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Episode 06: Afrique express (1)

Publié par le 12 juillet 2014

Afrique express (1)

 

On prit un ferry de Marseille à Alger.

Vide, le rafiot. A part nous, une douzaine de camionneurs qui se la coulaient douce, leurs bahuts arrimés dans la cale. Un de ces bateaux qui sont bourrées de familles arabes pendant tout l’été, avec montagnes de bagages et marmaille hurlante. Et qui naviguent quasiment vides, à perte, le reste de l’année.

Carlo et Félix improvisèrent une partie de gin rummy avec deux chauffeurs kabyles, histoire de tuer quelques-unes des vingt heures de traversée.
Mes copains eurent de la chance. Beaucoup.
Leurs adversaires s’énervèrent et les accusèrent de tricher. Carlo leur demanda s’ils savaient nager. L’incident fut clos.
La routine…

A Alger, on ne s’attarda que le temps de prendre un taxi du port à l’aérodrome. Dans la foulée, on attrapa un vol Air-Algérie pour Bamako, la capitale du Mali.

Là, on gagna le quatrième district, le faubourg en bordure de la ville que, du temps de mes aventures dans le coin, j’avais surnommé « Camion-city ».
C’est une vaste esplanade de terre pelée où se rassemblent des centaines de bahuts : les uns descendus du désert, les autres remontés du port d’Abidjan.
Entre tous ces mastodontes couverts de la poussière des pistes s’élève une multitude de petites échoppes en tôles, bâches, vieilles briques et autres matériaux de récupération.
Des petits ateliers de mécanique.
On peut y trouver absolument tout ce que l’humanité a inventé de ferraille, depuis un amortisseur neuf encore revêtu de sa gaine de plastique jusqu’à une paire de jantes rouillées ayant appartenu à une 403 Peugeot.

Je retrouvai sans peine des potes du temps où je traficotais dans le coin.
— Haig ! mon frère ! Ma parole, j’y crois pas ! Tu reprends le business ou quoi ?
— Non, Mokrane. On fait seulement un tour avec mes copains. Je cherche une voiture pour monter à Ségou. Tu n’aurais pas ça en stock ?
— Alors là, mon frère, tu ne pouvais pas mieux tomber, parole…

On prit le temps de boire les trois thés rituels – le premier très amer, imbuvable, le deuxième sucré, le troisième un vrai miel – en échangeant des nouvelles des vieilles connaissances.
— Kader Dajango ? demandai-je.
Kader avait été l’un des rois des pistes africaines. Quand j’avais débarqué dans le business, il m’avait pris en sympathie et rendu quelques services du genre inestimables.
— Ça fait un moment qu’il est parti, m’apprit Mokrane. On dit qu’il est en Inde. Le Hobo est parti avec lui…
— Le Hobo ? Toujours vivant, celui-là ?
Mokrane haussa les épaules.
— Va savoir, avec ce fou…

Je souris : j’avais toujours eu de l’affection pour le Hobo.
Un jeune type qui avait traîné quelque temps dans cette partie de l’Afrique.
Une sorte de poète aventurier qui se promenait avec des carnets où il notait ses folies. Un type aussi cinglé que talentueux.
Et aussi désespéré que dangereux.
Un frère, lui aussi.

Je demandai ensuite :
— Et Boogie ?
Mokrane grimaça et tourna la tête pour cracher par terre.
— Lui, Boogie, je le vois plus. Et je vais te dire, mon frère, c’est tant mieux. Boogie, il est trop dur en affaires. Il n’a pas d’amitié dans son cœur. Seulement de l’argent.
— Il est toujours à Ségou ?
— Je n’en sais pas plus, mon frère. Je crois qu’il travaille avec les pétroliers, maintenant.
Je consultai mes copains du regard.
Carlo haussa les épaules.
— Bah… On monte, de toutes façons.

Moins d’une heure plus tard, ayant acheté un 4X4 japonais abandonné en bord de piste quelques mois plus tôt par un candidat malheureux du rallye Paris-Dakar, on s’embarqua pour Ségou.

Voyage sans histoires.
A L’époque, la route qui relie Bamako à Ségou était l’une des meilleures de cette région de l’Afrique. C’est-à-dire que le bitume en était relativement régulier et qu’il ne comptait jamais plus d’un trou par section de dix mètres.
Au début, elle est bordée de chaque côté par une forêt clairsemée mais encore  verte qui laisse place, au fur et à mesure qu’on monte vers le nord, à une savane d’herbe jaune d’où s’élèvent, de loin en loin les baobabs obèses surmontés de leur ridicule toupet de branches maigres.

En prime pour l’achat de la caisse, Mokrane nous avait donné un gros paquet d’herbe. De l’ivoirienne, excellente, très forte. Félix, installé sur la banquette arrière avec Loum, n’arrêtait pas de rouler d’énormes joints.

Moi, au volant, le coude à la portière, le vent dans la face, je retrouvais avec plaisir le bordel africain.

On croisait sans cesse des types coiffés de calots blancs ou de marrants chapeaux pointus en cuir, surgis de nulle part, qui longeaient la route d’un pas lent, indifférents à tout ce qui les entouraient, le regard perdu au loin, vers leur mystérieuse destination.

Ou alors, c’étaient des femmes, la croupe jetée en arrière dans leurs boubous multicolores, qui cheminaient en portant sur leur tête des montagnes de fagots de bois ou des paniers aux bords renflés, presque aussi hauts qu’elles.

A plusieurs reprises, je fis la course avec des taxis collectifs. Des guimbardes impossibles, bancales, roulant de traviole, la carrosserie recouverte d’inscriptions bibliques, qui trimbalaient chacun une véritable foule, le toit disparaissant sous les ballots et les bidons.
Les pilotes étaient des vrais kamikazes, bourrés ou bien défoncés ou bien les deux. Encouragés par les cris et les rires de leurs passagers, ils refusaient obstinément de se laisser doubler, risquant vingt fois de finir plantés dans les broussailles avec leur cargaison d’humains hilares.

On s’arrêta pour manger à un étal au bord de la route, où une accorte mama servait du mouton grillé délicieux, recouvert d’une gangue d’épices et de sel.
Avec nous, les deux chauffeurs d’une très vieille 404 bâchée repeinte en rouge, vert et jaune, le hayon empli de caisses de boites de conserve sur une hauteur d’au moins trois mètres. Ils finissaient de bouffer tout en pelotant la fille de la patronne, une jeune beauté à la peau couleur charbon, aux cheveux tressés de perles, au sourire ravageur, les formes généreusement offertes dans une petite robe de couleur fuchsia.

Les chauffeurs repartirent bredouilles, s’étant montrés trop avares dans leurs offres de rémunération.

Félix, excité par la ganja, sauta sur l’occasion et, pour le prix d’un gros billet, emmena la jeune fille dans les taillis, près d’une petite mare cernée d’ajoncs.
Il en revînt en refermant sa braguette, arborant la mine satisfaite du mâle soulagé de sa substance.
— Ah messieurs… Il y avait longtemps que je n’avais pas goûté à ce bon vieux tchoukou-tchoukou à l’africaine !

Loum, qui était au moins aussi obsédé par les plaisirs de la chair que Félix, voulut lui aussi tenter sa chance.
Mais, au lieu d’exhiber une grosse coupure, passeport absolu pour le nirvana dans cette partie du monde, il préféra faire confiance à son charme naturel.
Il dédia à la fille un de ses meilleurs sourires de gorille asiate, plein de dents pointues, ce qui pour résultat de faire s’enfuir la donzelle, piaillant de terreur, de toute la vélocité dont étaient capables ses grands pieds plats.

On arriva à la fin de l’après-midi.

Le Mali, c’est d’un côté Bamako, cette ville torride, poussiéreuse et bordélique à souhait.
Et de l’autre côté, au nord, les bleds du désert ensablés dans la fournaise.

Au milieu, Ségou, rafraîchie en permanence par le Niger au bord duquel elle est bâtie, fait figure de paradis.
Sur le fleuve, majestueux, large de quelques centaines de mètres, naviguent lentement les pinasses, d’énormes pirogues de transport, découpées en ombres chinoises sur le vaste soleil couchant.
Sur les berges, les linges laissés à sécher par les lavandières semblent un long tapis multicolore.
La ville elle-même, entrelacs de ruelles tranquilles et souvent ombragées, présente cet aspect de sous-préfecture assoupie qu’a laissé en héritage un peu partout la colonisation française.

Au centre, à deux pas du fleuve, l’hôtel-restaurant « l’Auberge » est le meilleur bistrot de toute l’Afrique occidentale.
Un comptoir et son armée de tabourets. Des tables et des chaises en bois. Des paysages de peintres du dimanche aux murs…
Passé le seuil, si l’on excepte les deux ventilateurs au plafond et la peau en chocolat des serveuses, on se croirait dans un café de province.

Jean-Etienne, un petit mec brun, libanais d’origine, fils et neveu des deux fondateurs de l’établissement, occupé à faire ses comptes derrière le bar, ouvrit des yeux ronds à notre entrée.
— Haig ! C’est pas possible !… C’est bien toi. Fatima, tire les volets que je voie bien la gueule de mon pote !
Il me serra la main entre les deux siennes avec effusion.
— Combien de temps ça fait ?
— Trois piges, si j’ai bien compté. Je te présente mes amis : Carlo, Félix et Loum.
— Bienvenue à l’Auberge, les gars. Champagne ?
Il aligna les coupes sur le comptoir et fit sauter le bouchon d’une roteuse.
— Alors, Haig, quel bon vent t’amène ? Tu reprends le commerce ?
— Non, on est venus voir Boogie.
Jean-Etienne reposa la bouteille.
— Boogie ? Mais il n’est plus ici.
— Merde, fis-je.
— Il vit à Gao, maintenant. Il a monté un garage là-bas. Un grand truc. Il bosse avec les pétroliers algériens. Il se fait des couilles en or, il paraît…
— Merde, refis-je.
Il me montra le combiné gris à côté de sa caisse enregistreuse.
— On a le téléphone, maintenant, à Ségou, tu aurais dû me passer un coup de fil…

(A suivre)

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