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Episode 03: Retrouvailles de brigands

Publié par le 21 juin 2014

Retrouvailles de brigands

  

Le soleil se couchait quand je déboulai au village.
Dans le port, les petits bateaux de pêche dansottaient, remplis ras la gueule de casiers, de filets et de bouées multicolores. A l’extrémité sud, le long de la digue neuve en béton gris, les équipages de deux grands chalutiers industriels se préparaient pour leur ratissage nocturne.

Le Redhead Mermaid, seul pub du coin, face au quai, se signale par un gros fanal de pêche à la lumière jaune vissé à côté de la porte.
J’entrai.
La clientèle habituelle du soir occupait la salle : une quinzaine de types plutôt vieux, pas trop prospères, un tiers paysans, un tiers marins, un tiers pochtrons.
Le patron, Julien, me gratifia d’un infime mouvement de sourcils.
Pas chaleureux, l’accueil. Pas aimable. A peine poli.
Ce gars, c’est un Français de Bretagne. Un cuistot qui a épousé la fille du patron et pris la succession. Bien qu’on partage la même langue, celle de Molière et Tartempion, on ne se trouve pas sympathiques.
A rebours de l’image traditionnelle du barman irlandais, jovial, braillard et bagarreur, ce Brestois-là est un taiseux pas souriant, maniaque de l’ordre et de la propreté.
L’état de son bistrot en témoigne : si net, javellisé et encaustiqué que ses pauvres hères de clients en paraissent encore plus crapoteux qu’ils ne le sont.
En plus, c’est un champion de l’honnêteté. De l’honorabilité. Un vrai petit père la morale.
Alors, le refus évident des contraintes qui préside à mon existence, mes rares séjours, mes longues absences et le mystère que constituent les provenances de mon pognon le défrisent.
Mais comme je lui pisse gaiement à la raie, je lui adressai un grand sourire de bon voisin.
— Salut, paisan !
— Hmpf… s’lut.
— Paraît qu’y a des gens pour moi ?
Il me désigna d’un mouvement très sec du menton le fond de la salle et une sorte d’alcôve qui s’y trouve, isolée du reste de la salle par une cloison de solives.

Je les trouvai là.
Carlo. Le sombre. Le colosse. L’homme à la tête de capitaine pirate.
Félix. Le blond. Le taurillon.
Tous deux dans la même posture : la tête haute ; les moustaches agressives ; la poitrine offerte, comme attendant la mitraille ; les jambes bottées, très écartées ; les avant-bras droits sur la tables, mains à plat ; les poings gauches sur les genoux.
Sur la table, deux pintes de bière brune et un cendrier où fumaient deux cigares.
Je tirai une chaise. M’installai.
— Carlo, saluai-je.
— Haig, répondit-il.
— Félix, repris-je.
— Haig, fit celui-ci.

Dans notre confrérie spéciale des gens d’aventure, on ne pratique pas l’embrassade. Les émotions bruyantes. Les claques dans le dos et autres « t’as pas changé ! ».
Pas plus qu’on ne se lance dans les récits de nos douteux exploits respectifs.
A quoi bon ?
On a tous dans nos fonds de mémoire des informations qu’il vaut mieux pour nos peaux ne pas propager.
Des traces de sang au fond des paumes de nos mains.
Des remords au fond de nos sacs.

Carlo fit signe à l’autre tête de con de nous apporter trois pintes.
On attendit en silence d’être servis.
Puis j’évoquai le nom de la seule explication possible à leur présence en ces lieux :
— Vanda ?
— On l’a retrouvée, opina Carlo.
Je hochai lentement la tête. En fait, depuis que j’avais quitté ma maison, laissant le vieux Flint aux prises avec mon whisky, je subodorais la chose.
— Tu en es ? me lança Félix.
Je haussai les épaules.
— J’ai juré, non ?

Un homme doit tenir ses promesses, c’est sûr.
Mais cette brève déclaration allait me jeter dans de tels abîmes de souffrance et de peur qu’aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait de la prononcer…

J’emmenai Carlo et Félix chez moi.
Flint s’était effondré sur l’espèce de banc d’église qui me sert de divan.
A côté de lui, une pile de romans de Jules verne en édition Hetzel s’était effondrée.
Son pilon posé sur l’accoudoir pointait vers les poutres du plafond. Sa bouche était ouverte sur son absence de dents. Il empestait plus que jamais la poiscaille et l’alcool.

La bouteille était vide.

Pas grave, j’avais mes réserves.

Je sortis pour mes vieux amis un cruchon d’un whisky artisanal, une vraie gnôle distillée discrètement par un paysan du coin.
— Cet homme se trouvait au pub, observa Carlo.
— Oui, c’est lui qui m’a prévenu de votre présence.
— C’est ce qu’on a supposé en le voyant partir à toute vitesse, dit Félix.
Et Carlo ajouta :
— Ce genre d’individus ne quitte pas un bar en laissant une pinte au tiers pleine.
Il sourit :
— Sauf si, évidemment, il a un plan pour trouver mieux à boire ailleurs…

Ils avaient la même voix.
Grave. Calme. Exempte d’émotions.
Fermant les yeux, il aurait été difficile de deviner lequel des deux était en train de causer.
Effet bizarre : alors que leur allure et leurs gueules de frères de la côte laissait supposer qu’ils emploieraient une langue brutale, émaillée d’argot, de jurons et d’obscénités, c’était tout le contraire. Ne tombaient de leurs bouches que des phrases précises, claires, pensées d’avance, formulées dans un langage châtié.

On but.
Puis Félix tira de la poche intérieure de son blouson une pochette de photographies qu’il posa sur la table. Carlo posa sa grosse patte dessus.
— On a mis du temps à la trouver, dit-il. Pendant sept ans, aucune trace d’elle nulle part.
— Disparue, approuva Félix. On a pensé qu’elle s’était réfugiée en Union Soviétique.
— On en est presque sûrs, maintenant. Il est fort probable qu’elle ait vécu en Azerbaïdjan.
— Tu sais combien c’est difficile d’entrer dans ces coins contrôlés par les Russes…
J’opinai.
Je me souvenais : quand on était allés commettre nos mauvais coups chez les Tchouktches, en Sibérie orientale, il avait fallu toute l’habileté de Carlo et la complicité d’un capitaine de baleinier aussi japonais que corrompu pour nous faufiler sur le territoire en évitant les garde-côtes.
— Alors, demandai-je, elle est où, maintenant ?
— A Miami Beach, dit Carlo.
Et il poussa la pochette de photos vers moi.
Je l’ouvris.
Le premier cliché montrait la façade d’une discothèque, avec une enseigne au néon qui proclamait « Wendy’s ».
Le Wendy’s… Vanda.
— Une boite de nuit, murmurai-je.
— C’est sa façade, dit Carlo. Autrement, elle trafique de l’herbe, de la coke, fait du commerce avec les Cubains, fournit des putes…
— Elle a toujours su se débrouiller, notre chère Vanda, grinça Félix.
Elle figurait sur la deuxième photo, devant son établissement. Toujours la même belle blonde aux allures de mannequin, la chevelure gonflée, moulée dans une incroyable robe fourreau à paillettes.
Deux malabars aux cheveux ras l’encadraient, dans cette pose typique des gardes du corps, pattes écartées, les mains devant l’entrejambe.
— Des Russes ?
— Des Azéris, précisa Carlo. C’est pour ça qu’on pense qu’elle était en Azerbaïdjan. Ils sont six à travailler avec elle. Des vrais chiens de garde.
— Elle a toujours su s’entourer, pas vrai ? re-grinça Félix.

Une autre photographie montrait l’intérieur de la boite. Des spots. Une foule en train de danser. Du peuple à toutes les tables.
— Regarde au comptoir, m’indiqua Carlo.
Du doigt, il pointa trois individus plutôt petits, aux cheveux noirs et aux yeux bridés.
— Tu les reconnais ?
— Oui. Les branleurs.
— Gagné.
C’étaient trois Philippins, employés de la mine. Des petits maquereaux de Manille, réfugiés sur Mindanao à la suite d’on ne savait quelle embrouille. Ceux qui étaient si flemmards et tire-au-flanc qu’on les avait surnommés le « brelan de branleurs ».
— Ils l’ont aidé à faire sauter la mine, supposai-je tout haut.
— Probablement, approuva Carlo.
— On va se les faire aussi ? demandai-je.
— Ils sont condamnés, dit Carlo.
Félix salua cette dernière remarque d’un bref jappement de rire cruel.
— Regarde celui-là, me lança Carlo, tandis que je tirai du paquet la photo d’un gros type à la tignasse brune, en chemise hawaïenne bariolée, qui rigolait en brandissant deux doigts d’honneur à l’objectif.
— Baltimore ! m’exclamai-je. Il a encore grossi, l’animal.
— Il prend du poids chaque jour, rigola Félix.
— C’est lui, notre contact là-bas. Ça fait longtemps qu’il travaille sur Miami. Il connaît du monde…

Je fis défiler rapidement le reste des photos. Encore Vanda. D’autres Azéris à faces aimables de bouledogues. Les branleurs philippins…
— Bien, fis-je… Comment vous voulez faire ?
— D’abord, on va retrouver Boogie, déclara Carlo.
— Il paraît qu’il est en Afrique, avec Karzan, ajouta Félix.
— Ouais, confirmai-je. Je les ai vus tous les deux il y a trois ans. Ils étaient à Ségou.
— Bien, dit Carlo. Il ne manque plus que Loum. Celui-là, on n’a aucune idée d’où il peut se trouver.
Je rigolai.
— Votre problème est réglé, les gars. Moi, je sais où il est, le boxeur !

(A suivre)

 

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