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Episode 09 : Baltimore l’immonde

Publié par le 2 août 2014

Baltimore l’immonde

 

Baltimore fut notre organisateur.
La cheville ouvrière.
L’indispensable régisseur des premiers massacres.

Mister Baltimore, description.

Imaginez que, par on ne sait quel sortilège funeste, un ogre se soit évadé d’une illustration de livre à faire peur aux enfants.

Cent cinquante kilos de chair débordante de partout, bide, cou et cuisses, sans cesse agités de houles aussi vastes que contradictoires. Le tout mal contenu dans une peau tendue d’outre extra-pleine, entièrement recouverte d’une toison brune et serrée, à peine plus douce d’aspect que du poil de phacochère.

Pendues aux côtés de cette masse velue, des mains larges et griffues de dévisseur de têtes, à l’évidence capables d’ouvrir un ventre d’un seul coup de pouce.

Trônant au-dessus, une tête couronnée d’une crinière noire et bordée d’une barbe de pirate aux frisures si serrées qu’elles semblaient des tresses.
Nichée dans cette forêt de poils, une vaste bouche plantée de grandes dents solides de gorille, aux lèvres épaisses.
Rouges, les lèvres. Ecarlates. Luisantes. Obscènes.

Ajoutez enfin à ce portrait deux grands yeux étrangement clairs, d’un gris de métal, dont jaillissaient en permanence des flammes de ruse et de cruauté, et vous aurez une idée de la bête.

Cette espèce de métis d’ours et d’humain engloutissait tout ce qui passait à sa portée.
Il vous dévorait une volaille en cinq coups de mâchoires, une côte de bœuf en trois, faisait disparaître un hamburger en un seul coup de glotte.

Quand il ne mangeait pas, il buvait.
Les bouteilles d’alcool ressemblaient dans ses mains à ses minuscules topettes qu’on trouve dans les mini-bars d’hôtel. Et leur contenu disparaissait aussi vite.

Quand il ne bâfrait ni ne picolait, il fumait.
Des gros cigares ou bien d’énormes joints d’herbe pure. Ou alors il aspirait à même sa paume d’effarantes quantités de cocaïne. Ou bien encore il gobait à la chaîne des buvards, des cachets, des pilules de toutes les substances hallucinogènes que le génie humain a pu inventer.

On dit de certaines personnes qu’elles n’ont pas le caractère que leur aspect physique laisse supposer.
Baltimore, tout le contraire. Il était moralement conforme à son apparence : un abominable fils de pute.

Escroc. Tricheur. Voleur. Violeur de filles et de garçons. Bourreau expert en toutes tortures. Assassin tant de fois qu’il ne savait même plus le nombre de ses victimes.
Une ignominie si étendue, si parfaite, qu’elle finissait par forcer l’admiration.

C’était une légende vivante, y compris parmi les gens d’aventure – une confrérie qui compte pourtant dans ses membres bon nombre de salopards.
On disait qu’il avait incendié des ateliers de confection au Bengladesh, laissant brûler sans sourciller des dizaines d’ouvriers dans le but de racketter leurs patrons.
Qu’après avoir promis aux seize membres d’une riche famille d’opposants au régime fasciste chilien de leur faire gagner l’Afrique du sud, il les avait dépouillés de tous leurs biens avant de les abandonner à bord d’un bateau en perdition au beau milieu du Pacifique.
Que, sous prétexte d’aider la guérilla Karen, il avait rôti et dévoré un colonel de l’armée birmane qui avait eu la mauvaise idée de lui proposer des rubis de contrebande.

Baltimore laissait courir toutes ces rumeurs, quand il ne les alimentait pas lui-même.
— J’ai commencé par le foie, ricanait-il. Je l’ai bouffé en regardant ce fuckin Shikker d’hijo de puta finir de crever…

Carlo disait de lui :
— Au fond de son âme, Baltimore est persuadé de venger tous les Juifs massacrés au cours des siècles par le reste de l’humanité.
Et Baltimore l’approuvait :
 Ces shmucks de fucking antisémites disent que les Juifs sont des sales paskudnyaks ! Des fourbes ! Des méchants !… Et ben moi, c’est vrai, et puta de puta madre, ça me fait bien rigoler !

Sa voix, c’était celle d’un géant occupé à beugler du fond d’une caverne.
Faite pour la menace, la voix. Basse mais sonore. Porteuse d’orages. Avalanche de graviers quand il gueulait – la plupart du temps – ou grincement de métal pas huilé les rares fois où il essayait de se faire gentil.
Et puis parfois, au fond d’une ivresse plus sévère que d’habitude, il se mettait à chanter en yiddish une de ces mélopées venues du fond des vastes plaines d’Europe centrale. A ces moments-là, sa voix semblait jaillir d’une clarinette maniée par un virtuose.
Mélodieuse.
A la fois dansante et triste à mourir.
Une voix qui vous empoignait l’âme.
Vous la pressait jusqu’aux larmes.

Pour parler (brailler, plus exactement), il utilisait un vocabulaire particulier, assemblage de toutes les langues que sa vaste intelligence avait enregistrées au fil de ses voyages. Avec bien-sûr une prédilection pour les jurons.
Les grossièretés les plus vulgaires.
Les injures les plus obscènes.
Les insultes les plus impardonnables.

Il y avait de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol…
Beaucoup de yiddish. Skikker : ivrogne. Meshugenner :cinglé. Shvuntz : sans-couilles. Kurva : pute. Schmuck : connard. Putznasher : suceur de queue…
Sans oublier les chinoiseries. Wangba : cocu. Biaozi : salope. Pi-jing : pédé. Chi-shi : mange-merde. Gou-zaï-zi : fils de chien…

Dans la bande, ce monstre était diversement apprécié.

Carlo s’était fixé à lui-même des idéaux de noblesse et de justice, mais il avait l’élégance de ne pas exiger la même rigueur morale de ses compagnons d’armes.
Vivre en criminel n’était pas un crime à ses yeux.
De plus, il respectait au plus haut point le courage et, de mémoire de flibustier, on n’avait jamais vu Baltimore reculer.

Félix calquait son attitude sur celle de Carlo, comme d’habitude.
Karzan, en bon oriental fataliste, pensait qu’il valait mieux avoir une bombe humaine de ce calibre de son côté plutôt que contre soi.
Loum n’en pensait rien, comme toujours. Seulement, il était thaïlandais et, en tant que tel, détestait les Birmans. L’histoire du festin de colonel le faisait marrer de toutes ses dents pointues.

Quant à moi, Baltimore me fascinait par sa démesure, me pliait de rire devant certaines de ses facéties, m’émouvait aux larmes quand il chantait…
Et, parfois, quand il me gratifiait d’un de ses regards de taureau prêt au meurtre, les broussailles de ses sourcils si basses qu’elles lui masquaient le haut des yeux, il me fichait une trouille de tous les diables.

A notre arrivée, il y avait huit mois que Baltimore vivait à Little Havana.
Squale incapable de survivre dans l’immobilité, il s’était rapidement taillé un petit royaume aux marges de ce territoire de la mafia cubaine.

Il avait sa propre filière de coke, qu’il achetait directement à un grossiste local en cheville avec des producteurs boliviens et qu’il faisait acheminer par des jeunes voyous juifs jusqu’à Philadelphie et Baltimore, sa ville natale.

Une vingtaine de filles tapinaient pour lui, le jour dans des chambres d’hôtels de Miami Beach, la nuit dans des clandés du quartier.
Un des maquereaux cubains avait bien tenté de s’opposer à cette incursion dans son business. Mais, comme on avait retrouvé un matin son corps émasculé et trempé d’urine au milieu d’un carrefour de Havana Avenue, les autres caïds de la fesse s’étaient couchés.

Il avait aussi posé sa grosse patte sur une myriade de petits pawn-shops, des prêteurs sur gages, qu’il dévalisait d’une partie de leur marchandise pour la dispatcher vers d’autres prêteurs sur gages – juifs ceux-là – au Canada et en Europe.
Il y en avait bien deux ou trois qui avaient essayé de s’insurger contre ce racket éhonté, mais bon…

Et je vous passe les parts qu’il avait acquises dans des dizaines de petits cafés et restaurants, ce qui lui permettait de bâfrer et boire toute la journée sans jamais même faire mine de régler une quelconque addition…

C’était lui qui, par le plus grand des hasards, avait débusqué Vanda.
— Je cherchais des méta-amphétamines, racontait-il, cette nouvelle mierda chimique qui plaît aux gamins. J’en demande à un de mes fuckin’ contacts, un maricon de dealer suédois qui vit à Coral Gables. Il me dit « Baltimore, j’peux pas. Sur Miami, les métas, c’est la chasse gardée de la patronne du Wendy’s, elle et ses enfoirés de Russes du sud… ». Donnerwetter, je me dis. Je vais me poster un soir dans une saloperie de stand à hamburgers en face du Wendy’s. Et qui je vois sortir, à trois heures du matin, entouré de ses putznashers de gardes du corps azéris ? Cette puta madre de kurva blonde elle-même…

Aussitôt il avait activé ses réseaux pour retrouver Carlo.
Coup de chance, lui et Félix étaient alors tout proches, au Mexique, occupés à fournir en armes les gangs de dealers qui entamaient leur longue guerre contre la police.

Carlo et Félix étaient venus se rendre compte sur place.
Avaient à leur tour reconnu Vanda.
Puis s’étaient mis à ma recherche.

La suite, vous la connaissez déjà…

(A suivre)

 

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