Au comptoir de l’hôtel du Gros-Colon sont assis messieurs Grandjaune (commerçant) et Labière (salarié expatrié); le serveur indigène en veste blanche se tient en faction devant eux ; en arrière-plan, un ventilateur de plafond tourne paresseusement.
Grandjaune :
(se curant les dents)
Quand il m’arrive d’écouter, sur telle ou telle chaîne métropolitaine, certains universitaires soi-disant de haut rang, archéologues et tutti quanti geindre à propos du déferlement touristique sur les vestiges des civilisations anciennes d’Egypte, du Cambodge et autres Mexique ou Pérou, voilà ce que j’en pense : ce sont eux les vestiges !
Labière :
C’est comme moi. Le bureau m’a envoyé accompagner un groupe d’investisseurs chinois visiter les temples d’Angkor, au Cambodge. Je me suis pris six cents dollars par jour. Plus les frais, l’avion et l’hôtel, bien-sûr…
Grandjaune :
(contemplant un bout de viande au bout de son cure-dents)
Du point de vue de l’indigène moderne, l’héritage en pierres de glorieux ancêtres ne constitue pas une source de culture, ni une merveille archéologique, pas plus qu’un trésor du patrimoine mondial dont il se contrefout. Non, ce qu’il y voit : c’est une fabuleuse pompe à fric !
Labière :
(allumant un cigare)
Vous n’allez pas me croire, j’ai rarement aussi bien mangé qu’à Angkor. Il y a tant de restaurants aux pieds des vieux temples qu’on ne sait plus où donner du ventre…
Grandjaune :
Voyez le tableau : acheminée en charter, la famille occidentale moyenne sortira du hall climatisé d’un hôtel pour monter dans un minibus tout aussi climatisé qui la conduira directement devant les pyramides et autres temples. Des stewards souriants et encravatés conduiront ce joli monde le long de galeries vitrées à l’épreuve des balles d’éventuels rebelles. Personne ne voudra rater le tour du parc archéologique à bord du petit train qui fait tchou-tchou !
Les mâchoires serrées et le regard noir, il brise le cure-dents.
Labière :
(soufflant un nuage de fumée)
Buffet d’entrées à volonté, pavé de saumon de Norvège au citron vert d’Indonésie ou, au choix, pavé de bœuf argentin au paprika de Hongrie, accompagnement de frites ou macédoine de petits légumes, plateau de fromages français, enfin pâtisserie ou crème brûlée. Le tout accompagné d’un rosé de Californie qui vous coulait dans la gorge. Ah oui, j’ai bien aimé, les temples d’Angkor…
Grandjaune :
(empoignant son verre avec une sombre détermination)
Allons de l’avant ! L’argent que ne dépense pas le touriste est un argent perdu pour le développement ! Branchons des distributeurs de soda et de friandises au pied des monuments aztèques et repeignons les fresques khmères aux couleurs d’une grande marque ! Installons des jackpots dans les galeries de la pyramide de Kheops !
(Il vide son verre et frappe du poing sur le comptoir)
En matière de patrimoine, l’avenir va plus vite que nous ! Ce sont les vestiges du passé qui font les bénéfices du futur !
Labière :
(souriant, faisant signe au serveur)
Un jour, j’en ai repris trois fois. J’ai mis la note avec les autres, pour le remboursement. Ils n’y ont vu que du feu, au bureau…
(Après une révérence, le serveur remplit leurs verres)
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