Au comptoir de l’hôtel du Gros-Colon sont assis messieurs Grandjaune (commerçant) et Labière (salarié expatrié); le serveur indigène en veste blanche se tient en faction devant eux ; en arrière-plan, un ventilateur de plafond tourne paresseusement.
Grandjaune :
(se curant les dents)
Quand j’entend certains pseudos intellectuels se gargariser à haute voix du contenu soi-disant artistique et encore plus soi-disant philosophique de films qu’ils qualifient de « cinéma engagé dans la vraie vie », un seul mot me vient aux lèvres : coupez !
Labière :
C’est comme moi. En ville, ils ont ouvert un nouveau magasin de location de DVDs. Ils ont un rayon de films érotiques, je ne vous dis que ça…
Grandjaune :
(contemplant un bout de viande au bout de son cure-dents)
Je pose la question : de retour du labeur, le prolétaire épuisé, le cadre d’entreprise harassé ou l’artisan débordé par ses traites à honorer ont-t-ils besoin de contempler des personnages aussi falots que livides, attablés à une terrasse de café à la mode devant des tasses de tisanes aux fleurs biologiques, échangeant des répliques absconses que séparent d’interminables silences qui, paraît-il, « font sens » ?
Labière :
(allumant un cigare)
Il y a même des petites productions locales. Ce sont des non-professionnelles qui jouent. Et bien, croyez-moi, ces petites amatrices ne sont peut-être pas aussi belles que les stars du genre, mais elles sont encore plus excitantes…
Grandjaune :
Sans compter que la contagion s’étend, telle une lèpre des plus virulentes, sur l’ensemble des pellicules ! Le policier jadis intraitable se pose des questions existentielles au cœur d’un appartement grisâtre ! Des chevaliers en armure discourent sur le sens de la vie ! Les familles bourgeoises aux échanges naguère cocasses s’interrogent sur leur dysfonction. Quant à nos sacro-saints cow-boys, ils se sodomisent dans la nuit montagnarde !
Les mâchoires serrées et le regard noir, il brise le cure-dents.
Labière :
(soufflant un nuage de fumée)
Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître mon aînée dans les bras d’un éphèbe indigène. J’étais hors de moi. Si sa mère n’avait pas figuré dans le même plan, elle m’aurait entendu, la petite garce !
Grandjaune :
(empoignant son verre avec une sombre détermination)
Il est nécessaire et urgent que les spectateurs s’organisent en tribunaux pour obliger les producteurs à inclure dans chaque long-métrage projeté dans nos salles un nombre obligatoire de poursuites de voitures, un quota de fusillades nanties de jets d’hémoglobine jouissive, une proportion juste de gendarmes stupides et un chiffre acceptable d’amants cachés dans les placards !
(Il vide son verre et frappe du poing sur le comptoir)
Redonnons ses ciseaux à la censure ! Et qu’elle s’en serve pour châtrer les emmerdeurs cinématographiques !
Labière :
(souriant, faisant signe au serveur)
Je me demande si je ne vais pas tourner mon propre film. Ça n’a pas l’air très compliqué. Et puis, j’ai plein de collègues qui mériteraient d’être actrices, au bureau…
(Après une révérence, le serveur remplit leurs verres)
2 Responses to Silence on tourne !