Au comptoir de l’hôtel du Gros-Colon sont assis messieurs Grandjaune (commerçant) et Labière (salarié expatrié); le serveur indigène en veste blanche se tient en faction devant eux ; en arrière-plan, un ventilateur de plafond tourne paresseusement.
Grandjaune :
(se curant les dents)
Quand certains rouspéteurs professionnels s’indignent devant moi de l’indigence grandissante des programmes de télévision dans le monde occidental, je n’ai qu’un seul réflexe, mon cher : je sors la zapette !
Labière :
C’est comme moi. Depuis que le bureau m’a fait installer le câble à la villa, on a accès à un nombre de chaînes incroyable. Il y a certaines productions thaïlandaises et brésiliennes, je ne vous dis que ça…
Grandjaune :
(contemplant un bout de viande au bout de son cure-dents)
Des animateurs payés plusieurs millions la minute répètent à longueur d’antenne les mêmes plaisanteries éculées, un sourire ricanant à la face, tandis que des jeunes chroniqueurs recrutés dans les conservatoires s’épuisent à ne faire rire personne. Je vous le dis tout net : c’est parfait !
Labière :
(allumant un cigare)
L’autre nuit, j’ai surpris ma cadette en train de se caresser en regardant une émission de télé-réalité intitulée « Des Clientes Pour Le Garagiste »…
Grandjaune :
Tandis que, aux quatre coins du Tiers-monde des intellectuels ayant suivi des études en mangeant un bol de riz par jour s’évertuent à écrire des ouvrages philosophiques et des romans propres à améliorer le destin de l’humanité, nous nous vautrons devant des décors de plexiglas, écoutant d’une oreille indifférente on ne sait quelle écrivaine au joli minois ânonner les banalités habituelles de la promotion télévisuelle. Je vous le répète : tout est parfait !
Les mâchoires serrées et le regard noir, il brise le cure-dents.
Labière :
(soufflant un nuage de fumée)
Là, j’étais quand un même un peu fâché. Il n’y aurait pas eu sa mère à côté d’elle sur le sofa, je crois bien qu’elle aurait pris une gifle…
Grandjaune :
(empoignant son verre avec une sombre détermination)
Ne nous voilons pas la face ! De nos jours, seuls les pauvres ont besoin d’intelligence ! Le privilège des riches, c’est de se complaire dans la légèreté et l’indifférence. La télévision nous prouve de façon salutaire et quotidienne qu’au bout de cinq mille ans de civilisation, l’être humain ne débouche que sur une chose : l’inanité !
(Il vide son verre et frappe du poing sur le comptoir)
Multiplions les talk-shows imbéciles et les pages de publicité ! La dernière chance de l’homme blanc, c’est sa stupidité !
Labière :
(souriant, faisant signe au serveur)
Au fond, je ne suis pas si en colère que ça. Je me demande si je ne vais pas regarder le prochain épisode du « Garagiste », avec ma cadette…
(Après une révérence, le serveur remplit leurs verres)