D’après mon roman Les Guerriers Perdus, éditions Taurnada, 235 pages, 9,99 €.
INT Nuit, gros plan
Un flacon de facture grossière posé sur un comptoir de bois. L’étiquette indique en lettres mal imprimées : « RAKI ». Une main manucurée, fine, décorée d’une chevalière à l’auriculaire et d’une gourmette au poignet s’en saisit et remplit à ras bord deux petits verres à fond très épais.
La main manucurée (celle de Yussuf) lève un verre. Une autre main (celle de Haig) lève l’autre. Son : un brouhaha de bar constitué de voix mêlant la gutturale langue albanaise (le shqiptar) et des jurons italiens.
Yussuf (voix off) :
Gezuär !
Haig (voix off) :
C’est ça : gezuär !
Les deux verres claquent sur le comptoir, vides. Un double râle de satisfaction souligne la force de l’alcool. La main de Yussuf sert une deuxième tournée.
Yussuf (voix off) :
Ici, en Italie, ils nous traitent d’envahisseurs. C’est oublier qu’au quinzième siècle, ce sont les Albanais, les fiers descendants des Illyriens, les braves parmi les braves, les intraitables, qui ont arrêté les hordes turques. Gloire à Skanderbeg, notre héros !
Haig (voix off, un peu troublée par la gnôle) :
Gloire à… comme tu dis…
Verres vides. Troisième tournée. La voix de Yussuf est posée, calme et choisie. Il s’exprime dans un français parfait, parfois un peu désuet, sans la moindre trace d’accent.
Yussuf (voix off) :
Skanderbeg. Il a résisté aux Turcs pendant vingt-cinq ans par le fer, le feu et le sang. Le sultan Mourad II en est mort, étouffé par la colère, devant les remparts de Krujë. Les Albanais y ont gagné des siècles d’un esclavage sans équivalent quand les Turcs ont fini par gagner…
INT Nuit, bar
Le plan s’élargit, découvrant un bistrot vieillot, avec boiseries sombres et carrelage en damier. Les tables sont occupées par des hommes en majorité bruns. Deux anciens aux longues moustaches à la turque jouent aux dominos. L’ensemble est un curieux mélange de vieille Europe et d’Orient.
EXT Nuit, rue et façade du bar
Caméra en extérieur. Entre deux magasins aux enseignes en italien, le bar dont la vitrine laisse voir l’intérieur éclairé. Elle est peinte en son centre de l’aigle à deux têtes, symbole de l’Albanie, surmonté en demi cercle du nom de l’établissement : « Il Kurajo ». On reconnaît Haig assis au comptoir, face au patron dont on distingue la chevelure blanche.
Yussuf :
Car ils ont fini par nous tenir sous leur joug, ces chiens. Que les Turcs soient maudits pour les siècles des siècles, et encore après, quand cette terre sera devenue la planète morte qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Bois, Haig, mon ami, à la disparition des Turcs !
Haig :
Les Turcs ne m’ont rien fait.
Yussuf :
Bois tout de même. Gezuär !
Haig :
Gezuär.
INT Nuit, bar
Plan sur Haig et Yussuf. Ce dernier est un vieillard racé au front haut et aux longs cheveux blancs neigeux. Sa posture est celle d’un aristocrate. Ni ses gestes ni son élocution ne sont affectés par l’alcool. Tout au plus perçoit-on dans ses paroles une sorte d’emphase exagérée.
Il remplit de nouveau les verres de raki, trinque.
Yussuf :
Gezuär !
Haig :
Gezuär.
Yussuf :
L’Europe y a gagné de ne pas être ottomane. Sans nous, vous seriez tous turcs. Les Italiens, les Allemands, les Français, les Anglais, les Irlandais…
Haig :
Non, pas les Irlandais.
Les deux hommes se figent, verres vides tenus haut.
Yussuf (riant) :
Bon. Peut-être puis-je concéder une exception en l’honneur de notre amitié. D’accord, Haig, mon ami, pas les Irlandais…
Ils reposent leurs verres. La caméra suit leurs mains puis se fixe en gros plan sur la bouteille qui devient floue.
FONDU sur :
EXT Jour, pleine lumière, rivage, camp
Bord de l’adriatique. Haig, chemisette et lunettes noires, marche le long d’un sentier côtier caillouteux. La mer très bleue. Les rochers très blancs. Le paysage serait magnifique si n’y traînait des détritus et des sacs à ordures en grand nombre. Au loin, on distingue des cahutes faites de bric et de broc et des silhouettes d’hommes en haillons.
Yussuf (voix off) :
Des envahisseurs ! Nous ! Et mon cul, c’est du poulet, comme vous dites en français. Nous ne sommes que des misérables qui supplient qu’on leur donne l’asile, un peu à manger, un peu de sécurité, un peu de ces sourires dont vous êtes si avares…
Haig (voix off) :
Faut dire : vous êtes un paquet !
Yussuf (voix off) :
Trente mille, rien qu’ici, dans le district de Bari…
Haig contourne un rocher. Subjectif : la caméra découvre une vaste étendue de tentes blanches marquées de la croix rouge renforcées de bricolages en planches de contreplaqué, bâches, tôles et cartons.
Yussuf (voix off) :
Il faut nous comprendre. La dictature communiste s’est installée en 1945. Nous avons vécu cinquante ans coupés du reste du monde. Tout un peuple soumis à la folie d’un seul homme, le tyran Enver Hodja, que maudit soit son nom. Enver Hodja était un monstre. En Comparaison, l’espèce de nabot de la Corée du nord est un angelot du paradis…
Haig déambule parmi les tentes. Des enfants aux visages sombres et aux yeux de colère le suivent. Certains tendent la main pour exiger un billet. Des femmes charrient des seaux, lavent du linge, courbées sur des bassines, cuisinent devant des fourneaux de fortune. Des hommes guettent l’étranger en visite depuis le seuil des tentes. On aperçoit un camion d’organisation humanitaire dont les agents se livrent à une distribution de vivres, entourés d’une forêt de bras. Un dispensaire improvisé où des gens souffrent sur des lits pliants. Une patrouille de carabinieri en armes longe une allée, fusillée de regards hostiles. Une queue de femmes et de jeunes filles encombrées de jerrycans devant un unique robinet planté en haut de son tuyau, émergeant d’une mare de boue… Bref, le spectacle habituel des documentaires sur les camps de réfugiés des zones de guerre, à part ceci que les habitants ne sont pas des Africains ni des Asiatiques mais des Européens en tout points semblables aux quidams que nous pourrions croiser dans la rue en bas de chez nous.
La caméra se déplace lentement parmi toute cette désolation, que le soleil vif rend encore plus désespérante, sur une musique du type de celles d’Eleni Karaïndrou, coupée à certains moments par la voix de Yussuf qui continue de pérorer élégamment derrière son comptoir.
Yussuf (voix off) :
Enver Hodja a fait de ce pays un bagne dont il était impossible de sortir. Quand un homme lui déplaisait, il le faisait tuer par ses sbires, les agents de la sécurité intérieure. Il emprisonnait sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs. S’il était vraiment mécontent, il faisait raser tout le village par des bulldozers… l’Albanie n’est qu’à une centaine de kilomètres de l’Italie, un simple détroit de l’Adriatique, mais elle aurait aussi bien pu se trouver au fin fond de la Sibérie, ou bien sur la planète Mars… C’était un bout de terre folle, paranoïaque, à l’image du psychopathe qui la dirigeait… Alors, quand le tyran est mort, les gens se sont précipités par milliers sur les trois pauvres cargos de la flotte qui faisaient commerce du sucre avec Cuba. Ils se sont entassés sur les bateaux de pêche, sur les barques, sur des radeaux faits de chambre à airs et ils ont traversé le détroit… Il n’y a que toi, mon ami Haig, qui veut aller en Albanie. Tous les autres veulent en sortir…
FONDU & RETOUR sur :
INT Nuit, bar
Yussuf gratte de l’ongle du pouce la capsule de cire d’une nouvelle bouteille de raki. La clientèle du café s’est raréfiée. Les deux vieux joueurs de dominos sont partis.
Haig :
J’ai mes raisons.
Yussuf :
Que tu garderas pour toi, bien sûr.
Haig :
Bien sûr.
Yussuf (remplissant les verres) :
Dans ce désordre, l’Albanie est devenue la terre de tous les trafics, alors je suppose que c’est un commerce de ce genre qui te guide. Gezuär. Drogue ? Clandestins ? Prostituées ? Armes ?…
Haig :
Gezuär. Rien de tout ça.
Yussuf :
Là encore, c’est nous, les Albanais, qu’on accuse de toutes les turpitudes. Tiens, regarde…
Il ramène de sous le comptoir des exemplaires de la Gazetta del Mezzogiorno, le quotidien régional, qu’il ouvre devant Haig, pointant certains articles. On peut lire « mafia albanese », « banditi albanese »…
Yussuf :
Tous les crimes de la terre…
Haig :
Il y a du vrai, non ?
Yussuf :
je ne nie pas que certains de mes compatriotes ont cédé aux mirages de l’argent facile. Ils ont faim, comprends-tu. Toi qui est français, tu devrais savoir depuis Victor Hugo que la délinquance est le fruit de la misère. Jean Valjean avait volé un pain. Gavroche chipait aux étals des boutiques. Ses parents Thénardier s’avilissaient dans le crime… (Il remplit les verres, tapote la page d’un journal). Mais ce qu’ils ne disent pas dans ces colonnes, c’est que les responsables des trafics actuels sont rarement des Albanais. Il y a les Italiens eux-mêmes, qui cherchent des nouvelles filières. Des Turcs qui font transiter leur héroïne. Des russes avec leurs réseaux de putains…
Haig (rigolard) :
Et les Albanais sont des anges.
Yussuf (levant son verre, souriant) :
Des aigles, mon ami. Des aigles. Gezuär !
Haig :
Gezuär.
Yussuf :
Laisse-moi t’apprendre une chose : le gang le plus puissant d’Albanie, la bande qui domine le plus de commerces illicites en ce moment, ce sont des types qui viennent d’Azerbaïdjan. Oui, des Azéris. Et le plus désopilant, c’est qu’ils sont dirigés par une femme.
Haig :
Elle s’appelle Vanda ?
Yussuf s’immobilise, bouteille en main, sourcils levés.
Yussuf :
Tu la connais ?
Haig lui attrape fermement le bras, tout sourire disparu, le regard durci.
Haig :
Non. Mais toi, tu vas me dire tout ce que tu sais sur elle.
(À suivre)
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