browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Episode 21 : Le fou des pierres

Publié par le 25 octobre 2014

Je partis vers l’Est, par une route qui suivait un fond de vallée, longeant une rivière.

A chier, la route. Crevée. Défoncée. Parfois barrée par des éboulis.
Des ponts de vieilles pierres renforcés par des plaques de ferraille rouillée.
De loin en loin, des bâtiments de ciment à la laideur carrée, à l’utilité mystérieuse : péages ? postes militaires ?…
Et puis des nappes de ces bon dieu de bunkers à toits en dômes, bâtis pour une guerre qui n’existerait jamais.

Des deux côtés s’élevaient de hauts monts, tour à tour pelés ou couverts de pins bleutés. Parfois s’y dressait la ruine d’une vieille tour au sommet édenté, à l’étrange beauté sauvage, évocatrice de temps anciens. De guerriers en armures. D’invasions barbares.
Mais, accroché de toutes mes forces au guidon de mon Ural, négociant sans une minute de répit bosses et crevasses, le nez planté dans la poussière de la route, j’avais trop à faire pour m’extasier sur les charmes des hauteurs.

Je ne croisais pratiquement personne.
De rares camions, des bahuts militaires hors d’âge, le hayon chargé d’une montagne de caisses et de ballots – le genre de véhicules que je ne pensais jamais observer ailleurs que dans les fonds d’Afrique.
Et une fois un autocar surgit des années trente, les pneus lisses comme des paumes, les flancs rapiécés de rustines de tôle.

Je fis halte dans une petite ville nommée Pukë.
L’hôtel était un de ces bâtiments communistes carrés et gris. Je dînai au milieu d’une grande pièce vide décorée d’immenses photos retouchées d’Enver Hodja et de ceux qui lui avaient succédé. Pauvre pitance faite de chou bouilli, d’un bout d’une sorte de radis filandreux au goût très fort et d’une farce de mouton mal cuit.

Le lendemain, même rigolade.
En milieu de journée, je fis une pause au milieu d’un vieux pont, au-dessus de la rivière à cet endroit bondissante.
Alors que j’ouvrais une boite de sardines avec difficulté, les mains agitées de tremblements, les muscles des bras proches de la crampe, fatigués par l’effort constant que demandait le pilotage de l’Ural, j’entendis des aboiements de chiens.
C’était, au-dessus de moi, à une centaine de mètres, ceux d’un chevrier qui menait un petit troupeau à flanc de montagnes.
Je hélai le type, coiffé d’un chapeau rond de feutre rouge, à la turque. Mais, au lieu de me répondre il se mit à presser ses chèvres sous le couvert d’un bosquet et disparut.

En fin d’après-midi, j’arrivai à Jiballë, à peine une ville, un bourg qui n’avait rien à envier en laideur et en tristesse à Pukë.
Pour moi, c’était la fin du monde connu.
La dernière indication que j’avais pu obtenir de Beni, le patron du café Kurajo, à Bari :
– Il paraît que ta copine, elle s’est acheté une vieille citadelle, un nid d’aigle dans les montagnes pas très loin d’un bled appelé Jiballë, dans le district de Kukës, à l’Est, vers la frontière du Kosovo…

L’hôtel était le jumeau de celui de la veille, en plus petit. Les murs de la salle de restaurant portaient les mêmes portraits des dirigeants. Le ragoût était tout aussi dégueulasse.
Cette fois, je me livrai à ce douteux festin sous le regard d’une tablée de militaires en uniformes mal coupés qui se bourraient la gueule à une table voisine.
Je leur adressai un salut de la tête à mon arrivée. Aucun d’eux ne daigna répondre.
Ils m’ignorèrent pendant tout le repas, à l’exception du plus jeune, un gamin aux oreilles pliées par une casquette trop grande, qui coulait parfois vers moi un regard plein de curiosité, affligé d’un sérieux strabisme.

Putain de pays !
Putain de peuple malade !
Que foutais-je donc dans ce bled sinistre, moi qui aurais pu, à cette minute même, reposer contre les nichons enchantés de la belle Aynur ?

Le lendemain matin, à la sortie du bourg, je trouvai une piste crayeuse, assez large, qui partait vers le nord, grimpant à l’assaut de la montagne.
Je m’y engageai.
La pente était raide, mais l’Ural la mangeait sans problème, ronronnant, tressautant parfois sur des gros blocs de calcaire.
Je grimpais rapidement. Cinq, six cents mètres.
Dépassais plusieurs bidons rouillés, une fois une jante large d’engin de chantier, preuves que cette espèce de route avait été creusée à dessein et utilisée à une activité quelconque.
Bientôt, je m’engageai dans un défilé entre deux parois verticales, hautes comme des maisons, dont certains passages avaient été taillés à l’explosif et à coups de pioches.
Ça filait plein nord. Je compris que je quittais la vallée que j’avais suivie les deux jours précédents.
Au bout d’environ trois bornes, j’émergeai de cette espèce de canyon. La route se remit à grimper, sinuant en épingles à cheveux successives, à l’assaut d’un sommet hérissé de sapins qui m’interdisait toute autre vue.
D’autres fûts crevés. Des pièces de mécaniques abandonnées, rouges de rouille…

Arrivé au sommet, je compris enfin la raison d’être de cette piste. A mes pieds, au lieu de la vallée que j’attendais, s’ouvrait une gigantesque excavation en demi-cercle, à la paroi blanche verticale, comme si un coup de burin géant avait emporté un morceau de montagne.
Une carrière.
Au fond, un vaste terre-plein de roche nue et de poussière, avec le matériel habituel de ce genre d’exploitation. Un pont élévateur. Des bennes. Des wagonnets sur des rails. Une grue à flèche, également sur rails. Un camion échoué sur ses jantes nues.
Tout ça rouillé. Tordu. Abandonné. Visiblement inemployé depuis longtemps.

Il y avait aussi trois bâtiments de tôle, avec, au toit de l’un deux un tuyau de cheminée qui fumait.
Et, devant, la silhouette d’un homme qui m’adressait de grands signes, les deux bras levés.
La route plongeait, abrupte, vers ce fond de cratère.
J’enclenchai la première et m’y engageai.

C’était un vieux type très maigre, voûté, au geste tremblant. Il était à peu près chauve, mais son menton et ses joues disparaissaient sous une barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine, lui donnant un air bizarre de vieux magicien.
Il portait une combinaison de travail grise dont les jambes s’enfonçaient dans des bottes de caoutchouc fendillées et recousues de gros fil noir.
Arrivé devant lui, je coupai le contact de l’Ural.
Il m’apostropha en shqiptar.
– Je ne suis pas albanais, fis-je.
– Français ? me demanda-t-il en retour.
– Oui.
Le vieillard fit alors la chose la plus surprenante qui soit. Il leva un doigt tremblotant au ciel et, d’une voix forte qui rebondissait en échos, déclama :
– Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage prennent des albatros, vastes oiseaux des mers qui suivent, indolents compagnons de voyage, le navire glissant sur les gouffres amers…
Il sourit.
– Je suppose que vous reconnaissez ce bon vieux Charles Baudelaire, mon respecté confrère !
– Poète, hein ?
– L’un des meilleurs, fit-il, tentant de redresser son dos bossu.
Il montra le vaste demi-cercle de la carrière, ajouta :
– Victor Hugo avait Jersey. Je n’ai que cette carrière. Bienvenue dans mon exil de pierre, cher monsieur !
Et conclut en me tendant sa main maigre agitée par le Parkinson :
– Je suis Yusuf Piroçi.
– Haig.

Il était affamé, le poète. A voir comment il se jeta sur mes sardines et mon corned-beef, après qu’il m’eût invité dans sa maison de fer.
Vide, la baraque. Un lit de toile militaire dans un coin. Un vieux fût d’essence bricolé en guise de poêle. Une grosse caisse en guise de table. Des caisses plus petites en guise de tabourets.

J’interrogeai :
– Il y a longtemps que vous êtes là ?
– Trente-huit ans. La carrière a fonctionné jusqu’en 1989. On extrayait des pierres de construction que le ministère de l’industrie vendait en secret à la Yougoslavie. Il y a eu jusqu’à cent ouvriers. Tout le monde est parti en 1992.
Il cligna de l’œil en ricanant :
– Bon débarras !
– Vous mangez quoi ?
Il me désigna d’une cuillère tremblante un sac de jute dans un coin.
– Le commandant militaire de Jiballë est un de mes anciens élèves. Tous les mois, il me fait envoyer un sac de haricots. Pour le reste, j’ai la montagne. Il y a des plantes, des herbes, des fruits… La nature est généreuse pour qui sait l’aimer !

Je regardai autour de moi. Hormis le sac de fayots, il n’y avait rien de comestible dans cette cambuse. Ni cageots de fruits, ni herbes pendues pour sécher.
Rien.
A l’évidence, le vieux poète se nourrissait plus souvent de haricots à la sauce aux cailloux que d’airelles sauvages…

J’offris le café. Pendant que nous le buvions, il me raconta ce qui lui était arrivé.
Yusuf Piroçi avait été un héros de la résistance contre les nazis. Quand Enver Hodja avait pris le pouvoir, il était devenu professeur de lettres et poète, inscrit à la Ligue des Ecrivains, l’organisme qui garantissait aux gens de plume argent et privilèges, pourvu qu’ils chantassent les louanges du régime.
A la fin des années cinquante, alors qu’une politique agricole absurde avait causé une terrible famine, Yusuf avait sévèrement déconné. Il avait écrit un poème dans lequel il comparait Hodja au « Karageuz », une marionnette du folklore grec, un personnage stupide, ridicule, grotesque, que sa bêtise fourre toujours dans des situations inextricables.
Résultat : il avait été condamné à mort. Son épouse avait été envoyée dans un bagne de Labbria, la province du sud, où elle était morte quelques années plus tard.
Sa petite fille âgée de trois ans avait été confiée à un couple sans enfants dont le mari était un « Segurimi », un membre de la police politique.
Par un de ses rares gestes charitables, le tyran avait commué la peine de mort du poète en réclusion à vie dans cette carrière où, des décennies durant, il avait été passé à tabac, violé et humilié à peu près chaque jour.

Je le regardai plus attentivement.
Son nez écrasé et dévié, comme celui d’un boxeur. Ses sourcils clairsemés, poussant sur des arcades marquées de coups. Des cicatrices sur ses pommettes et aux coins de sa bouche…
Ouais, il avait morflé, le poète.

– Pourquoi vous ne partez pas ? demandai-je.
Il haussa ses épaules d’oiseau.
– Nulle part où aller… Et puis, ce n’est pas si mal, ici, à part les lutins.
– Les lutins ?
Il coula des regards de droite à gauche, comme un homme qui se sent épié, et chuchota :
– Il y a des nains qui sortent de la forêt, la nuit. Ils font des rapports sur mon attitude qu’ils envoient avec un émetteur secret à un satellite soviétique qui informe le gouvernement. Si je me conduis mal ou si j’essaie de m’enfuir, ils ont des relations secrètes avec le gouvernement américain qui enverra un avion bombardier détruire la carrière et moi avec !

Sa main sèche se ferma sur mon avant-bras. Ses yeux égarés cherchèrent les miens.
– Vous qui connaissez le monde, vous savez que je ne suis pas fou, n’est-ce pas ? Vous me croyez, hein ?
J’essayai de ne pas soupirer trop fort.
– Bien-sûr, je vous crois, Yusuf…

Je lui donnai la quasi-totalité de mes boîtes de sardines et de légumes. Puis je repris ma route, le cœur écorché de pitié.

(A suivre)

Laisser un commentaire