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Episode 20 : La fée

Publié par le 18 octobre 2014

Il arrive d’avoir des pressentiments, pas vrai ?

On s’amène dans tel ou tel coin de cette terre et on sait, au premier instant, que nous y attend un bon coup de mouise ou bien le contraire : une de ces dosettes de bonheur dont la vie a le secret.

Moi qui suis là, enfermé depuis des semaines dans ma baraque irlandaise battue par les pluies, acharné à vous conter cette histoire au plus juste, riant parfois, le plus souvent empli de larmes, je me souviens de mon arrivée à Skodhër et je sens un bon grand sourire béat se répandre sur mon visage.
En même temps, une onde de douceur se répand en moi.
Aussi bienfaisante qu’une brise du soir dans les déserts d’Afrique.
La caresse d’une eau de geyser auprès d’un fjord de glace.

Cette douceur, elle a un nom.
Autant vous le balancer tout de suite : elle s’appelle Aynur.
Ouais. Aynur…

Au bout d’une journée de randonnée à travers le nord albanais, couvert comme d’une chape de sa tristesse omniprésente, sa laideur à mourir, l’arrivée sur la ville de Skodhër était presque plaisante.
Presque.
Le décor possédait bien son lot de bicoques de ciment, de toits de tôles léchés de rouille et de bâtiments aux gueules de casernes. Mais la petite ville, lovée au bord d’un lac aux eaux bleues grand comme une mer et appuyée contre des montagnes parties à l’assaut du ciel, avait tout de même de la gueule.
Des allures de station balnéaire alpine.
Pour qui acceptait d’y mettre un peu d’imagination, s’entend…

Je m’enfonçai au ralenti dans les rues boueuses, parsemées de flaques parfois comblées de gros gravier.
M’arrêtai devant une sorte de bistrot rudimentaire : trois tables posées devant le seuil d’une maison, où des vieux à moustaches blanches, les uns coiffés de fez turcs, les autres de calots grisâtres, buvaient dans des petits verres du café épais comme du goudron.
– Bongiorno ! Guten tag ! Hello !…
J’essayai en plusieurs langues, sans rien obtenir d’autres que des regards méfiants.
– Il y a un hôtel par ici ? Room ? Zimmer ? Dormir ? Schlafen ?
Je m’escrimais depuis trois bonnes minutes quand un des vieux types, le plus proche de la porte de la maison, se pencha sur le seuil et lança vers l’ombre un ordre guttural.
Surgit alors un étonnant personnage. Un gamin de guère plus de douze ans, au teint sombre et aux traits mauresques, sanglé dans un uniforme de pionnier en toile kaki usée mais impeccablement tenu, un foulard rouge bordé de noir autour du cou.
– Deutsch ? me demanda-t-il. Italiano ? English ?
– Français, tentai-je.
– Oh, fit-il, en ce cas, enchanté de vous connaître, monsieur. Que puis-je faire pour votre service ?
Je me mis à rire, étonné par ce drôle de lutin, cet adulte en miniature, ce petit soldat savant apparu depuis la nuit d’une masure.
– Je cherche à me loger. Y-a-t’il un hôtel dans la ville ?
Le garçon traduisit ma requête aux anciens.
Celui qui l’avait hélé se lança dans une longue diatribe en désignant le bout de la rue, le bras tendu, puis en se vrillant l’index contre la tempe.
Je crus avoir compris :
– Il dit qu’il y a un hôtel par là et que le patron est fou ?
Le garçon éclata de rire.
– Non, monsieur. Ce n’est pas un fou, c’est une folle. Et mon grand-père dit que sa maison sera parfaite pour un homme comme vous !

Je le remerciai et adressai force courbettes aux vieillards.
Démarrai ma Ural.
Et pris la direction indiquée, laissant derrière moi un sillage de quolibets rauques et d’éclats de rire.

La mémoire embellit toujours les choses, pas vrai ?
Dans mon souvenir, je la trouvai féerique, la pension d’Aynur, garant mon side-car devant et coupant le contact.

Imaginez une vieille bâtisse basse et trapue, au toit de tuiles refait à neuf, aux murs de grosses pierres grattées et chaulées de blancs, aux lourds volets de bois peints en rouge.
Des massifs de fleurs couraient au bas des murs dans un charmant désordre de couleurs.
A l’un de ses flancs s’élevait une tonnelle de fer forgé recouverte d’un lierre encore jeune et clairsemé, dévoilant plutôt qu’il n’abritait des meubles de jardin en métal blanc.
Au-dessus du seuil pendait une enseigne qui représentait une marmite posée sur des tisons ardents. La porte d’entrée portait des autocollants d’organismes touristiques italiens, allemands et d’autres que je n’identifiai pas tout de suite.
Féerique, la baraque, oui.
C’est bien le mot puisque c’était une fée qu’elle abritait.

Un flot de cheveux très noirs, drus et bouclés.
Les pommettes hautes. Le nez légèrement busqué, à l’indienne. Les lèvres charnues d’africaine, presque sombres. Des dents fortes et blanches, les canines pointues comme des armes.
Et puis, éclairant ce beau visage tout entier d’orient, deux immenses yeux d’un bleu étrangement clair, sous des paupières lourdes que quarante-cinq ans d’errance, d’épreuves et de drames avaient marquées de griffes.
Petite de taille, mais la silhouette forte, solide, le sein haut, la hanche épanouie.
Deux mains de terrienne, courtes, d’une argile brune et douce, qu’elle referma sur la mienne en m’accueillant :
– Bienvenue, voyageur !

Aynur était kurde, de ce peuple partout traqué.
– J’ai un ami kurde, lui dis-je quand elle me l’apprît, il s’appelle Karzan.
– Est-ce un bon ami ? demanda-t-elle.
– Parmi les meilleurs.
– Alors c’est bien.

Fille de deux combattants politiques, un homme et une femme en guerre pour leur liberté, elle avait parcouru depuis l’enfance tous les rivages de la Méditerranée, les déserts d’Irak et les montagnes d’Afghanistan.

Il y avait trois ans qu’elle avait acquis, soudoyant le gouverneur militaire de Skodhër, cette bâtisse que certains en ville prétendaient être le dernier reste d’un très ancien couvent orthodoxe.
Elle l’avait retapée de ses mains, faisant venir les matériaux du Monténégro voisin, un des états de l’ex-Yougoslavie, qui se trouvait de l’autre côté du lac.
Elle pensait – et le temps lui a donné raison – qu’un jour ou l’autre, l’Albanie se stabiliserait. Que ce coin oublié de Skodhër, avec son immense lac aux eaux bleues et ses hautes montagnes alpines, face au Monténégro, proche de l’Europe, à une heure d’avion de l’Italie, deviendrait une destination touristique. Et elle avait su en convaincre des professionnels de divers pays, dont j’avais vu les autocollants sur la porte.
Elle riait :
– Les gens d’ici me prennent pour une cinglée. Les pauvres, ils n’y connaissent rien. Je sais que je vais réussir. J’ai plein de projets, des excursions en montagne, des balades en bateau sur le lac…

Ardente, énergique et aventureuse dans ses affaires, Aynur l’était aussi en amour. Moins d’une heure après que je sois entré dans sa maison, après qu’elle m’eût offert un thé de bienvenue, nous échangeâmes notre premier baiser.
Fort, le baiser. A pleines bouches. A pleines dents.
Le soleil ne s’était pas encore englouti dans les eaux du lac, ce soir-là, que nous nous roulions dans son lit, nus, moi explorant de ma langue et de mes mains tous les recoins de sa beauté, elle me saisissant, m’empoignant, m’intimant :
– Viens en moi, voyageur !

Je restai dix jours à Skodër, cette fois-là.
Dix jours et dix nuits dans les bras, la vie et le lit d’Aynur.
Dix jours et dix nuits à faire tout ce que font les gens qui s’aiment.

Enfant de résistants, grandie dans la clandestinité, elle savait le prix du silence.
La valeur de ce qui ne se révèle pas.
Le sacré des secrets.
Elle ne se hasarda à aucune question sur ce qui motivait ma venue dans ces confins d’Europe.

Ou plutôt si. Une seule fois, elle se permit une parole.
On était en promenade sur le flanc de la montagne la plus proche. Après avoir gravi pendant une heure un sentier à chèvres sous le couvert de sapins, on s’était retrouvé sur le belvédère formé par un gros bloc de rocher gris.
Au-dessous de nous, dans une cuvette, le long d’un ruisseau sinueux, s’étalaient les ruines d’un village rasé pendant la dictature : ici un tronçon de murs, troupeau de pierres retournant à l’état sauvage ; là une poutre pourrissant dans l’herbe jaune ; là encore des rouleaux de barbelés rouillés semés par le tyran pour une raison connue de lui seul.
Face à nous, s’élevaient les montagnes. Quatre ou cinq pics aux silhouettes de plus en plus troubles dans la vapeur bleutée.
Aynur tendit le doigt dans leur direction et me lança :
– Elle est par là-bas, ta guerre, hein, soldat ?
– Oui, répondis-je.
Elle ne demanda rien de plus.

Il y eût une escapade d’une journée sur le lac, à bord d’un canot propulsé par un étrange moteur chinois, affreusement bruyant, qui crachait des colonnes de fumée blanche et puante.
On se délecta d’un pique-nique de charcuteries arrosé de vin slovène. On se prélassa au soleil, loin des regards du rivage. On se baigna nus. On fit l’amour en nageant, nos peaux brûlantes là où elles se frottaient, piquées par le froid de l’onde partout ailleurs.

Il y eût une partie de cache-cache à bord d’une vedette militaire échouée le flanc dans les roseaux sur un coin de berge. Les parois de tôle rouillée qui faisaient rebondir nos rires en échos, puis bientôt, résonnaient de nos halètements de plaisir.

Il y eût des dîners tardifs, quand nous quittions la chambre au milieu de la nuit, amants rassasiés de sexe, affamés de nourriture.
Aynur, une couverture de chevreau sur les épaules, hachait au couteau des légumes, versait des épices, malaxait des pâtes, faisait griller des viandes, tandis que ses beaux seins dansaient pour célébrer chacun de ses gestes.
Elle refusait mon aide, insistait pour me servir, répétant dans la belle langue kurde un vers de poème qui disait : « Tu es mon seigneur sans être mon maître ».

Elle n’hésitait pas à s’afficher avec moi dans les rues de Skodhër, indifférente à l’œil sournois du pêcheur en route vers sa barcasse comme au regard mauvais de la femme frottant son linge en bassine accroupie devant son seuil.

Je revis le garçon en uniforme de pionnier qui parlait plusieurs langues. Aynur m’apprit qu’il s’appelait Ali, que ses parents étaient morts dans les bagnes d’Enver Hodja et que son grand-père, le vieillard revêche qui m’avait accueilli, conscient des aptitudes de son petit-fils, économisait sou par sou pour l’envoyer étudier à Munich.
– C’est un garçon extraordinaire, me confia Aynur. Au début, j’ai projeté de l’engager, dans l’idée qu’il devienne mon second dans quelques années. Mais il vaut mieux pour lui qu’il aille découvrir le monde…

Je partis par un matin étrange. La lumière de l’aube baignait la maison d’un éclat doré. Une mer plane de brume blanche comme un tissu recouvrait le lac. De l’autre côté, un brouillard plus diffus coulait de la montagne, comme une houle, une avalanche au ralenti.
Je vérifiais l’agencement de mon bagage dans la nacelle du side-car quand Aynur apparut à la porte.
Nue.
Le regard doux.
Le sourire aux lèvres.
La dureté de ses seins et le triangle noir de son pubis envoyés vers moi comme seuls reproches.

J’allai à elle.
Baisai ses lèvres.
– Je vais essayer de revenir, promis-je.
Elle haussa les épaules et me caressa la joue.
– Dans ce cas, prends garde à toi.
– Non, répondis-je.
Elle eût un rire bref, venu de la gorge. Un rire qui aurait jeté à ses pieds pour l’éternité un homme moins stupide que moi.
– Alors, va, soldat. Et que Dieu chemine avec ta folie.

La mémoire embellit tout, ai-je dit ?
Non… Ce sont les belles choses qui embellissent les souvenirs.
Du moins, c’est ce que je préfère croire.

(A suivre)

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