Samedi dernier (le 4 janvier, donc) s’échoua sur ma boîte mail le message suivant :
« Hello Thierry, bien remis du nouvel an ? Je t’envoie un petit truc qui pourrait convenir pour mercredi prochain. Si cela te dit bien sûr. Il faut qu’elle te plaise avant tout. Il y a un air de « Bibliothèque Green » (excellente et d’actualité, malheureusement) mais c’est un hasard. Par contre, tu verras, dans quatre-vingt quinze ans, ils revisiteront tes Con-versations à coup d’IA étasunienne. » Signé : Olivier.
Moi, vous me connaissez ? Y’a qu’à demander. Et puis, sa première phrase est si bonne…
Titre : TE SATAN TU BIEN ?
Hier midi, en sortant du restaurant, j’ai croisé le Diable.
Si.
Comme à son habitude, il se baladait à poils, une fourrure de yack en guise de cache-sexe. Il filait sur ses sabots de bouc comme s’il avait lui-même à ses trousses, à tel point qu’il faillit me passer devant sans me voir.
– Holà, Satan, hélai-je, on ne dit plus bonjour ?
Sans s’arrêter, il tourna la tête pour me regarder. Et PAF ! il se prit le lampadaire dans la face.
– Moi ! jura-t-il en se prenant la tête. Moi de Moi ! Merde, Olivier, tu ne peux pas faire gaffe ?
– Hey, pas ma faute si tu ne regardes pas où tu mets tes sabots. Tu m’as l’air bien pressé. Tu vas où comme ça ?
Il pressa la bosse qui, entre les bases de ses cornes, commençait à prendre du volume, me dévisagea d’un air abruti :
– Moi ? Où je vais ?
Marrant : sa longue queue fourchue dessina le point d’interrogation de sa question.
– Où je vais, répéta-t-il en fronçant les sourcils ?… Ben je n’en sais moimement rien, mon pote !
Il fit un tour d’horizon, hagard, se grattant l’arrière de la tête.
– Mais rien de rien. Parole, je ne sais pas ce que je fais ici. Merde, j’ai un trou, là. C’est le trou. Attends… on est quel jour ?
– Ben, mercredi. Comme je sais qu’il aime les choses précises, je complétai ma réponse : Mercredi 8 janvier de l’an de grâce 2025.
– 2025 ? Déjà ? Putain, c’que ça passe vite !
– Eh oui, un an de plus. Enfin surtout pour moi. Toi tu t’en fous, t’es immortel. Mais je te trouve bizarre. Pas encore remis du réveillon ? Ça doit sacrément swinguer aux enfers.
– Hein ? Le réveillon ? Heu non, je me suis couché à neuf heures. Et ne me parle pas de sacré, ils ont fait une bourde au centre de tri.
– Encore ?
– Encore.
– Raconte-moi ça. Mais avant, viens, on va s’asseoir au soleil. Je te trouve un poil pâlichon…
Quand Satan se pose, une fois sur deux, il oublie sa queue et s’assied dessus. Là, avec la forme qu’il tenait, ça ne manqua pas. S’étant laissé tomber comme un gros sac sur le banc que je lui désignai, il gueula :
– AÏE, MERDE, PUTAIN DE QUEUE !
Moi, je me marrais.
– Mets-la sur l’oreille, tu la fumeras plus tard, Satanas !
– Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme cela, surtout en public…
Il jeta un œil suspicieux aux alentours pour vérifier que personne n’avait entendu.
Non, apparemment pas.
Je repris :
– Bon, tu me racontes la bourde, je dois être au taf dans un quart d’heure. Je bosse moi !
Un peu vexé, il se réinstalla, laissant sa satanique queue divaguer derrière le banc.
– Ouais, la bourde. Tu te rappelles la bonne sœur des pauvres qu’ils avaient pris pour une prostituée ? Eh bien, là, pareil, mais en pire. Ah, ils ont fait fort ! Ils ont fait très fort !…
– Allez, quoi, accouche.
– Un évêque.
– Un quoi ?
– Un évêque. Tu te rends compte ? Ils m’ont envoyé un putain d’évêque. Pratiquement sanctifié de son vivant, le mec. Alors forcément : au moment où il a ouvert la porte de l’enfer, une épouvantable odeur de sainteté s’est répandue à la vitesse d’une Torpédo sport. Mon démon d’accueil a carrément pris feu. L’équipe de ceux qui fouettent les damnés arrivants se sont enfuis. A l’heure où je te parle, ils courent encore.
– Attends, comment ont-ils pu se tromper à ce point ? Un évêque, merde ! Y a des signes qui ne trompent pas, tout de même !
– Des cons, Olivier. Des cons. Ils sont cons.
– À ce point-là ?
– Pendant les vacances, ils embauchent des intérimaires et ils les balancent dans le service sans vérifier s’ils sont compétents. Alors, forcément…
– C’est ça qui te mets dans cet état ?
– Mets-toi à ma place ! C’était horrible. J’étais tétanisé. Pendant au moins deux minutes, je n’ai pu que regarder ce foutu évêque se balader dans la réception. L’odeur de bonté se répandait tout autour de lui. Oh, l’odeur ! Visqueuse. Collante. Phénoménalement gentille !
– L’horreur, quoi…
– Enfin, j’ai réussi à me secouer. N’écoutant que mon courage et me bouchant les naseaux, je me suis planté devant cette bondieuserie ambulante et l’ai sommée de quitter les lieux.
– Wouah !
– À ce moment-là, la porte s’est entrouverte, un ange-gardien s’est faufilé à l’intérieur et l’a attrapé. Sympa, le type : il s’est excusé pour le dérangement et ils sont ressortis.
Un silence s’installa. Satan revivait la scène, poussant des soupirs caverneux. Moi, j’essayai de l’imaginer.
Finalement, je conclus :
– Purée, belle autorité, mon bon Satanas.
– M’appelle pas comme ça !… Ouais, bon, on fait ce qu’on peut. En tout cas, le bien était fait et bien fait. J’ai attrapé une saloperie de fièvre de bonté qui m’a obligé à garder le lit pendant trois jours.
– Oh, pauvre !
– Je n’arrivais plus à rien. La moindre mauvaise pensée me donnait la nausée. La seule idée de torturer me faisait vomir. Je suis arrivé à un point où je voulais aider mon prochain.
– Non !
– Si.
– Nooooon…
– Je te jure sur la tête de l’Autre. Mes démons ont été obligés de m’enchaîner. Je délirais, voyais la vie en rose…
– Toi ? T’as chopé une sorte de sanctinite ? Toi, le mal incarné ?
Je rigolai un bon coup.
– Et depuis, ça va ?
– Hmmmf…
– Tu t’es regardé dans une glace dernièrement ? Je te trouve plus rose que rouge. Ce serait peut-être le moment d’un bon check-up ?
Satan tendit les bras devant lui, examina ses bras puis ses cuisses poilues, son torse glabre… :
– N… N… Non… La couleur ça va. Je me sens bien, en forme. Tout est redevenu comme avant. Un peu chiffonné, peut-être, mais ça va.
Moi, je pensais qu’il n’était pas encore bien remis et j’estimais qu’un petit test était nécessaire. C’est alors que le hasard nous envoya un truc qui pouvait faire l’affaire…
– HO, m’exclamai-je en tendant le bras, LA P’TITE VIEILLE, ELLE VA SE FAIRE ÉCRASER, ATTENTION !!!
Je n’avais même pas fini ma phrase que mon Satinou se précipitait. Il prit dans ses bras la mamie, qui n’était pas du tout en danger, et la transporta sur le trottoir d’en face.
Je me bidonnais. Il me regarda, tout surpris, depuis son côté de la rue, et réalisa que la petite vieille ne craignait rien.
Et la voilà qui lui fait la bise pour le remercier !
J’avais du mal à respirer, tellement je rigolais. Satan venait de sauver une mamie. Une mamie. Le maître des enfers venait d’accomplir une magnifique bonne ACTION !
Plop !
Dans la chambre royale des enfers, Satan se dresse en furie sur son lit XXL en hurlant :
-ARRRRRG, MEEERRRRDE !
Il arrache les draps en peau de damné qui le recouvraient, éjecte dans le même temps les succubes jumelles qui partageaient sa nuit.
– JE VAIS ME LE FAIRE CE P’TIT SCRIBOUILLARD DE MERDE…
Il bondit sur ses sabots et se précipite vers son téléphone :
– PASSEZ-MOI IMMÉDIATEMENT CE P’TIT CON D’OLIVIER …
Bip.
Bip.
Bip…
(C’est l’enfer, hein. La liaison avec la terre, ça prend du temps)
Bip…
… … …
– Allo ?
– ALLO, rugit-il, ICI SATAN !
– Satan ? Satan qui ?
– PAS SATAN QUI, SATAN, SEIGNEURS DES ENFERS. ET NE FAIS PAS LE MALIN. TU SAIS PARFAITEMENT QUI JE SUIS.
– Euh… Ouais… Heu… Que me vaut l’honneur, Satan-seigneur-des-enfers-et-ne-fais-pas-le-mal…
– TA GUEULE, CONNARD !
– Okay.
– TU VAS ARRÊTER DE ME PRENDRE POUR UN CON !
– Okay…
– JE T’INTERDIS D’ÉCRIRE LA MOINDRE HISTOIRE SUR MOI.
– Ah, ça !
– TU RECOMMENCES ET TU EN SUBIRAS LES CONSÉQUENCES. TU M’AS COMPRIS ?
– Okay, okay… J’ai compris, ça va. Pas besoin de s’énerver. Bon ben, ce fut un plaisir de discuter avec vous mais il est tard, je me lève demain. Bonne nuit, monsieur Satan.
Je raccroche le combiné. Je reprends le manuscrit sur la table de nuit. Ma dernière histoire. Je la relis. Elle me fait marrer.
Sacré Satan. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer !
(À suivre)