Est remarquable à plus d’un titre dans les cons-versations de l’Ami Olivier la métaphore intrinsèque existentielle toujours sous-jacente à l’apparente cocasserie – à l’évidence intra-caustique mais pourtant subtilement décalée – d’un propos consubstantiel et j’oserais dire subliminal dont l’anodinité en quelque sorte sous-désirante vient… Pardon ?… Vous dites ?… J’arrête mes conn… D’accord, je… Tout de suite ?… Okay… Je me t… Oui, je ferme ma g… Euh : bonne année à tous quand même… Oui oui silence… Silence tot… Okay…
Dans une salle aux murs et aux sols carrelés éclaboussés de sang écarlate se tient Roger, un clown au nez rouge et au sourire peint qui tient dans son poing droit un pistolet d’abattage pneumatique. Et là, on se dit que l’année démarre fort. Une porte à double battant s’ouvre dans un chuintement à la fois doux et inexorable. Un bœuf entre.
Roger (se dandinant comiquement) :
Saluuuuuut ! Comment qu’y va ? N’a fait n’un bon voyage ?
Le bœuf (un poil méfiant) :
Pas trop, non. Le chauffeur n’est pas très doux avec la mécanique, encore moins avec ses passagers.
Roger :
Ouiiiiiiii ! Un p’tit jeune. Il travaille depuis une semaine. C’est son troisième convoyage. Faut l’excuser.
Le bœuf :
On est où, là ? Et pour quoi faire ?
Roger :
Néoula ! Néoula !… Je n’en sais pas plus que vous. Moi, je suis juste là pour vous accueillir.
Le bœuf :
Drôle d’endroit tout de même, j’étais bien dans mon champ moi : de l’herbe à volonté, des potes, de l’air frais…
Roger (joyeux) :
Ouiiiiiiii ! Vous inquiétez pas, ce n’est que transitoire. Vous ne resterez pas longtemps.
Le bœuf :
Et vous ne savez pas où l’on doit se rendre ensuite, naturellement. J’ai l’impression que tout est cloisonné ici.
Roger :
Ouiiiiiiiii ! Pire qu’à la CIA ! Ah, ah, ah !…
Le bœuf (à bout de patience) :
Okay. On arrête là les conneries. On est dans un abattoir – un abattoir de luxe quand on voit les infrastructures, mais un abattoir quand même.
Roger (innocemment) :
Ah vous avez remarqué ? Youpiiiiiiie !
Le bœuf :
Tu me prends pour un con, en plus ? Dis-toi bien que rien ne va se passer comme tu l’entends. J’ai un plan et je me barre tout de s…
BANG !
Roger lui décoche un coup de tige perforante entre les deux yeux.
Roger (sinistre) :
Trop tard.
Un tracteur vient évacuer le cadavre. La porte s’ouvre à nouveau dans un chuintement à la fois doux et inexorable. Un bœuf entre.
Roger (joyeux) :
SUIVANT… Saluuuuuut ! Comment qu’il va ?
Le bœuf :
B’jour.
Roger :
On fait pas ton timide ! On approche ! Je ne vais pas le manger. Je dois juste vérifier son badge et je le laisse partir.
Le bœuf :
Mon badge ? Le truc à l’oreille ?
Roger :
Ouiiiiiiiii ! Allez, viens plus près, j’en ai pour un instant.
Le bœuf (ayant fait un pas en avant) :
J’chuis assez près ?
BANG !
Roger (sinistre) :
Juste assez.
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger (joyeux) :
SUIVANT !… Bonjour !
Le bœuf :
Bonjour, bonjour… V’z’en avez de bonnes, vous ! J’veux pas être rabat-joie mais j’ai connu mieux comme journée. En plus j’ai comme un pressentiment que ça pourrait être la dernière.
BANG !
Roger (sinistre) :
Gagné !
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger (joyeux) :
SUIVANT !… Bonjour bonjour bonjour !
Le bœuf (reniflant) :
Humm… Bizarre, l’odeur. Déjà sentie lors de l’ouverture de la chasse en septembre dernier. Vous êtes chasseur ? C’est quoi, ce que vous tenez dans votre dos ?
Roger :
Moi ? Mais rien, voyons… Il est gentil, il baisse sa tête. Je crois qu’il a une bestiole entre les cornes…
BANG !
Roger (sinistre) :
J’t’en foutrais, des chasseurs…
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger (joyeux) :
SUIVANT !… Bonjour bonjour bonjour ! Comment qu’y va ?
Le bœuf (méfiant) :
Eh, oh, c’était quoi ce bruit ? Et cette odeur de soufre ? Et ils sont où mes potes ?
Roger (chantonnant) :
Des potes, des potes, oui mais des raviolis !
Le bœuf :
J’aimerais que vous gardiez vos distances. Les hommes, j’ai pas confiance…
BANG !
Roger (sinistre) :
Et t’as raison, ravioli.
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger :
SUIVANT !… Saluuuuuuut !
Le bœuf (dépressif) :
Vous pouvez faire vite ? Je n’ai pas aimé cette vie.
Roger :
Oh lui, eh ! Nourri, logé, pas besoin de bosser, cool Raoul …
Le bœuf :
Et castré !… Vous oubliez : CASTRÉ. Vous trouvez que c’est une vie ? Je n’ai pas tiré un coup de toute mon existence. Non, sans regrets, passons à la suivante s’il vous plaît.
BANG !
Roger (sarcastique) :
Bonne réincarnation, ducon !
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger :
SUIVANT !… Bonjouououour !
Le bœuf :
Je vous arrête tout de suite avec votre bonjour. Je dormais pépère. Je rêvais qu’on m’avait recousu les boules et qu’une dizaine de belles vaches nymphos m’attendaient derrière la barrière. J’étais prêt à dégainer la bête et décharger comme jamais et …
Roger :
Et ?
Le bœuf :
Et c’est moi qui ai pris une putain de décharge électrique. En pleine nuit. sont pas un peu siphonnés les gus ? Alors votre bonjour, vous pouvez vous le foutre où je pense !
Roger (haussant les épaules) :
Bon, ben alors : salut salut salut !
Le bœuf :
Mieux … Mais à propos, on fait quoi ici ?
BANG !
Roger (sinistre) :
Des steaks.
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger :
SUIVANT !
Rien ne se passe. Roger se dandine un moment, un rien désemparé.
Roger :
SUIVANT !… Merde, qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? Ah, enfin ! Saluuuuut !
Le bœuf :
Hein ? Parlez plus fort, je suis sourd !
Roger :
SALUUUUUUUUUT !
Le bœuf :
Pourquoi y a pas marqué « ENTREZ » sur la porte ? Moi, si on ne m’indique pas d’entrer, je n’entre pas. C’est quand même pas compliqué. La prochaine fois, écrivez « ENTREZ » . Ou mieux, laissez la porte ouverte, et encore je …
BANG !
Roger (sinistre) :
Sourd et con !
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement à la fois doux et inexorable.
Roger :
SUIVANT !… Bonjour !
Le bœuf (indifférent) :
‘lut.
Roger (surpris) :
C’est tout ? Rien à dir … ?
Le bœuf l’encorne brutalement, le transperçant de part en part. Il se
débarrasse du cadavre en secouant la tête de gauche à droite.
Le bœuf :
Quand on veut tuer quelqu’un, on ne cause pas.
Tracteur. Évacuation. Porte. Chuintement. Sortie.
(À suivre)