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Episode 24 : Arrivé au but

Publié par le 15 novembre 2014

Enfin, j’y étais.

Elle était là, devant moi, de l’autre côté d’une vallée tranchée par un torrent aux jaillissements blancs, parsemée de nappes de sapins presque noirs.

La citadelle.

Kristo, le géant qui m’avait mené jusque-là, accroupi à côté de moi, derrière trois mamelons de pierre moussue, me frappa l’épaule.
– Heug ?
Il désigna la citadelle, haussa les sourcils, interrogatif.
« C’est ça que tu cherchais ? », compris-je.
J’acquiesçai.
Il replia ses bras contre son large torse, hochant la tête en souriant.
« Alors c’est bien… »

C’était, perchée au sommet d’un pic, une sorte de château-fort médiéval. Une muraille en carré, dépouillée de toute ouverture, aveugle, surmontée d’un donjon intérieur planté dans le ciel.
Coiffé d’un dôme, le donjon. Mauresque.
Le tout d’une pierre grise qui se confondait avec la roche qu’elle surplombait.

S’en échappait une piste caillouteuse qui s’enroulait tout au long de la pente, et rejoignait, en bas, un village d’une douzaine de maisons flanquant le torrent.
Laides, les baraques. Rudimentaires. Comme dans le reste de ce foutu pays.
Et puis, évidemment, commençant à s’étendre à gauche du hameau et s’élevant un peu sur les contreforts du pic, une nappe de ces bon dieu de bunkers.

Il y avait des hommes qui déambulaient dans le village. Je ne pouvais pas en remarquer grand-chose, sinon qu’ils portaient tous une arme à la bretelle.

Tandis que j’observais le tout à travers ma paire de jumelles, la citadelle cracha une voiture. Un gros 4×4 noir aux vitres opaques, une bagnole de mafia incongrue dans de décor sauvage.
Elle dévala la piste jusqu’en bas, franchit le village et disparut sur une route perdue sous un bois de pins.
Je ne l’avais pas remarquée, la route. Observant plus attentivement, je me rendis compte qu’elle traversait tout le hameau d’un côté – vers l’Est, au vu de la position du soleil – et, de l’autre, longeait le pied du pic de la citadelle, puis les bunkers et filait le long de la rivière avant de disparaître entre les deux falaises d’une vallée escarpée.

Pas si isolée du monde que ça, donc, la citadelle de Vanda…

Je me tournai vers mon compagnon.
Vers personne, plutôt.

Kristo avait disparu.

Il s’était éclipsé dans le plus complet silence, comme la bête des bois rusée qu’il était.
Et il n’était pas le seul à avoir disparu.
Mon fusil Baïkal s’était envolé, lui aussi.
Ce salopard de yéti me l’avait chouravé !

Sans doute estimait-il que c’était un juste prix pour avoir sauvé ma peau, m’avoir hébergé et nourri trois semaines…
Ah, le sournois…
A au moins dix reprises, je le lui avais offert, ce putain de fusil ! A chaque fois, il avait refusé, brandissant les deux mains devant lui, paumes ouvertes, désignant sa vieille escopette avec une moue appréciative.
« Pas besoin de ton beau fusil, j’ai le mien, il est bon ».
Hypocrite, va !

J’éclatai de rire.
Bref, le rire. Une sorte de croassement. Un hoquet.
Partagé que j’étais entre l’envie de rigoler de sa malice. Sa façon d’attendre le dernier moment pour me dépouiller.
Et la tristesse qui m’envahissait à l’idée de son départ et de la certitude de ne plus jamais le revoir.

Soupirant, je me préparai à descendre au village.
Je n’allais pas rester là, perché sur ce bout de colline, à admirer ce foutu château-fort pendant cent sept ans, pas vrai ?

Je sortis le boîtier Leïca de mon havresac en toile de tente. Y ajustai le gros télé-objectif de plastique blanc. Me passai le tout en bandoulière.
Avec la paire de jumelles, c’était mon déguisement de photographe animalier. Mon alibi pour me trouver à crapahuter en ces lieux.
J’avais aussi, acheté à Bari, un petit guide en italien sur la faune et la flore des Balkans. Par miracle, je ne l’avais pas perdu lors de mon accident de side-car.
Je le glissai dans ma poche-arrière.

Enfin, je vérifiai soigneusement l’état et le chargement de mon Tokarev et le glissai dans ma ceinture, sur mon nombril, dissimulé sous les pans de ma chemise.
Puis, sur une impulsion, je le retirai, sortis les boîtes de balles de mon sac et cachai le tout sous une pierre, elle-même à l’abri d’un buisson. J’y joignis mon passeport.
Les types d’en bas étaient armés. Mon Baïkal aurait pu, à la rigueur, passer pour un outil de chasseur soucieux de survivre dans les montagnes. Le Tokarev était une arme d’assaut.
Mon instinct me disait qu’il valait mieux me présenter démuni de tout ce qui pouvait suggérer l’agressivité.
Un paisible photographe, quoi. L’innocent total…
Et la suite me prouva que j’avais raison.

Alors que j’entamai les premiers pas de ma descente, je fus envahi par le sentiment que connaître ce hameau au fond de sa vallée était la dernière chose au monde dont j’avais envie.
Tout mon instinct m’incitait à tourner les talons et me ré-enfoncer dans les montagnes.
Ou mieux encore, m’engager sur cette route qui filait vers l’Ouest entre ses deux falaises.
Cette petite route qui en rejoignait à coup sûr une autre, plus grande, qui elle-même débouchait sur une autre, et ainsi de suite, jusqu’à retrouver un endroit normal, plein de magasins, de parkings et de petits restaus sympas.
Un endroit où ne  règnerait ni violence, ni danger, ni trouille au cul.

Mais bon, hein… Va, petit soldat !
Je pressai le pas et me mis à dévaler la pente.

De près, le village était aussi sordide et triste qu’il le paraissait vu d’en haut : une jonchée de masures plus ou moins alignées des deux côtés de la maigre route qui traversait le hameau. Les unes accolées au pic de la citadelle qui les surplombait, tout là-haut. Les autres adossées à la rivière.
Tumultueuse, la rivière. Bouillonnante autour de blocs rocheux. Bruyante.
A son vacarme permanent se mêlait un autre, plus sourd mais aussi continu, que je n’identifiai pas tout de suite.

Un trio de femmes vêtues de noir, chaussées de gros brodequins, des fichus de couleurs vives noués sur la tête, s’affairaient dans un champ rocailleux.
Plus haut, un troupeau de chèvres maigres cherchait sa pitance parmi les cailloux gris.
En bas, dans un enclos un peu plus verdoyant que le reste, flanquant la rivière, un âne solitaire paissait.
Rien d’autre…

Ou plutôt si. Le plus important : un groupe d’une demi-douzaine d’hommes qui, m’ayant aperçu, s’étaient rassemblés et descendaient vers moi d’un pas lent, les épaules bien droites, les dos redressés en attitude de défi, les visages fermés.
Hostiles.

Je levai les deux mains, signe universel de demande de non-agression et criai :
– Si jë (salut) !
Pas de réponse.

L’homme qui était visiblement le chef, précédant la bande d’un pas, arriva devant moi.
Un type plutôt petit, mais trapu comme un bélier, au visage farouche barré de deux épaisses moustaches noires en crocs.
Il portait un large sarouel et une veste de cuir. Aux pieds, des chaussures aux pointes relevées à la turque. Sur la tête, un fez rouge planté de travers.
Derrière lui, certains autres portaient aussi des sarouels et des fez turcs, un habillement ancestral auquel se mêlaient des éléments militaires. Ici un baudrier à munitions. Là une paire de bottes de combat. Là encore une casquette à visière…

La brute en chef dégagea le fusil qu’il portait à l’épaule, en glissa la crosse dans la saignée de son coude, pas vraiment braqué sur moi mais pas plus complètement dirigé en l’air.
Il arma la culasse.
C’était un M 16 américain neuf. Une arme surprenante dans les mains de cette espèce de bandit des montagnes, auquel on aurait plutôt imaginé une « lampara », cet épais fusil à deux coups des Siciliens.
Derrière, ses hommes l’imitèrent dans un concert de claquements de métal.
Tous des fusils-mitrailleurs M 16.
Neufs, les flingues. Noirs. Luisants de graisse…

C’est seulement alors que je reconnus le ronronnement que j’avais perçu, doublant le fracas de la rivière.
Un générateur.
Je remarquai alors, courant au pied des baraques, des câbles électriques.
Des lampes neuves pendant au-dessus des seuils et des paraboles de télévision vissées au bord des toits.

Un peu plus loin derrière le troupeau de brigands, surgit d’un préau de ciment un pick-up de marque japonaise flambant neuf qui s’éloigna en cahotant sur la route. Il y avait des femmes en noir et en fichus de couleur et des enfants serrés dans le hayon.

A tous ces signes, je compris que la reine de la citadelle, là-haut, savait se montrer généreuse avec ceux qui habitaient au pied de son royaume.
Et, à nouveau, l’angoisse me serra le cœur.

Le chef me lança une phrase en albanais. Je n’en comprenais pas le sens, mais le ton était assez clair :
« Que diable viens-tu foutre par ici, étranger ? »
Je montrai mon Leïca. Le petit livre de photos d’animaux. Me désignai plusieurs fois la poitrine.
Les autres s’étaient approchés, curieux. Le bouquin passa de main en main. L’un d’eux vînt toucher mon téléobjectif, avec l’air de celui qui se demandait déjà comment il allait me le voler.

Le chef tira alors de la poche de sa veste de cuir un téléphone cellulaire. Je remarquai qu’il n’appuya que sur un bouton pour lancer son appel.
Un numéro enregistré.
Quand ça décrocha à l’autre bout, il se lança dans une conversation en russe à laquelle je ne compris que le mot « photo », répété plusieurs fois.
Puis il dit à plusieurs reprises :
– Da… Da… Da… (Oui… Oui… Oui…)

Ayant raccroché, il me fit signe de m’asseoir sur un banc de pierre accolé au mur de la plus proche des maisons.
J’obéis.

Et je restai là, surveillé par toute la bande, les fusils toujours armés, me demandant bien ce que me réservait la suite des évènements.

Rien de très bon, je subodorais…

(A suivre)

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