browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Episode 26 : Le plan de Baltimore

Publié par le 29 novembre 2014

C’était bien Baltimore.

Encore plus gros qu’il ne l’était la dernière fois que je l’avais vu, à Miami.
Une montagne de graisse. Son ventre, une masse informe qui le précédait d’un bon mètre. Ses bras comme mes cuisses. Ses cuisses comme mon torse.
Sa crinière noire hirsute et sa barbe d’ogre désormais parcourues de fils blancs.
Ses yeux extraordinaires, noirs comme des gouffres, au fond desquels dansaient des lueurs de meurtre et de folie.

Il émanait de lui une puanteur particulière, faite de sueur et d’une odeur indéfinissable, vaguement pourrie, comme du gibier faisandé.
De toute son énorme personne se dégageait on ne savait quoi de définitivement corrompu.
Sale.
Inhumain.
Terrorisant.
Même le treillis noir impeccable – l’uniforme des « soldats » de la citadelle – ne parvenait pas à lui donner l’air propre.

Dehors, devant la maison, retentirent des bruits de moteurs, des coups de frein en dérapage, des claquements de portières

Il  me palpa. Ne tarda pas à trouver le petit Tokarev glissé dans ma ceinture. S’en empara.
– Ts, ts, ts… Qu’est-ce que comptais faire avec ça, petit Haig, mon pauvre abruti de schlemiel, hein ?
C’était « schlemiel » (idiot), come il le disait, mais je ne pus m’empêcher de lui rétorquer :
– T’en mettre une dans le cul, Baltimore !
Il éclata d’un grand rire, tête renversée, bouche ouverte, comme si je venais de lui sortir la meilleure des blagues.
– Quel dommage ! Hell, moi qui adore ça !… Allez, amène-toi, pauvre schmuck !

Le canon de son flingue dans mes reins, sa grosse patte refermée sur ma nuque, il me porta littéralement jusqu’au seuil.

A l’extérieur, on m’attendait.
Il y avait là, dans le crépuscule naissant, la bande des villageois qui m’avaient accueilli de si aimable manière. Merkur, mon geôlier, son fils, les autre trognes de bandits turcs.

Derrière, nonchalamment appuyé contre son 4×4, bras croisés, en treillis noir se tenait le chauve qui était venu me menacer.
Plus loin, en contrebas, un autre 4×4. A côté, deux autres soldats en noir. Blonds. Très jeunes.

Le chauve se décolla de la carrosserie et s’avança vers moi tout en commençant à déboucler la matraque qu’il portait à la ceinture.
Baltimore l’arrêta, pointant l’index vers lui, lui criant quelque-chose en russe.
Du genre : « pas touche, il est à moi ! », compris-je.
Le chauve leva les deux mains, « okay, okay… », cracha un jet de salive qui atterrit à mes pieds et se détourna, un sourire goguenard aux lèvres.

Je remarquai alors que l’uniforme de Baltimore portait des barrettes argentées aux épaulettes, comme un officier.
Ces cons-là se donnaient même des grades !
Ils se prenaient vraiment pour une armée…
Une légion de salopards et d’enfoirés, oui !

J’avais encore l’appareil photo pendant sur ma poitrine, avec son gros téléobjectif vissé dessus.
Baltimore me l’ôta, m’arrachant à moitié l’oreille avec la courroie au passage, et le lança à Merkur.
Celui-ci le réceptionna. Pour la première fois, je le vis sourire, dévoilant des longues dents jaunes mal plantées.
– Faut bien que tu payes ton fuckin’ loyer, Bia-ozi !
Merkur adressa une phrase en albanais à ses hommes en brandissant le Leïca au-dessus de sa tête.
Toute la petite troupe éclata de rire.
Décidément, c’était ma fête.
La saint-Haig. Connue aussi sous le nom de saint-Corniaud !

Baltimore m’entraîna vers la voiture devant laquelle étaient campés les deux jeunes soldats.
Jumeaux, les types. Des vrais. Semblables en tout point. Seule différence entre eux, l’un avait une longue mèche de cheveux qui lui tombait sur le front.
A part ça, la même teinte de poils, blonde, presque blanche. Des traits délicats de fille. Un teint pâle de porcelaine. Des lèvres rouge sang. Des yeux très clairs, d’un bleu presque gris, dont était absente toute humanité.
Froids comme la mort.
On les aurait cru surgis d’une affiche de propagande nazie dans l’Allemagne des années trente.
Des tueurs, assurément.
Un duo de vipères.

Baltimore me fit monter à l’arrière, avec lui. Les deux serpents blonds devant. Avant de grimper à bord, il balança une main aux fesses de celui qui portait la mèche.
Qui réagit par un tortillement salace et un sourire de pute.

On roula un moment dans l’obscurité grandissante. On ne tarda pas à quitter la route principale pour prendre un chemin caillouteux sur la droite. Je compris que nous contournions la colline qui supportait la citadelle pour gagner le versant opposé à celui que je connaissais.
Les phares creusaient un paysage de rocailles sèches, sans arbres.
On stoppa devant une ouverture au flanc de la montagne.
Rectangulaire, l’ouverture. Etayée par des poutres de bois. Noire comme l’entrée de l’enfer.
A voir cette bouche ouverte dans la roche, une vague d’angoisse me submergea.
Etait-ce dans ce trou que Baltimore projetait de se débarrasser de moi. ?
Etait-ce là la fin du voyage ?

Baltimore éclata d’un rire graillonneux.
– Tu penses que je vais te tuer, hein ?
Il lança aux deux gamins, devant :
– Il croit que je vais le tuer !
Les jumeaux ricanèrent. Des gloussements aigus, comme des cris de chiots. Celui qui ne portait pas de mèche, sur le siège passager, pointa l’index sur moi et mima le geste de tirer.
Baltimore leva haut les deux battoirs qui lui servaient de mains en criant :
– Meshugener ! Pourquoi je ferais ça ? Tu es mon fuckin’ copain, petit-Haig. Je t’aime bien, moi ! Tu as vu comment je t’ai tiré des pattes de Serguev, le grand chauve ? Celui-là t’aurait tué. C’est un vrai gou-zaï-zi. Un fils de chienne. Un pervers. Un sadique !…

Il s’esclaffa encore un moment, puis me désigna l’ouverture dans la paroi.
– Tu vois ça, petit-Haig ? C’est l’ouverture d’une mine de cuivre. Ce sont les Turcs qui l’ont creusée, il y a des siècles. Il y avait des centaines d’ouvriers qui vivaient ici. Le château, là-haut, c’étaient pour les soldats qui protégeaient la mine. Tous les mois, un convoi de mules partait pour Istanbul, verser tout le cuivre dans les poches de Soliman le putain de magnifique !
– Et alors ? demandai-je.
– Et alors cette montagne est truffée de couloirs. Plus de trous que dans un fromage de ces Si-pi-yan de Suisses !
– Et ?
– Et l’un de ces couloirs monte jusqu’au château, là-haut, et à une porte que je connais. Alors je vais te la montrer et tu vas tuer Vanda pour moi. C’est bien ce que tu voulais, mon petit putznacher adoré ?

Il éclata d’un grand rire, abattit sa main sur ma cuisse et la serra.
– Tu veux venger tes amis et moi, je veux qu’elle meure. Tu vois bien qu’on est copains. Nos fuckin’ intérêts convergent !
– Pourquoi tu veux la tuer ?
Ce gros bouffon fourragea dans sa barbe et prit l’air d’un gamin pris les doigts dans le pot de confiture.
– Disons que… Voyons… Il y a eu certaines missions, à la fin desquelles je ne lui ai pas tout à fait remis l’argent… Un million ici… Un million là… Je suis un voleur, moi, je ne peux pas m’en empêcher… Mais elle s’en doute, la kurva ! Elle est rusée, maligne comme la peste ! Je suis dans son fuckin’ collimateur, je le sais !
Il donna à son regard l’expression d’une infinie tristesse.
– Il faut se rendre à l’évidence, hélas, c’est la fin d’une belle amitié, entre elle et moi…
– Pourquoi tu ne la tues pas toi-même ?
Il roula des yeux effarés.
– Ils sont cent cinquante trois, là-haut. Des Russes. Des Ukrainiens. Des Kazakhs. Des Albanais. Tous fidèles ! Ils l’adorent, cette grande putain ! Chacun de ces paskudnyak me couperait en morceaux s’il me soupçonnait d’avoir levé la main sur elle !
– Et après ?
– Après, tu repars par le même chemin…
Il désigna les jumeaux.
– … Et ces petits messieurs Vassili et Volodia que tu vois là t’emmènent à Skhodër. Ou au Kosovo. Ou bien où tu voudras.

Je réfléchis un instant.
C’était plausible.
Que Baltimore ait triché avec Vanda, je le croyais. Ça lui ressemblait.
Que ma présence en ces lieux – de loin la plus grosse idiotie de ma vie – lui fournisse l’occasion de se débarrasser d’elle, je pouvais le croire aussi.
Par contre, quand il prétendait me laisser filer…
Non… Là, je ne le croyais plus.
Il allait me coller une balle entre les deux yeux, vite fait bien fait.
C’était une mission suicide qu’il m’imposait.

– Si je refuse ?dis-je.
Il m’attrapa le nez du pouce et de l’index. Tordit. Je laissai échapper un gémissement de douleur. Les deux jumeaux éclatèrent de rire. Baltimore me souffla à l’oreille :
– Alors, je te tire une balle dans les couilles, une dans chaque genou, je t’ouvre le bide, je déroule tes tripes, je t’encule, je te pisse dessus et après, seulement après, je te tue, compris ?
Je hochai la tête.

Il me lâcha.
– Okay. On est d’accord, alors…
De la poche basse de son pantalon de treillis, il sortit mon Tokarev. Me le tendit. Puis écarta les deux mains, bide en avant, comme m’invitant à lui tirer dessus, si j’osais.
Les jumeaux gloussèrent.
Je soupirai et glissai mon flingue dans ma ceinture.

Ils descendirent tous les trois de la voiture.
Je les imitai.

Je n’avais pas vraiment le choix, pas vrai ?

(A suivre)

Laisser un commentaire