Stanislas, guidé par Tony – quand celui-ci n’était pas en train de discuter à toute vitesse en shqiptar dans le plus petit téléphone portable que j’avais jamais vu – nous conduisit à un entrepôt de parpaings d’allure minable dans le quartier de Rruges Barduum.
Minable, mais seulement en apparence.
Une fois passée la porte d’acier repeinte au minium, je me retrouvai au milieu d’un vrai capharnaüm de matériel d’optique.
Des dizaines de présentoirs à lunettes, mais aussi des armoires bourrées de boîtiers d’appareil-photos et d’objectifs, des bacs entiers de paires de jumelles, des télescopes montés sur trépieds, d’autres pendus par grappes au plafond, comme des saucissons dans une charcuterie…
Le propriétaire des lieux était un vieillard chétif sanglé dans une blouse blanche immaculée. A son cou pendait en sautoir une loupe monoculaire de bijoutier ou d’horloger. Un regard jeté à la deuxième pièce de l’entrepôt me permit de découvrir un nombre invraisemblable de montres en vrac, comme si on en avait amené un plein camion et vidé la benne sur le sol.
L’homme me tendit deux mains fines avec cérémonie et s’adressa à moi dans ma langue.
– Vous êtes le monsieur français ? Bienvenue dans mon modeste magasin. J’espère être en mesure de vous satisfaire…
Je compris que Tony, qui avait de nouveau le portable collé à l’oreille, l’avait prévenu à l’avance de notre visite.
– Je cherche un appareil-photo.
– Si vous voulez bien me suivre…
J’acquis pour une somme relativement modeste un Leïca, un ancien appareil fabriqué naguère en RDA, avec son objectif standard, plus un téléobjectif 75 x 300 mm gros comme un canon, propre à me déguiser en photographe animalier. Je pris deux boîtes de pellicules argentiques. Pendant que j’y étais, j’achetai aussi une boussole et une paire de jumelles 12 x 50 d’une marque polonaise.
Si tout se déroulait comme je le prévoyais, j’aurais sûrement des choses à observer de loin…
Nous repartîmes le long d’un dédale de ruelles de boue flanquées de maisons de plus en plus miteuses, pour arriver à un long baraquement de bois au toit de tôles.
On entra pour se faire accueillir par les hurlements de trois grands chiens-loups à l’air fou furieux, qui se jetaient de toutes leurs forces contre le grillage de leurs cages.
Un type surgit qui tapa à grands coups de barre de fer sur les grilles, tout en hurlant plus fort que ses clébards, lesquels finirent par se calmer.
Stanislas, qui ne semblait pas avoir grande confiance en l’espèce canine, était resté sur le seuil, à bonne distance des cages. C’est Tony qui interpella l’homme en albanais.
Si le petit horloger du « magasin » précédent ne ressemblait en rien à un vendeur de marchandises volées, celui-là, avec sa tignasse en désordre, sa barbe mal rasée, son bide sous un chandail troué et un ancien pantalon d’uniforme militaire, avait bien l’air de ce qu’il était : un marchand d’armes.
Derrière lui s’étendait un véritable arsenal, composé surtout, à première vue, de fusils d’assaut soviétique AK 47 rangés sur des râteliers et d’armes de poing dans des cantines métalliques.
Une discussion s’engagea entre Tony et le gros type aux chiens, qui me proposa à trois reprises des fusils-mitrailleurs.
– Kalachnikov. Sehr güt. Très bon.
Je refusai.
– Non. Je veux un fusil pour la chasse. Hunting. Animals, verstehen ?
Avec l’aide de Stanislas et Tony, il arriva enfin à comprendre ce que je voulais et me ramena du fond de son antre un fusil de chasse Baïkal, de fabrication russe. Un calibre 12 magnum pour lequel il n’avait pas de cartouches en stock.
Il réfléchit un moment, grattant sa barbe, produisant un bruit de paille de fer, puis engagea une nouvelle conversation avec mes acolytes.
– Lui savoir où trrrouver carrtouches boum-boum, m’expliqua Stanislas. Nous aller cherrcher. Tony et toi rester ici, buono ?
Je restai donc un peu plus d’une demi-heure dans le hangar, en compagnie des chiens grondants et de Tony.
Dès que nous fûmes seuls, celui-ci se saisit d’un flingue et se livra à une imitation de Robert de Niro dans Taxi Driver.
– You talking to me ? Are you talking to me ? Go ahead, make your moove !
Puis il s’empara de deux fusils d’assaut et se mit à brailler:
– I am Tony Montana and I fuck all the Colombianos ! avec la voix même d’Al Pacino dans Scarface.
Je compris alors où il avait puisé son surnom.
Tony, tu parles…
Stanislas et le type au chandail troué revinrent.
En plus du fusil et des cartouches, j’achetai un Tokarev Flamingo tactical, un pistolet militaire 9 mm, plutôt petit, facile à cacher sur soi, léger, mais à la puissance de feu dévastatrice.
Pour le coup, le gars avait des balles à ne plus savoir quoi en faire. Je lui en pris deux boîtes, non sans songer que, si je me débrouillais comme j’espérais le faire, l’une d’elle finirait dans la tête d’une certaine garce que je connaissais.
Je poursuivis mes achats, de plus en plus éberlué par le contraste entre la misère des baraques et les trésors de marchandises qu’elles recelaient.
Sac de couchage. Tente à montage rapide. Tenues camouflage. Boîtes de conserves…
Je terminai par l’achat d’un véhicule.
Stanislas m’amena chez un gars qu’il me présenta comme son cousin, qui régnait sur un vaste terre-plein entouré de grillages à la périphérie de la ville.
Encore une fois, il y avait de tout. Des berlines allemandes. Des vieux camions soviétiques. Des 4×4 neufs et des vieux tromblons de jeeps russes…
Je jetai mon dévolu sur un side-car 750 cc de la marque Ural, de vieille facture mais neuf, que le cousin de Stanislas m’affirma être l’un des derniers sortis d’une usine de Bulgarie.
Je connaissais ces engins pour en avoir chevauchés et vendus au Cambodge. Des vrais chars indestructibles et puissants. Tout à fait ce qu’il me fallait, pensai-je – ce en quoi je me trompais, comme je vous le raconterai plus tard.
Je payai une grasse commission à Tony. Une encore plus grasse à Stanislas, en lui promettant de repasser le voir. Ce n’était pas tout à fait désintéressé. Si mes prévisions étaient justes, j’allais être amené à revenir dans ce pays de dingues. La sorte d’hôtel tenu par Piro et Bachir pourrait me servir de base dans la capitale.
Stanislas avait pris l’air désolé sous sa paire de moustaches syldaves.
– Verrry bad, camarrrade Haig.
– Qu’est-ce qui n’est pas bon, vieux ?
– Route toi prrendrre, très mauvais. Buono niente !
– T’en fais pas, j’en ai vu d’autre !…
Une accolade amicale. Une courte bataille avec le kick de l’Ural, une antiquité qui s’actionnait transversalement à la machine…
Puis je partis.
Direction plein nord.
Il ne me fallut que quelques bornes, m’étant arraché à la périphérie de Tirana, pour comprendre ma douleur.
« Buono niente » ? avait dit Stanislas.
Sans doute parce qu’il ne savait pas traduire le mot « épouvantable » !
Des bandes de bitume qui n’excédaient jamais dix mètres de long, bornées par des trous énormes que j’étais obligé de négocier avec soin, sous peine de m’y retrouver enlisé, au guidon de ma lourde machine.
Parfois, c’était des sortes de plaques cimentées, comme celles qui formaient les pistes d’aéroport de la dernière grande guerre.
Fendues de partout, les plaques. Branlantes. Piégeuses à souhait.
Tous les trois à cinq kilomètres, je traversais un triste village. Des ruines de cabanes en pierres consolidées à la tôle ondulée. Des maisons rudimentaires en plots de ciment.
Pas une touche de peinture. Pas une fleur.
Toujours cette même tristesse. Cette grisaille. Cette laideur qui semblait recouvrir tout le pays.
Parfois, une grosse 4×4 neuve me dépassait en klaxonnant impérativement, m’enfermant pour plusieurs minutes dans un nuage de poussière.
Aux alentours des villages, je croisais des petites charrettes, de simples caisses de bois bricolées sur un essieu de voiture, chargées de choux ou de moutons entravés. Aux premières, j’avais adressé des signes amicaux aux paysans qui se trouvaient à bord, mais, comme ils refusaient de me répondre, faisant même mine de ne pas m’avoir vu, j’y renonçais vite.
A la sortie du bourg de Laç, à une quarantaine de bornes de Tirana, je m’arrêtai et poussai un juron.
A partir de là, il n’y avait carrément plus de route. Seulement une sorte de piste caillouteuse à peine plus large qu’un chemin.
– Buono niente, buono niente… marmonnai-je avant de remettre les gaz.
Je ne mis pas longtemps à réaliser que j’y avais gagné au change. Quoique rébarbative d’aspect, cette chaussée de cailloux tassés par l’usage se révéla bien plus confortable que la soi-disant route que je venais de quitter.
Il y avait bien des failles et des écroulements de talus de loin en loin, principalement aux endroits ou la piste traversait un ruisseau ou un fossé, mais en général, les passants avaient creusé une déviation assez praticable de l’un ou l’autre côté.
Parfois, j’apercevais un petit bout de mer bleue, au loin, à mon ouest. De l’autre côté, à ma droite, s’étendait une garrigue pelée de rocailles et de courts buissons épineux qui montait doucement en colline. Plus loin, planqués dans une brume bleuâtre, s’élevaient les premiers monts des Alpes albanaises, les « Alpet e Shqipërisë », ma destination.
C’est là que je les vis pour la première fois.
Les blockhaus.
J’en avais entendu parler, bien-sûr, mais je n’imaginais pas à quel point le tableau qu’ils formaient pouvait être absurde.
Les bunkers d’Enver Hodja.
Semés sur la garrigue à perte de vue. Des tourelles au toit en dôme, le flanc percé d’une meurtrière horizontale.
Des dizaines.
Des centaines.
Parfois éloignés l’un de l’autre de moins de cinq mètres. Parfois même se faisant face de leurs meurtrières, comme si les hypothétiques soldats consignés dedans auraient pour mission de se tirer les uns sur les autres.
Rien de plus illogique.
Rien de plus fou que ces champs guerriers à l’évidence inutiles.
Histoire de m’emplir complètement les yeux de ce paysage unique au monde, je quittai la piste et allai me ranger au milieu d’eux.
J’en visitais quelques-uns. C’était vite fait : il n’y avait rien à l’intérieur. De simples cylindres de ciment nu.
Je pique-niquai assis sur l’Ural d’une boîte de sardines de provenance turque et de pain. Puis, comme ce paysage dément commençait à me peser sur le moral, je repartis.
Je retrouvai une route de goudron et de ciment à partir d’un petit bled côtier nommé Lehzé.
Et la galère reprit.
Il me fallut près de quatre heures pour parvenir, les bras douloureux et la gueule couverte de poussière à Skodhër, la principale ville du nord albanais.
Derrière s’élevaient les hauts pics des Alpes albanaises, bien visibles maintenant.
C’était à ces hauteurs que j’allais m’attaquer le lendemain.
Mais en attendant, je n’aspirais qu’à un repas décent et à une bonne nuit de sommeil.
Si toutefois l’un et l’autre étaient trouvables dans ce foutu pays !
(A suivre)