A peine eus je quitté ce pauvre fou et la carrière que je compris ma douleur.
Terminée, la piste de cailloux taillée au bulldozer et à la dynamite qui m’avait mené jusque-là. Je me retrouvai sur un vrai sentier de montagne.
Abrupt, le sentier. Serpentant entre les bois de hêtres et de sapins. Sujet à des brusques montées presque verticales, sans doute marrantes pour les chamois, mais détestables pour un type paumé au guidon de l’équivalent moto d’un char d’assaut.
En achetant le side-car Ural à Tirana, j’avais choisi la solidité à toute épreuve et la capacité de stockage que m’offrait la nacelle. A présent, je me rendais compte que j’avais fait une belle connerie.
Je me souvenais d’avoir hésité un moment, dans le parc du « cousin » de Stanislas, devant un lot de petites motos de cross japonaises flambant neuves, tombées d’on ne savait quel container d’on ne savait quel cargo.
C’est une de ces pétrolettes pétaradantes qu’il m’aurait fallu. Nerveuse. Reprise puissante. Capable d’escalader un rocher avec l’aisance d’une chèvre. Au lieu de mon tank de lourd acier forgé au fond d’une usine de Bulgarie !
J’avais négocié plusieurs épisodes de grimpette, dans des hurlements de moteurs qui rebondissaient en échos sur la montagne et devaient s’entendre jusqu’au Kosovo.
M’étais engagé sur un chemin moins accidenté, presque horizontal, qui constituait la ligne de crête d’une longue falaise de roche grise.
A ma gauche, un bois en pente touffu et ombreux.
A ma droite, un à-pic rocheux, à peine semé de quelques buissons, sur lequel s’épanouissait un soleil déjà rougissant de fin d’après-midi.
Ai-je mal évalué la largeur du chemin ?
Ou bien une nappe de graviers s’est-elle soudain dérobée sous la roue de la nacelle ?
Toujours est-il que le side a soudain plongé sur la droite. La machine se mit à déraper sur le rocher, de biais, en direction du vide.
Je donnai un grand coup de gaz.
En vain.
Mon tank continuait de glisser sur la roche lisse, désemparé, aspiré par le gouffre.
Je le sentis partir, inexorablement.
Dans un réflexe de dernière seconde, je sautai.
Je me reçus durement sur le caillou, glissai moi aussi et m’accrochai in extremis aux branches emmêlées d’un genévrier, tandis que l’Ural plongeait.
Exécutait un saut périlleux dans le vide, laissant échapper une partie de mon matériel.
Et s’écrasait enfin dans une sorte de lit de ruisseau, à une centaine de mètres en contrebas.
Je vous ai parlé de la solidité des bécanes Ural, pas vrai ?
Et bien, croyez-le si vous le voulez, mais après ce fabuleux vol plané et la dure chute qui le conclut, le moteur continuait de tourner.
Ce qui, vous en conviendrez, me faisait une belle jambe !
Je restai un moment étourdi, accroché à mon buisson.
Puis je remontai sur le chemin.
Contemplai le désastre. La moto en bas, au fond d’un abime à la pente verticale. Le paysage de montagnes dont les pics se succédaient à perte de vue.
Ecoutai ce vaste silence, absurdement souligné par le moteur de mon side désormais perdu.
Et je hurlai une série de jurons dont je vous épargnerai ici la grossièreté !
Après avoir évacué ma rage, je me laissai tomber le cul sur une pierre et restai prostré un moment.
Je repensai à tout ce qui avait précédé.
Ce vieux serment de vengeance, prononcé aux Philippines, à une époque qui me paraissait maintenant perdue dans la nuit des temps.
La défection de Boogie, le mécano du désert.
Le sentiment qui m’avait envahi alors de m’être embarqué dans un de ces voyages maudits, de ceux dont on ne revient guère.
La tristesse de Carlo, ce guerrier, qui, sans le dire, se savait lui aussi engagé dans un combat qu’il ne gagnerait pas.
La trahison de Baltimore, ce diable, cet obèse cinglé.
Le désastre que fut notre tentative d’embuscade à Miami. La mort de Loum. La mort de Carlo…
Et pour en arriver à quoi ?
A moi, plus paumé que la dernière des cloches, au milieu d’un nulle-part de montagnes, soudain dénué de tout.
Est-ce que je ne jouais pas, à mon tour, le gamin entêté, foutant son existence en l’air, sous prétexte d’une fidélité soi-disant due à des vieux camarades ?
Vanda… Vanda… Quel mal nous avais-tu infligé !
Puis je repensai à Aynur, ma fée, ma belle hôtesse.
Que m’avait-elle dit, au matin de mon départ, nue sur son seuil ?
« Va, soldat ! »
Alors je me relevai.
Le soir menaçait de tomber, je n’avais plus rien à bouffer, même pas une couverture pour me protéger cette nuit, alors il fallait bien agir, pas vrai ?
C’était impossible de descendre jusqu’à l’Ural, qui continuait à ronronner sur son lit de cailloux. La pente était trop raide. Un vrai précipice.
Je repris le chemin. Marchai environ cinq cents mètres. Trouvai une ravine, une sorte de brèche entre deux parois de roche.
Je m’y engageai.
Moitié cavalant, moitié glissant sur des nappes de caillasse, j’arrivai bientôt au fond.
Revins sur mes pas, me faufilant au travers d’un maquis de buissons.
Quand je retrouvai le side-car, le moteur s’était enfin arrêté.
Si j’avais caressé le moindre espoir de récupérer mon véhicule et de le faire sortir, dieu savait comment, de ce piège de rocaille, il aurait été déçu. La fourche avant était tordue suivant un angle qui interdisait toute idée de réparation de fortune. Et, de toutes façons, les trois roues étaient pliées, pneus explosés, rayons pointant dans tous les sens.
Côté matériel, c’était moins désastreux que je ne l’avais craint.
L’appareil photo, le téléobjectif et les jumelles étaient intacts, bien arrimés au fond de la nacelle.
Alors que l’obscurité se répandait rapidement, je récupérai sur la pente, au prix de quelques acrobaties et glissades, le fusil Baïkal, la tente, le duvet et des boites de conserves éparses.
Par contre, impossible de remettre la main sur la boussole.
Autre mauvaise nouvelle : un sachet contenant trois grosses boîtes d’allumettes resta introuvable. Résultat : j’étais dénué de tout moyen de me faire du feu.
La nuit était là.
A la lumière de ma lampe-torche, elle-aussi épargnée, je me fis un bivouac sous un buisson, là où des couches de vieilles feuilles et d’aiguilles rendaient la roche un peu moins dure.
Je dînai d’une boîte de thon à l’huile venue d’Estonie.
Et me couchai, repoussant le reste de mes problèmes au lendemain.
Je me réveillai à l’aube.
Me bricolai une sorte de havresac avec la toile de tente et deux sangles. Y fourrai tout ce qui me restait de matériel et de vivres. Me le mis au dos.
Le duvet roulé, maintenu par une ficelle à une épaule. Le fusil à l’autre épaule. Le flingue à la ceinture.
Je me répétai : « va, soldat ! ».
Et me remis en route.
S’ensuivirent trois journées étranges pendant lesquelles j’errai, tâchant de marcher vers l’Est, direction supposée de la citadelle de mon ennemie – si jamais un tel lieu existait !
Je crois que l’accident, joint à l’absurdité de ma situation, m’avait plongé dans une sorte d’hébétude.
Je me souviens d’avoir escaladé une paroi d’une trentaine de mètres, m’accrochant aux buissons et aux rares prises de la roche, me demandant à tout instant si je n’allais pas décrocher.
D’avoir traversé un bois sombre où régnait un silence de sépulcre, en marchant sur un tapis de pierres couvertes de mousse qui basculaient sous mes pas.
De m’être arrêté devant un immense parterre de petites fleurs violettes, dignes de la palette d’un peintre impressionniste…
Dans l’après-midi du deuxième jour, je tombai sur un ruisseau large d’un peu plus d’un mètre.
L’eau en était claire, coulant sur un lit de gravier brun et blanc.
Je me rendis compte que j’étais assoiffé, n’ayant bu depuis quarante-huit heures que de l’huile de ces foutues sardines.
Je décidai de suivre ce ruisseau.
Il m’éloignait de ma direction, coulant vers le sud, si j’en jugeais par la position du soleil, mais je n’avais à ma disposition aucun récipient pour me faire une réserve de flotte.
Au moins, il m’éviterait de mourir de soif.
Le soir, je m’écroulai, ivre de fatigue, sur une sorte de plate-forme rocheuse, au-dessus de mon ruisseau.
Au petit matin, je me trouvai plongé dans un rêve merveilleux : un feu crépitait à côté de moi et une odeur de viande grillée emplissait l’air ambiant.
J’ouvris les yeux.
Je ne rêvais pas. Il y avait bien un feu. Et dessus, enfilé sur une broche de bois, un lapin qui cuisait.
Devant moi était assis en tailleur un homme.
Un colosse.
Une sorte de géant aux cheveux blonds ébouriffés, vêtu d’une veste en peau de mouton, qui me souriait.
Du doigt, il désigna le lapin qui cuisait. Ensuite, il pointa l’index sur moi. Puis il fit aller et venir sa main devant sa bouche.
Je compris qu’il ne pouvait pas parler et qu’il cherchait à me dire :
« Tu veux manger ? »
(A suivre)