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Goanna massacre – épisode 01

Publié par le 16 décembre 2023

« Le plus beau de tous les beaux jours, la bonne méchante Grand-mère fera sortir de la terre les grands méchants lézards et ils boufferont tous les foutus Blancs. »

Légende aborigène. (Authentique).

À peine une demi heure après l’aube. Chaleur à crever. Lumière incandescente.

Le disque de métal brûlant du soleil s’est hissé au-dessus d’un horizon si vaste qu’il semble être le bord du monde, là-bas, au bout rectiligne de l’inhumaine plaine du bush australien.

Du sable, à perte de vue.
Morne.
Roux.
Sanglant.

Tous les deux ou trois mètres, des touffes d’herbe jaune. Ici et là, des arbustes bas, tordus, aux petites feuilles dures. Ailleurs encore, des archipels de termitières coniques, pointues, rougeâtres, dont les ombres étirées ressemblent à des chasubles de pénitents.

Au centre de cet immense vide accablé de chaleur brille un rocher blanc, solitaire, haut comme une table et lisse comme une coquille d’œuf.
Devant cet étrange roc qu’on dirait tombé des profondeurs du ciel, une vieille femme aborigène se tient accroupie.
Elle est totalement nue.
Osseuse, le torse contre les cuisses, les épaules collées aux genoux, le dos d’une verticale sans défaut, elle reste figée dans une tension qui évoque celle d’un insecte chasseur guettant une proie.
Une longue marche à travers le bush a maculé sa peau noire de traces de poussière rouge. Il y en a aussi dans l’épaisse crinière grise qui s’épanouit autour de son crâne.
Rigoureusement immobiles sont ses yeux noirs et cernés de rouge coincés entre la barre de ses arcades sourcilières et son large nez.
De ses épaisses lèvres bleutées s’élève une litanie rauque, mi chantée, mi parlée, qu’elle accompagne en frappant l’un contre l’autre deux courts bâtons d’un bois sombre, à l’évidence très dur.
Le son qu’ils produisent est indéfinissable, à la fois sec, bref, sans musicalité, comme le craquement d’une branche sous un pied, et pourtant aigu, profond, évoquant le jappement lointain d’un chien sauvage sous la lune.

Il apparaît à l’est, de nulle part, surgissant de la lumière aveuglante du levant. C’est d’abord une vibration, comme un tremblement de plus de l’air à la surface du sol brûlant. Puis se précisent sa longue forme à la démarche sinueuse, sa queue pointue qui laisse derrière elle un sillon sur le sable, ses quatre pattes griffues qui se plantent dans le sol avec une détermination mécanique.
Décidée.
Menaçante.
Dangereuse.

Un grand lézard noir tacheté de blanc.
Un goanna.

La bête parvient au bord du rocher blanc sur lequel, propulsée par ses pattes arrière, elle se hisse d’un bond de crapaud. Ses ongles de corne, courbes et pointus comme des becs de perroquet, cliquettent un instant sur la surface plane.
Un animal à l’évidence puissant, long d’un bon mètre cinquante. Des pattes épaisses et musculeuses. Une armure d’écailles grises sombre, anthracite, parsemée de taches et de zébrures de différentes grandeurs, couleur de craie.
Le corps est large. Au renflement de l’abdomen, les deux mains d’un homme n’en feraient pas le tour.
Suspendue au bout d’un long cou fripé, sa tête triangulaire arbore au milieu du méplat de son front, quatre écailles rouge qui dessinent un losange. Un rubis flambant dans la lumière.

Quand le goanna s’immobilise, son mufle est à la hauteur du visage de la vieille femme. Sa longue langue bifide sort trois fois, comme pour un salut. Sa gueule entrouverte laisse deviner des dents aiguës pressées les unes contre les autres en un désordre hérissé.
Les yeux sont entourés d’un cercle d’or mat autour d’une pupille d’un noir opaque qui semble de pierre liquide, luisante, à la fois profonde et dure, pareille à de l’obsidienne.
Ils sont fixes.
Dénués de brillance et de toute chaleur.
Comme morts.

La vieille Aborigène continue de psalmodier son chant rauque, jailli du fond de sa gorge, entêtant comme une prière, et de frapper les deux courts cylindres de bois noir l’un contre l’autre.
Continue.
Continue…

Et les étranges sons qui s’en échappent sont courts mais aussi longs. Brutaux comme des coups de maillet sur la tête d’un poteau de clôture mais aussi souples et prolongés d’échos comme ceux d’un gong d’appel à une prière. Aboyés tels la frappe d’un poing sur la peau tendue d’un tambourin mais aussi soufflés comme au travers d’un instrument de cuivre.

Et ils semblent s’amplifier et se bousculer les uns contre les autres.
Et ils tournoient et ils s’emmêlent et ils fuient dans toutes les directions et ils se répandent à l’intérieur du grand silence de la plaine déserte.
Et ils rebondissent en une sarabande qui ne cesse de monter en volume, de se faire plus sonore, plus puissante, plus envahissante, jusqu’à occuper toute la surface du désert et les buissons revêches et les termitières figées et l’immense ciel blanc.
Et tout le bon dieu d’univers connu.
Et tout le foutu tremblement.

Et la face impassible de la vieille Aborigène et le museau triangulaire du goanna ont proches à se toucher tandis que les deux paires d’yeux noirs et fixes, ceux cernés d’hémoglobine de la femme et ceux de pierre luisante de la bête ne se quittent pas…

(À suivre)

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