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Episode 16 : Fuite au Mexique

Publié par le 20 septembre 2014

Fuite au Mexique

Félix avait bien résumé l’affaire : on s’était fait baiser.
En beauté.

Loum était un voleur et un assassin, une brute stupide, avec pour seul don celui de bien cogner sur les gens. Mais c’était un ami.
Un pote dont on avait du abandonner la dépouille percée de balles sur le goudron d’un carrefour de Miami.

Et puis Carlo.
Notre chef.
Celui qui avait été mon professeur d’aventure.
L’homme qui nous avait tous entraînés dans cette folle vengeance pour honorer un serment prononcé des années plus tôt.
Le chevalier qui pensait qu’on devait vivre suivant ses rêves et ses folies.
Il était mort.
Abattu comme un soldat sacrifié dans un combat perdu d’avance.

Sous les ordres de Félix, Karzan fonça, tournant à droite, à gauche, à droite encore, histoire d’échapper à d’éventuels poursuivants.
Sur le parking d’une résidence, alors qu’au loin, sur le lieu de la fusillade, hululaient les sirènes de police, Karzan, aussi bon voleur de voiture que mécano, piqua un gros break de père de famille.

On abandonna la Subaru criblée d’impacts de balles.
Et on transporta Carlo à trois pour le coucher sur la banquette arrière du break.
On eut un mal de chien. Il pesait une tonne.
Il n’était pas tout à fait mort. Des tressautements nerveux agitaient encore sa carcasse.

Tandis qu’on s’échinait à le passer d’une voiture à l’autre, Félix pleurait. Des grosses larmes qui coulaient sur son visage impassible, qu’il ne cherchait même pas à essuyer.

On roula vers l’ouest, quittant les zones urbaines pour nous enfoncer dans la cambrousse.
Pendant des heures, on traversa des orangeraies, avant d’arriver dans un coin marécageux, un genre de bayou avec des arbres aux pieds dans l’eau et des massifs de roseaux géants.

C’est là qu’on se délesta du corps de Carlo.
On le laissa glisser dans une mare couverte de lentilles d’eau. Peut-être que les caïmans l’ont bouffé. Il aurait trouvé que c’était une belle sépulture.

Dans notre métier, c’est rare d’avoir droit à des obsèques de bourgeois avec cérémonie, dames en noir et caisse de bois verni.
Quand on s’engage sur les chemins de l’aventure, on sait qu’on s’est probablement acheté un ticket pour un décès brusque, sûrement prématuré, tout aussi sûrement douloureux et terrifiant.
A croire que c’est ça qu’on cherche, pas vrai ?
Empoisonné au fond d’une case… Emporté par des fièvres dans un trou de jungle… Déchiqueté sur les dents de roche d’un précipice… Ou bien abattu d’une balle tirée par un sbire.
Des morts de bêtes errantes.
On pourrait même en faire un proverbe pour les pages roses des dictionnaires : mon gars, si tu vis comme un chien, tu crèveras comme un clebs !

Mais croyez-moi : le visage douloureux, blafard, peint de pur désespoir de Félix au moment où le corps de son frère d’aventure disparut sous les lentilles d’eau dans l’eau noire du marécage valait tous les hommages hypocrites, tous les pleurs solennels au pied des tombes, tous les sermons de curé.

On n’avait pas le temps de chialer. On avait sans doute toute la flicaille de Floride au cul et peut-être les troupes de Vanda, désireuse d’achever le travail et de se débarrasser à jamais de nous.
Il fallait fuir.
Avant d’abandonner notre pote dans son trou d’eau, on lui avait fait les poches. Il lui restait un peu moins de deux mille dollars. Félix en avait un peu plus de mille, Karsan et moi dans les cinq cents chacun.
Soit en tout le minimum pour une cavale en règle.

Heureusement pour nous, la poisse qui avait régné sur toute cette expédition foireuse semblait avoir disparu avec Carlo.

La chance s’était remise de notre côté.

Elle se personnifia, alors qu’on errait sur les routes paumées de la baie d’Appalachee en direction de la Louisiane, sous la forme improbable d’un type nommé Mike. Un grand gaillard cajun d’une soixantaine d’années, barbu et chevelu, aussi tatoué qu’une bible ancienne, amputé du bras gauche qu’il avait laissé au Vietnam.
Il tenait une sorte de motel constitué de plusieurs bungalows miteux, aux allures de cabanes, en plein bayou, fréquenté par des passionnés de la pêche au bass.
En même temps que son bras, dans la Plaine des Joncs, Mike avait laissé son respect pour la loi et l’autorité.
Quand on se présenta à sa porte, il remarqua tout de suite nos blessures, à Félix et à moi, bien qu’on tentât de les dissimuler et sa réaction fut de se fendre d’un grand sourire auquel manquaient plusieurs dents et de nous lancer, dans ce français inimitable des Cajuns :
— Mazette de bigorne, vous v’là ben dans l’trouble, vous autres gars !

Sa femme vietnamienne, Sung, était infirmière à l’hôpital de Saïgon où il avait été traité.
Ce fut elle qui, après être allée acheter du matériel médical à Talahasee, la ville proche, banda mes plaies, d’ailleurs bénignes, et amputa Félix du bout d’orteil qui lui restait et qui commençait à gangréner.

On resta chez Mike et Sung une dizaine de jours, bouffant des ragoûts de poissons et des tartes aux airelles et parlant des coins d’Asie du Sud-est qu’on connaissait.
Au moment de notre départ, quand Félix lui tendit une liasse de billets, Mike la repoussa de son unique main en gueulant :
— Nom d’un christ, m’faites point offense, vous autres !
Ouais, on peut le dire : la chance prend parfois une drôle de dégaine.

On reprit la fuite.
Pensacola. Bâton-Rouge. Houston…
Toutes les douze heures environ, on larguait notre voiture sur un parking. Karzan nous en volait une autre.

On était silencieux. Sombres. Méchants.

On passa la frontière du Mexique sans problème, à Laredo.
On était sauvés.
Eclopés. Epuisés. L’âme en noir. Mais sauvés.

A Monterey, on abandonna notre dernière bagnole et on prit l’avion pour Mexico.

Quelques mois seulement s’étaient écoulés depuis que Carlo et Félix œuvraient dans le trafic d’armes avec les gangs. Félix avait conservé beaucoup de contacts. Grace à lui, en une poignée de jours, nos problèmes matériels furent réglés.

Lui-même, que, dans les milieux maffieux mexicains, on surnommait « El Rubio » (le blond) s’engagea comme soldat dans l’armée d’un trafiquant connu sous le nom de « Pepe » Rodriguez.
Je crois que certains flics et certains membres des bandes rivales de « Pepe » payèrent au prix fort sa rage et son chagrin d’avoir perdu Carlo…

Karzan nous quitta.
Une guerre venait d’éclater en Irak. Au nord du pays s’était constitué un territoire kurde indépendant. Il voulait participer à cette aventure.
J’appris plus tard, par je ne sais plus quel canal, qu’il avait monté là-bas une sorte d’organisation humanitaire proche de la Croix-Rouge.
Il faut dire qu’en guise de dernier cadeau, Félix lui avait fourni un passeport suisse, dérobé à un touriste helvète et maquillé dans les règles de l’art.
On se quitta un soir, vers minuit, à l’aéroport international de Mexico.
— Félix.
— Karzan.
— Haig.
— Karzan.

A moi échut, par l’intermédiaire de Félix et de « Pepe » Rodriguez, la gérance d’un petit bar-hôtel à touristes sur une plage de la région de Tampico.

J’y passai presque six mois.
J’ai toujours eu un faible pour la bouteille, mais, durant ces six mois-là, je ne dessoulai pratiquement pas.
Je commençais la journée par un grand verre de jus de citron vert et de téquila, et je continuais.
Les clients m’aimaient bien car le soir, dans ma générosité d’ivrogne, j’offrais des tournées générales à tout propos.

Mais j’avais beau être saoul, je gardais au fond de ma tête les images du cadavre de Loum dans sa mare de sang.
Celles du corps de Carlo s’enfonçant sous les lentilles vertes du marécage.
Et aussi, je ne sais pas bien pourquoi, celle du visage de cette fille blonde qui avait jailli de la voiture, mains en l’air.
– No, please, no !

Une pauvre petite pute échappée d’on ne sait quel bled d’Europe orientale.
Une petite fille que Vanda avait sacrifiée.
Sans scrupules, comme à son habitude.

Vanda…
Sale garce !
On n’en avait pas encore fini, toi et moi, pas vrai ?

(A suivre)

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