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Episode 10 : Aux aguets

Publié par le 9 août 2014

Aux aguets

 

La bande s’installa.
Dispersée. En petits groupes discrets. Les uns et les autres fondus dans les décors bariolés de Little Havana.
Chacun le sait : la discrétion est la première arme des chasseurs à l’affût.

Carlo et Félix occupaient un penthouse en surplomb de la terrasse d’un restaurant de grillades appartenant plus ou moins à Baltimore. Ce qui permettait à cet éternel rouspéteur de Félix de faire chaque jour son numéro.
— On est juste au dessus des barbecues, râlait-il. Ça sent le cochon grillé partout. Les toilettes sentent le cochon grillé. Les draps sentent le cochon grillé… Ma parole, même moi, je commence à sentir le cochon grillé !

Lui et Carlo avaient cessé de se raser, laissant leurs mentons se couvrir d’une barbe courte, noire pour l’un, blonde-rousse pour l’autre.
Ils arboraient aussi des lunettes noires Wayfare et des chemises hawaïennes.
Délirantes, les liquettes. Multicolores. A blesser les yeux. Constellées de palmiers, de couchers de soleil, d’ananas et de singes rigolards.
Ainsi affublés, ils passaient aisément pour des touristes sexuels en quête de jeune fesse cubaine, une catégorie de vacanciers assez courante dans le quartier.

Félix ne se gênait d’ailleurs pas à pousser la vraisemblance jusqu’à consommer de façon éhontée un nombre invraisemblable de magnifiques putains mordorées que Baltimore lui fournissait sans rechigner.
— Ces « latinas », affirmait-il à qui voulait l’entendre, c’est de la pure braise qu’elles ont entre les hanches, à se demander comment leurs jupettes ne s’enflamment pas !

Loum était le plus repérable d’entre nous, pensait-on.
Vanda n’avait sûrement pas oublié sa dégaine d’orang-outang.
On l’avait éloigné. Il avait emménagé dans un coin miteux à la périphérie du quartier, aux environs d’un grand stade.
Un minuscule studio au rez-de-chaussée d’un immeuble en patio bourré de familles aussi nombreuses que bruyantes.
Loum s’en foutait. En bon rejeton des tréfonds du tiers-monde, c’était un vrai dur. Il aurait dormi sur une planche à clous s’il l’avait fallu.

Le vieux Karzan et moi, on logeait dans un petit hôtel près de la calle Ocho.
Pas de nom ni d’enseigne, seulement un bâtiment sans grâce, au crépi rose délavé, situé dans une allée d’arrière d’immeuble encombrée de poubelles débordantes.
Baltimore y avait aussi une chambre, qu’il occupait une nuit sur trois ou quatre, ou visitait en coup de vent la journée, venant y chercher on ne savait quoi.
L’endroit était tenu par un concierge haïtien. Un tout petit bonhomme qui parlait un créole incompréhensible et dont le teint caramel verdissait de trouille à chaque fois que Baltimore s’adressait à lui.
Les chambres du rez-de-chaussée étaient occupées par une douzaine de travestis cubains, étonnantes créatures aux seins en silicone hypertrophiés, perchées sur des escarpins aux allures d’échasses, arborant des tenues sexy plus provocantes les unes que les autres.
Ils/elles travaillaient dans une boite de nuit du coin spécialisée dans ce genre de plaisirs et ils/elles roupillaient la majeure partie de la journée.
Baltimore avait un favori, Maravilla, un adolescent à peine sorti de la puberté, à la longue chevelure noire, la poitrine haute et la croupe callipyge d’Africaine. Il l’entraînait parfois dans sa chambre pour l’en faire sortir après usage à coups de pieds assortis d’insultes.
Karzan s’en était ému et s’était même hasardé à en faire la remarque à Baltimore. Celui-ci avait répondu par un de ses énormes éclats de rire :
— T’en fais pas, ce taï-jan de meshugener adore prendre des coups sur son joli culo de puta !

Pendant notre premier dîner, un festin de gambas et de calamars cuits à la braise, arrosé de vin californien, la question s’était posée : comment allions-nous procéder ?
Baltimore avait suggéré qu’on pose une bombe incendiaire à l’intérieur du Wendy’s, la discothèque de Vanda.
— On fait brûler toute la fuckin’ mierda, et cette salope russe avec !
Carlo s’y était opposé : on n’allait pas tuer toute la clientèle d’une boîte de nuit pour prendre notre revanche.
Il acceptait qu’on se fasse justice, oui. Que l’on soit des vengeurs. Pas qu’on devienne des assassins.

Baltimore avait alors proposé de recruter un commando de tueurs cubains.
— Facile, easy, piece of cake : en moins d’une heure de temps, je peux te trouver dans le quartier une bonne douzaine de fucking diablos bien méchants qui vont nous ramener la tête de la kurva pour dix dollars !
Là encore, Carlo avait refusé.
— Cette guerre est notre guerre, on n’y mêlera personne d’autre que nous six.
Baltimore avait levé les yeux au ciel et rugi :
— Puta madre, tu veux encore faire le fuckin’ chevalier, Saint-Carlo de mes deux…

Carlo avait avancé la poitrine.
De rien.
Quelques centimètres seulement.
Une infime inclinaison du buste.
A côté de lui, Félix s’était raidi, sourcils à l’horizontale.
Et ça avait suffi.
Baltimore s’était interrompu, avait empoigné sa panse à deux mains, yeux baissés.
Laissé filer un long pet sifflant.
Grommelé encore quelques obscénités dans sa barbe.
Puis avait opté pour l’attitude la plus sage en pareil cas : la fermer.

— On va prendre le temps, les gars, décréta Carlo. On l’observe. On la surveille. On guette le moment propice et on frappe.
Il adressa un sourire conciliant à Baltimore.
— On aura besoin d’armes, vieux frère, est-ce que je peux compter sur toi pour nous trouver ça ?
Le regard encore boudeur, l’ogre barbu avait haussé les épaules, faisant du même coup onduler toute sa graisse.
— No fuckin’ problem…

Les repérages de Carlo et Félix, lors de leur premier voyage, avaient clairement montré la politique de notre cible en matière de sécurité.
C’était risque zéro.
Pas de faille.
Cette bon dieu de garce se protégeait comme si elle avait la mort à ses trousses.
Et elle l’avait, pas vrai ?

Quand elle se pointait à sa discothèque, en général en début de soirée, c’était à bord d’une Mercedes à l’évidence plus blindée qu’un char d’assaut.
Un des Azéris conduisait. Un autre se tenait en renfort éventuel sur le siège passager.
D’elle, on ne voyait que la vague silhouette d’une chevelure blonde bouffante à l’arrière.
Certains soirs, une camionnette noire, tout aussi blindée, suivait la berline, avec le reste des Azéris à bord.
Pas toujours.
Il arrivait que les gorilles restent à la villa où se barrent ailleurs, lancés sur on ne savait quelle mission.

Arrivée au Wendy’s, la Mercedes s’engouffrait directement dans un parking souterrain qui lui était réservé, à elle et aux voitures de certains clients, par une porte coulissante d’acier actionnée grâce à une télécommande.
A l’intérieur, un étage au-dessus de la boite proprement dite, se trouvait une zone privée. Selon toute probabilité, des bureaux où Vanda menait ses trafics.
On ne savait rien de ces lieux, sinon qu’ils ne possédaient aucune fenêtre sur l’extérieur.

Vers les une, deux heures du matin, la Mercedes jaillissait du garage et retournait directement à la villa de Vanda, à Coral Gables, non loin de l’hôtel Biltmore.
Imprenable, la baraque. Mur d’enceinte de trois mètres de haut, surmonté d’une clôture électrifiée. Portail d’entrée digne de Fort Knox. Des gardes partout, sans aucun doute plus armés que des G.I.Joes, plus un troupeau de chiens féroces – Baltimore assurait les avoir entendus, et on le croyait.

Une citadelle…

Il n’y avait qu’un seul point un peu faible.
C’était, sur le trajet entre Miami Beach et Coral Gables, un carrefour de la Washington avenue, à hauteur de la 6th street.
Il y avait là, enjambant un canal de cinq ou six mètres de largeur, un pont de métal et de béton au tablier très bombé, qui obligeait toute bagnole s’y engageant à ralentir.

L’endroit était d’autant plus propice à une embuscade qu’il était bordé d’un côté par un hôtel en cours de travaux de réfection, donc désert la nuit, et de l’autre d’un de ces terrains vagues entourés de grillages, servant de parking, qui parsèment toutes les villes américaines.

S’il y avait un endroit où on pouvait frapper avec quelque chance de succès, c’était là.

Carlo, en ancien soldat d’élite rompu à ce genre d’exercice, organisa toute l’opération.
— On se servira d’un véhicule-tampon, expliqua-t-il. On provoquera une collision avec la Mercedes juste à sa sortie du pont.
— C’est moi vouloir faire, exigea Loum avant d’éclater de rire : ah, ah, boum badaboum !
— D’accord, Loum… Les autres, on sera posté dans un deuxième véhicule, garé de manière à bloquer toute échappatoire par la 6th street. Il faudra aussi prévoir une voiture de secours sur la Washington avenue, avec toi, Karzan, au volant…
— Comme tu voudras.
— … pour nous ménager une possibilité de fuite si les choses tournent mal. Donc, trois voitures, du type camionnettes. Tu peux nous trouver ça, Baltimore ?
— No fuckin’ problem…
— Quand on aura immobilisé la Mercedes, toi, Félix, et toi, Haig, vous vous chargerez du chauffeur et du garde. Moi, je me réserve Vanda, si ça ne vous fait rien.
— A toi l’honneur… dis-je.
— Il nous faudra de l’explosif, genre Semtex, pour faire sauter les portes. Baltimore ?
— No fuckin’problem.
— Bien… Donc, on prépare le matériel, puis, dés que la Mercedes sortira seule, on attaquera !

On y était presque.
Prêts pour l’action. Préparés à tuer.

Seulement, tous les officiers aguerris vous le diront : un combat, ça ne se déroule jamais comme prévu…

(A suivre)

 

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