J’avais repris mon existence d’aventurier en solo, traînant mes bottes autour du monde, en quête de trésors à dénicher, de pognon à prendre, de plaisirs à goûter et d’émotions à vivre.
Les années passèrent.
En 1992 eut lieu un évènement historique qui devait donner un tour inattendu à cette aventure que dans mon cœur je nomme « La Citadelle » : la dictature communiste d’Albanie fut renversée pour laisser place à un régime à peu près républicain et à peu près démocratique.
Curieux destin que celui de l’Albanie.
C’est un petit pays méditerranéen situé à une centaine de bornes de l’Italie, dans la plus courte largeur du détroit d’Otrente, avec l’Adriatique entre les deux.
Il est habité par un peuple particulier, descendant de guerriers primitifs appelés les Illyriens, hanté par un passé où se mêlent la violence guerrière, le respect du courage sans concessions et le goût du sang.
Dans leur langue, ils se nomment « « Shqiptar », ce qui signifie «les Aigles ».
Pendant des siècles, ils suivirent un code de lois patriarcal, extrêmement rigide, intitulé « le Kanoun », dont le chapitre le plus détaillé réglait dans les moindres détails les vengeances entre familles.
En gros, un clan qui se jugeait offensé par un autre avait le devoir, moyennant un impôt dit « le prix du sang », de liquider le premier héritier mâle de l’autre clan.
Ceci étant accompli, c’est l’autre clan qui devenait l’offensé et se mettait à son tour à traquer l’héritier mâle du premier clan.
Et quand c’était fait…
Des vendettas invraisemblables qui se poursuivaient pendant des générations.
Un copain me raconta un jour comment, dans son village d’origine, deux familles voisines s’entretuèrent jusqu’à une quasi extinction parce que, au début du 19ème siècle, l’âne d’un des patriarches avait lâché un pet malencontreux en passant devant l’autre patriarche…
Pendant la seconde guerre mondiale, les troupes d’Hitler tentèrent d’annexer le pays.
Mal leur en prît.
Les S.S eurent beau fusiller à tour de bras, violer femmes et enfants et décimer des villages entiers à coups de lance-flammes, ils durent repartir dans leur Germanie natale la queue entre les jambes, laissant pas mal de cadavres de leurs camarades sur les pierrailles d’Albanie.
Le dirigeant de cette résistance farouche d’entre les farouches était un certain Enver Hodja… qui profita de sa victoire pour prendre le pouvoir.
Et là, les « aigles » n’avaient pas fini de morfler.
Hodja fut le tyran le plus infâme d’Europe dans la deuxième moitié du 20ème siècle – Une région du monde et une époque qui pourtant ne manquèrent pas de grands mégalomanes furieux.
Sous sa botte d’enculé dément, l’Albanie devint une prison totalement hermétique. Personne ne pouvait en sortir et personne ne pouvait y entrer.
Les frontières étaient des rubans de barbelés larges comme des champs et hérissés de miradors. Ceux qui, désespérés, tentaient de fuir par la mer, étaient tirés à vue par une armée de garde-côtes équipés de vedettes qui patrouillaient jour et nuit.
A l’intérieur, la terreur régnait en maître.
Des militaires. Des flics par milliers. Une police politique aussi féroce que la gestapo, la « Segurimi », dont les membres torturaient et mettaient à mort quiconque s’aventurait à la moindre incartade.
Quand un type se révoltait, non seulement on lui réglait son compte, mais en plus on déportait sa femme, ses enfants et même ses copains. Et on rasait sa maison.
Si par malheur plusieurs habitants d’un village étaient jugés se trouver dans un état d’esprit qui déplaisait en haut-lieu, pas de problèmes : c’était le village entier qui y passait.
On en fusillait la moitié.
Foutait en prison l’autre moitié.
Broyait les baraques une à une au bulldozer, pour que plus personne, jamais, ne se souvienne qu’il y avait eu un jour un village à cet endroit.
Le pays se couvrit de bagnes dignes des camps de travail nazis. Un archipel de prisons disséminé à la surface de cette immense geôle qu’était devenu le pays.
Et pendant ce temps, le dictateur et la poignée d’hommes et de femmes qui lui avaient fait allégeance vivaient dans le confort d’un quartier ultra-protégé, le « Blok », au centre de Tirana, la capitale.
Caviar, vins fins, haute-couture… Un îlot de fêtes et de plaisirs entouré de murs, planté au milieu d’une mer d’esclaves.
Tout ça, je vous le rappelle, à guère plus de cent bornes, au plus étroit, de l’Italie.
Bon dieu, depuis la côte orientale de l’île de Corfou, un paradis du tourisme pendant six mois de l’année, on peut voir à l’œil nu la côte albanaise !
Et la folie du bonhomme ne s’arrêtait pas là.
Ayant coupé son peuple de tout contact avec le monde extérieur, il mit en place une propagande continuelle qui affirmait que les démocraties capitalistes pourries, furieusement jalouses de l’accomplissement marxiste –léniniste albanais, s’apprêtaient à envahir le pays.
Il fallait résister à cette agression imminente.
Alors il fît construire sur tout le territoire des milliers de bunkers de béton absurdes et couvrit des champs entiers de barres pointues, dans le but de transpercer les hordes de parachutistes qui, c’était certain, n’allaient pas tarder à s’abattre sur les Albanais.
Ce dangereux cinglé mourut de sa belle mort en 1985.
Pendant quelques années encore, ses complices arrivèrent à maintenir le régime en place, et enfin, en 1992, au bout de près de cinquante ans d’enfer, il s’écroula.
Alors, la liberté étant proclamée, les Albanais fuirent en masse cette terre où leurs grands pères, leurs pères et eux-mêmes en avaient tant bavé.
Eberlués, les ports du sud de l’Italie virent débarquer des vieux cargos, des bateaux de pêche dignes du tiers-monde, des barques et des radeaux de fortune, tous couverts de masses humaines.
Des dizaines de milliers de gens mal sapés, aux yeux fous d’affamés.
Après un demi-siècle de survie en cage, les « aigles » s’envolaient.
Dans le pays même, là où tout avait été interdit depuis si longtemps et où désormais tout était permis, un autre genre de folie s’installa.
Les plus rusés se mirent aux manettes et se lancèrent dans la forme la plus expéditive du capitalisme : le banditisme.
En quelques mois, l’Albanie devînt la plaque tournante de tous les trafics internationaux. Un sas idéalement placé pour faire pénétrer toutes les denrées clandestines en Europe.
L’opium, en premier. En liaison avec la mafia turque qui l’acheminait depuis les vallées d’Afghanistan.
Du haschich.
Les drogues d’Asie du Sud-est. Marijuana. Amphétamines. Héroïne …
Des gens.
Les baraquements qui avaient abrité les prisonniers politiques se remplirent d’Afghans et de réfugiés de toutes les guerres d’Afrique et d’Orient.
De femmes de toute l’Europe de l’Est contraintes par les mafias à aller faire la pute sur les trottoirs des grandes villes.
De Chinois en partance pour les ateliers de confection clandestins…
Des passeurs les transportaient à prix d’or en une poignée d’heures, la nuit, pour les lâcher sur les plages italiennes.
Seulement cent kilomètres là où le détroit d’Otrente se fait le plus mince, rappelez-vous.
Et puis tout ce qui pouvait se vendre.
Des armes venues des arsenaux d’Ukraine, destinées aux armées en guerre dans la Yougoslavie voisine.
Des métaux précieux ou industriels tombés des cargos dans les ports de Grèce, de Turquie et de Crimée.
Du matériel détourné des usines de montage d’Asie. Ordinateurs Téléphones portables. Télévisions. Lecteurs de musique et de films. Aspirateurs. Fours à micro-ondes. Grille-pains…
Des bagnoles volées en Allemagne.
De la viande avariée et dopée au phénol acheminée depuis les abattoirs de Pologne.
De l’alcool. Des produits de contrefaçon, parfums et fringues…
Le sud de l’Italie est depuis des siècles sous la coupe de la mafia calabraise, qu’on appelle aussi ‘Ndrangheta.
Que firent ses capos ?
Ils dirent : « Ah non, messieurs les Albanais, tout ça n’est pas raisonnable… » ?
Tu parles !
Ils se frottèrent les mains devant cette manne, oui, et ils mirent à disposition de ces nouveaux trafics leur logistique, leurs camions et leur main d’œuvre.
Les villes portuaires de Bari, Brindisi, Otrente et tous les petits ports du sud italien se muèrent en un énorme marché clandestin.
Ces messieurs les mafiosi regrettèrent assez vite leur choix.
Ils avaient cru se payer des hommes de main à prix discount, une nouvelle main d’œuvre, d’autant plus docile qu’elle était affamée et sans autre ressources.
C’était une erreur d’appréciation.
Grave, l’erreur. Profonde. Pour certains définitive.
Les règles d’honneur, la hiérarchie, le respect du aux capos et autres folklores maffieux, les « aigles » n’en avaient rien à battre.
Ils voulaient leur part du gâteau, qu’elle soit grosse et que ce soit tout de suite.
Ça fit du cadavre.
Les mafias avaient voulu du sang neuf. C’est le vieux sang qui coula. Par litres.
Sans attendre, usant d’une violence terrorisante, même pour les bandits d’Europe et d’Amérique, les pirates albanais poursuivirent leur razzia sur le banditisme occidental.
Armes. Putains. Dope…
Ils se placèrent à toute vitesse dans tous les secteurs de l’industrie de l’illégalité.
Quelques mois seulement après la proclamation de la république à Tirana, on vit apparaître dans les gazettes l’expression « mafia albanaise ».
Au détriment, soit dit en passant, de la réputation de la grande majorité des immigrants.
Ces gens, pour la plupart, n’étaient coupables que de fuir la misère, un pays qu’ils en étaient venus à haïr et qui, de toutes façons, n’offrait aucun avenir.
Leur seul désir était de trouver un boulot, toucher un salaire mensuel et commencer à vivre.
Pendant ce temps, attirés par le puissant remugle de pognon qui s’était mis à émaner de la côte sud adriatique de l’Italie, des centaines de chacals affluèrent de toute l’Europe.
Un petit peuple de trafiquants en tous genres, de bandits indépendants, d’aventuriers et d’hommes d’affaires « parallèles », tous désireux de se forger une petite combine personnelle au sein de ce maelstrom de business.
Vous vous demandez peut-être comment je sais tout ça ?
Parce que j’en étais, pardi !
(A suivre)