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Epidode 05: Poker menteur

Publié par le 5 juillet 2014

Poker menteur

 

On avait quitté l’hôtel minable du quartier Saint-Pierre pour emménager au Petit Nice, un genre de palace en bord de mer. On se tapait des bons restaurants midi et soir.

On avait retrouvé le standing.

A part ça, on n’avait pas de fric.
Nos fonds, c’était quasiment nos fonds de poche.
Les seuls subsides dont on disposait, c’était le peu de pognon qui me restait d’un précédent trafic, la braise que ramassait Carlo aux courses et, en dernier recours, les bijoux en or de Loum.
Pas assez pour partir au cœur de l’Afrique à la recherche des deux derniers larrons, Boogie et Karzan. Encore moins suffisant pour rallier Miami et nous procurer la puissance de feu nécessaire à attaquer Vanda.

Loum bossait de nuit. Il assurait la sécurité d’une salle de jeux clandestine.
C’était, dans une rue proche de la porte d’Aix, l’arrière-boutique minable d’un restaurant à kebabs tout aussi minable.
Vaste, la pièce. Sans fenêtres. A peu près nue.
Sous le plafond bas, l’odeur de graisse de mouton venue du restaurant cédait le pas devant des remugles écœurants de sueur et de fumée.
Seul meuble : une grande table, posée le long du mur du fond.
Sur celui-ci, deux photos de danseuses turques en bikinis emperlouzés.

Un peu après minuit, une foule de misérables venait s’y entasser. Une vraie cohorte de clochards. Des gueules usées. Des peaux grises. Des yeux battus éclairés par l’étincelle méchante de la cupidité. Des plaies mal soignées. Des fringues qu’on aurait refusées à l’Armée du Salut.
Tous les peuples du Maghreb et du Proche-Orient étaient représentés : Algériens, Marocains, Libyens, Syriens, Egyptiens… On aurait dit que je ne sais quel cargo rouillé faisait le tour de la Méditerranée pour déverser chaque soir dans ce lieu puant sa cargaison de migrants affamés.

Le banquier, un énorme Turc qui suait par litres, s’asseyait à la table, dos au mur, avec un sabot de bois empli de cartes crasseuses, et une caisse en fer où il entassait les billets – caisse dont Loum n’était jamais très loin.

Ça jouait à la « marseillaise », une sorte de black jack simplifié, où les parieurs cherchaient, achetant chaque carte, à obtenir un score supérieur à celui de la banque. Un jeu de hasard total, guère plus complexe que la bataille des enfants, qui produisait beaucoup de perdants et un seul vrai gagnant : le banquier.

Félix suggéra qu’on monte notre propre salle.
Carlo refusa sèchement :
— On n’est pas là pour voler leurs allocations à des chômeurs !
— Des abrutis, insista Félix.
— Quand bien même, rétorqua Carlo.

Pendant quelques nuits, Loum nous traîna dans d’autres clandés, tout aussi glauques.
On visita un atelier désaffecté dans le quartier de la Plaine, où une bonne centaine de vieilles femmes asiatiques jouaient à un mystérieux jeu de cartes nommé le « sep sam ».
On vit même, tout proche de notre hôtel, dans le quartier Saint-Pierre, une salle où on pratiquait la « barloute », une variante simplifiée du craps, où les joueurs lançaient les dés dans un cercueil !

Félix s’impatientait :
— Il y a assez de patauger dans cette crasse !
— Tranquille, répondait Carlo, serein, le Paris-Turf déployé devant lui, il va se passer quelque chose…

Ce soir-là, on alla dans un appartement d’une tour HLM de la cité des Créneaux, dans les quartiers Nord, où se tenaient des parties de poker.
La clientèle était plutôt jeune, avec une grande majorité de Maghrébins qui rivalisaient de fringues de marques et de bijoux voyants – des dealers, assurément.
Carlo et Félix s’assirent à une des tables. Loum et moi, on se posa dans un coin, sirotant les deux boissons mises à la disposition des joueurs : thé à la menthe et whisky.
Soudain, Carlo et Félix se levèrent et quittèrent leur table de jeu pour se diriger vers nous. Je me levai à mon tour, étonné. Il était à peine deux heures du matin.
Carlo s’adressa à Loum :
— Tu vois le jeune arabe en blouson bordeaux ?
— Moi c’est voir.
— Va lui dire que je veux lui parler dehors, s’il te plait.

On attendit au pied de la tour, dans la cage d’escalier graffitée et puant la vieille urine.
Le gars nous rejoignit, avec Loum juste derrière lui, affichant sa meilleure tête de gorille.
Très jeune, le type. Pas beaucoup plus que vingt ans. Une dégaine plutôt rock, avec blouson teddy et santiags biseautées.
— Tu m’as triché, lui lança Carlo.
Le gamin écarta les bras dans un geste de conciliation.
— Ecoute, mec…
— Je ne te le reproche pas, l’interrompit Carlo. Tu gagnes ta vie comme tu veux. C’est normal. Seulement, tu m’as pris six cent trente francs à la loyale et huit cent soixante en trichant. Ceux-là, tu vas me les rendre.
Le jeune cilla devant la précision des chiffres. Il nous dévisagea tour à tour, vit le quatuor de forbans que nous formions, et céda.
Il sortit une liasse de sa poche et compta ses billets à Carlo, qui les empocha.
— Je t’avais pris pour un gros cave, mec. Ça arrive que des bourgeois viennent jouer là-haut pour se donner le frisson. Ça les fait bander de côtoyer la racaille avant de rentrer dans leur belle baraque. Ceux-là, je ne les loupe pas. Mais toi, je vois que tu n’es pas comme ça…
Il sourit et tendit la main.
— Sans rancune ?
Carlo lui serra la pogne.
— Sans rancune. Moi c’est Carlo. Voilà Félix, Loum et Haig.
— Moi, c’est Selim.

On se dirigeait vers la camionnette pourrie à bord de laquelle Loum nous avait conduits jusqu’ici quand Selim galopa derrière nous.
— Eh, Les mecs ! Carlo !
— Oui ?
— Je viens ici de temps en temps parce que les mecs qui tiennent la casbah, c’est des vieux copains. Mais je connais des caves en ville qui jouent de la thune. Tu vois ce que je veux dire, mec : de la vraie thune ?
— Oui.
— Ça t’intéresse ?
— Oui.

La chance a des gueules diverses.
Cette fois, c’était celle de Selim.
Sympa, le type. Rapide. Rusé. Rigolo.
Né et grandi dans un taudis de la Belle de Mai, il avait commencé par travailler pour des dealers, comme tous les gamins de son genre. Mais il était trop intelligent pour faire carrière dans le monde de la dope, avec ses embrouilles, ses guerres de territoires et ses règlements de comptes.
Il avait investi ses premiers bénéfices dans des trafics reliés au port autonome et aux diverses denrées qui tombaient malencontreusement des containers.
A présent, à l’âge de vingt-trois ans, il était propriétaire d’un restaurant oriental chic dans le centre, d’une boutique de fringues pour dames sur le boulevard du même nom, sans compter les parts qu’il possédait dans plusieurs petits cafés du Vieux-Port.

Il mit à notre disposition une maison discrète, petite mais très confortable, dans les hauteurs d’Endoume.
C’est dans le salon de celle-ci qu’on passa désormais nos nuits à soulager les flambeurs marseillais, que Selim nous rabattait contre un tiers de nos gains, de leur trop plein de cash.

Parmi la douzaine de langues que Carlo parlait couramment, il y avait l’italien. Il prétendait être un homme d’affaires milanais, en relation avec la classe politique et laissait entendre que certaines magouilles l’avaient obligé à s’éloigner de ses pénates.

Félix et moi jouions les habitués malchanceux. On arrivait en jurant haut et fort que, cette fois, on ne nous aurait pas, que la chance était avec nous et que vous alliez voir ce que vous alliez voir, signor Carlo !
Puis on s’appliquait à jouer comme des manches, rejetant nos bonnes cartes, doublant les mises quand il aurait fallu se coucher, nous couchant quand il aurait fallu suivre, gémissant à chaque fois que Carlo ramassait le paquet.
Rien ne rassérène mieux un pigeon que le spectacle d’autres perdants à la table.

 Loum, en smoking noir, jouait le majordome et servait au plantureux buffet que nous fournissait un traiteur libanais, ami de Selim, ainsi qu’au bar, achalandé d’alcools forts.
Rien n’apaise mieux un perdant qu’un bon drink bien tassé.
Quatre ou cinq jeunes femmes splendides, recrutées par Selim et tarifées à prix d’or, vêtues de très peu de tissu, erraient ça et là, s’alanguissaient dans les fauteuils ou câlinaient les « invités ».
Rien n’endort mieux la vigilance d’une victime mâle qu’un nuage de parfum capiteux, un décolleté profond ou une paire de cuisses hâlées généreusement découvertes…

Carlo était un joueur hors pair, qui avait autant écumé les tables de luxe de Las Vegas que les pires bouges de Macao. Il maitrisait parfaitement la tactique et aussi la psychologie particulière qui fait du poker, plus qu’un jeu à proprement parler, un duel des volontés.
Les braves bourgeois marseillais désireux de s’encanailler n’avaient aucune chance de sortir gagnants face à un tel champion.
Cependant, histoire de ne prendre aucun risque, on avait aussi nos petites malices.
Pendant la journée, Félix et moi, on préparait des jeux neufs, ordonnant les cartes avant de les replacer dans leur enveloppe de cellophane qu’on recollait soigneusement.
Au cours de la soirée, au moment opportun, après une grosse perte, lui ou moi réclamions un jeu neuf, que Loum nous apportait aussitôt.
Il suffisait alors de faire semblant de battre les cartes pour qu’aux tours suivants Carlo – ou Selim, quand il se joignait à nous – reçoivent des jeux gagnants.
Parfois, c’était le perdreau du soir lui-même qui réclamait l’ouverture d’un nouveau jeu et qui, croyant se garantir, accélérait sa perte.

Nous épongeâmes ainsi bon nombre de commerçants prospères, une brochette d’entrepreneurs de travaux proches de la municipalité et quelques aigrefins qui tournicotaient dans l’orbite de l’O.M., le très riche club de foot local.

A ce régime, huit semaines après être arrivés à Marseille sans le sou, on se retrouva plein aux as, prêts à embarquer pour l’Afrique.

(A suivre)

 

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