieds desquels prolifèrent des restaurants à saucisses et des bars livides.
Ensuite, la façade atlantique, le long d’une interminable plage rectiligne.
Cette zone qui englobe Miami-Beach, l’endroit des boites de nuit et des cafés branchés, part de Coral Gables, banlieue chic au sud, pour monter jusqu’à Fort Lauderdale, banlieue beaucoup moins chic au nord.
Le long de la plage, c’est un défilé interrompu d’hôtels géants de trente à quarante étages, sortes de H.L.M. à peine améliorés aux noms évocateurs de richesse et de farniente.
Le Royal. Le Fontainebleau. Le Palm-Beach…
A leur face, l’océan immensément et éternellement bleu.
A leur cul, des quartiers résidentiels tranquilles, divisés par des marinas, des canaux et des méandres de la Miami-river, où règnent le stuc rose hispanisant et les trottoirs plantés de palmiers domestiques.
Là, à l’intérieur de ce ruban de trente kilomètres de long, se côtoient sans se mélanger trois tribus.
Un : les retraités.
Aisés, les retraités. Du petit entrepreneur retiré. De l’ancien toubib. Du cadre en bout de course…Une armée de papys à gueules de crocodiles, affublés de polos pastel sur des peaux trop bronzées, flanqués de régiments de mémères qui s’exhibent sans vergogne dans des mini-strings que la pudeur empêcherait leurs arrières petites-filles de porter.
Deux : les jeunes.
Bien blancs et bien blonds, les gamins. Bien amerloques. Nourris au hamburger et à l’ice-cream.
De passage, ceux-là. Venus faire la fête. C’est-à-dire prendre des cuites monstrueuses, gober des pilules qui éclatent la cervelle et se gaver de sexe.
Trois : les vrais riches.
Des stars de la musique et du cinéma retranchées dans des somptueuses villas.
Et des caïds maffieux retranchés dans des villas encore plus fastueuses, que des hauts murs, des réseaux de vidéosurveillance et des contingents de gardes armés transforment en forteresses.
Enfin, il y a Little Havana.Le grand quartier adossé au « downtown » et bordé au nord par la Miami-river, où vivent cinquante mille latinos d’origine cubaine, réfugiés là après qu’eux où leurs parents aient fui le régime de Fidel Castro – leur île natale n’étant qu’à deux cent cinquante kilomètres de la pointe de la Floride.
Là, les murs explosent de couleurs en fresques naïves.
Là, la rumba qui déferle des bars et des fenêtres ouvertes enfièvre les rues de l’aube à tard dans la nuit.
Là, on se soûle au mojito. On se gave de parilladas de viandes grillées, de porc asado au four et d’ananas farcis.
Là, des vieillards paisibles, coiffés de galurins de paille, cigare « cohiba » à la bouche, jouent aux dominos aux terrasses des cafés.
Là, des marmailles noiraudes s’affrontent au football dans les terrains vagues et cavalent en hordes sur les trottoirs.
Là, les serveuses des cafeterias, jeunes bombes érotiques à la peau de miel ou robustes matrones surgies d’Afrique, apostrophent le chaland avec des vibrants : « Que quieres, mi amor ? » (Qu’est-ce qui te ferait plaisir, mon amour ?).
Là, on cause, on rit, on s’engueule… on vit.
Là, flottent des parfums de café fort, de rhum et d’épices qui renvoient au loin l’odeur uniforme de désodorisant citronné pour WC qui baigne le monde anglo-saxon.
Et c’est là, loin de Miami-Beach où se trouvait le Wendy’s, la discothèque de Vanda et de ses sbires, là, au cœur de cette île de latinité et d’Afrique, au fond de cette cohue joyeuse et permanente, que notre bande s’était planquée pour préparer son mauvais coup.
On y était, Vanda.
On était là pour toi.
Il y avait un vieux compte en souffrance entre toi et nous, pas vrai ?
On était à pied d’œuvre pour te présenter la note…
(A suivre)